Lecture cette nuit – ou plutôt survol, car même mon mode de lecture change – du premier volume de la biographie de Kafka, Le Temps des décisions de Reiner Stach aux éditions du Cherche Midi. Sur quoi se base-t-on pour dire qu’une vie est bien vécue, remplie, ou au contraire ratée ? Dans l’introduction, Reiner Stach réduit la vie de Kafka à des chiffres : 40 ans et 11 mois, 45 jours à l’étranger, 3 fois la mer, 3 fiançailles, 6 mois vécus avec une femme, et 350 pages d’écrits jugées dignes d’intérêt, contre 3400 pages de journaux et autres fragments littéraires, dont 3 romans inachevés.

« Comment ça va ? » – toi à 64 ans, et que penses-tu de ta vie ? Le bilan ne te paraît-il pas encore plus accablant ? Tu n’as pas l’excuse de n’avoir pas eu assez de temps. Voici le sous-texte de ce survol, en gros. Et je serais bien en peine de réduire ma vie à des chiffres, même si m’y risquais. Le fait d’avoir déjà écrit bien plus que 3400 pages me procure déjà des sueurs froides, car je doute d’être capable d’en trier le bon grain de l’ivraie. L’échec serait donc le point commun, la sensation de l’échec, d’avoir vécu « pour rien », en vain. Toujours cette tendance à pénétrer dans cette drôle de compétition que représente l’élan vers le pire, toujours plus pire. Peut-être suis-je parvenu à ce point de fatigue où tout cela ne m’intéresse plus, où la notion de comparaison n’est plus qu’une sorte de passe-temps inoffensif. Ce qui n’empêche pas la méditation concernant les critères de réussite ou d’échec qui nous cernent sans relâche, surtout sur un plan inconscient. Et, sans transition, je me souviens enfant à quel point l’effroi me saisissait quand je plongeais dans la lecture – et là je lisais vraiment, de façon linéaire – dans les contes et légendes, ce que l’on résume par l’expression « contes de fées », puis « contes à dormir debout » une fois une certaine aigreur ou désabusement atteints.

Cette idée que le merveilleux est une sorte de champignon, de moisissure, qui doit sa raison d’être aux rêves en putréfaction, elle est quasi immédiate dès les toutes premières pages tournées. Instinctivement, il est évident que quelque chose ne va pas, que le plaisir éprouvé provient de la perversion produite par le texte. Que la peur est un élément indispensable sans lequel le plaisir deviendrait fade. J’ai lu autrefois Bettelheim et Propp pour tenter de comprendre ce qui m’avait tant attiré dans cette littérature lorsque j’étais enfant. Peut-être que ces lectures m’aident à rebours plus de cinquante ans plus tard à m’interroger aujourd’hui une fois encore sur cet engouement. Ce fut une activité que l’on qualifie de compulsive désormais. Lire alors était une fonction liée à la fois à l’évasion et à une quête de sens, comme aussi à la traversée de ces plaisirs troubles. Avec le recul, la lecture de récits érotiques par la suite, durant l’adolescence, conserve cet intérêt pour l’évasion et la recherche du trouble, mais ce qui diffère, c’est le sous-texte, la manipulation n’a pas le même but. Si les contes de fées nous formatent dans un imaginaire commun de ce que peut être la vie, les récits érotiques nous formatent pareillement dans notre relation à l’imaginaire de l’autre, et plus spécifiquement celui du sexe opposé qui n’est jamais si différent qu’on le croit du nôtre. Ensuite vient l’imaginaire de ce que peut être ou pas la littérature. Cependant, le point commun est bien cette notion de fonction du récit. Tout texte publié possède une fonction, au même titre que les fonctions qu’utilise Vladimir Propp pour classifier les héros de contes de fées russes. Un autre point commun qui surgit presque aussitôt est une image d’emballage, aussi nette que tout ce qui emballe, confère une allure, du désir à un produit en rayon dans un supermarché. Toute l’industrie du livre à laquelle il est rare de penser au moment même où l’on s’enfonce dans une forêt en accompagnant le Petit Poucet, ou encore dans Madame Bovary, et même dans cette biographie de Kafka. Et sans doute la lecture conserve-t-elle sa vigueur de n’en rien savoir. Que l’intérêt, quel qu’il soit, la finalité de tout ça, est à la fois l’argent et la vanité. Voilà tout à fait l’ennui qui pointe et qui, la plupart du temps, abîme l’élan. Il en va désormais de la lecture comme de l’aspiration au merveilleux, qu’il tiennent de la magie ou de l’érotisme, une fatigue.

Peut-être est-ce une fatigue généralisée, peut-être ne suis-je pas le seul à la ressentir, et ce n’est pas seulement une question d’âge mais de siècle, d’époque. Quand Svevo écrit Une vie en 1892, Eiffel dessine les plans de la tour Eiffel, on prépare la grande Exposition de 1900, l’euphorie capitaliste bat son plein avec la révolution industrielle. Aujourd’hui, les progrès de la médecine nous informent d’une longévité pouvant « normalement » atteindre 80 ans chez les hommes, un peu plus chez les femmes. Une vie réussie est déjà une vie vécue jusqu’à cette limite. Plus, et l’on en est ébloui, il ne se passe pas une semaine sans qu’on nous parle de la profusion de centenaires dans nos campagnes, dans nos villes désormais. Comme si le simple fait de vivre le plus longtemps possible était le principal critère de réussite d’une vie. Or, la plupart des écrivains qui comptent pour le même laps de temps – mettons depuis la fin du 19ᵉ siècle – sont morts jeunes. 40 ans, c’est jeune lorsqu’on se souvient qu’on a atteint 64 ans. Probable aussi qu’on n’est pas loin d’éprouver le syndrome du survivant. Si, dans notre imagination, on possède un statut d’écrivain forgé à partir de tout cet imaginaire que propose l’industrie de la culture, et plus spécifiquement de la littérature. Je me souviens que pour la peinture, c’est aussi la même chose. Inutile d’espérer une reconnaissance passée la cinquantaine, la plupart des collectionneurs estimant qu’on est déjà vieux, que l’investissement sera inutile. D’ailleurs, on estime qu’un peintre de talent qui meurt jeune ne peut produire qu’un nombre limité d’œuvres, ce qui rend chaque acquisition d’autant plus précieuse et rentable surtout, au contraire de ces vieux peintres dont l’œuvre déborde de tous côtés et qui généralement finit dans une brocante de quartier, dans des vide-greniers. Éprouver de l’amertume face à cette situation ne serait que se rallier à la vision que nous impose le marché en général, sa vision binaire de la réussite et de l’échec. Le fait est qu’on peut résister par tous les moyens qu’on invente, cette vision s’insinue en nous et nous mine. Le fait d’avoir acquis une certaine lucidité sur un tel état de fait, notamment depuis 2019 et l’effondrement produit par la pandémie, notamment l’impression de manipulation générale qui a suivi, l’apparition des termes complot, conspiration, n’est que la continuité d’une progression qui prend sa source à mon avis, en 2001. Ce basculement, je m’en souviens parfaitement. Je suis en Suisse, à Yverdon-les-Bains, je rentre du travail, c’est la fin d’une journée assez ensoleillée, la télévision est allumée dans le salon, et ma première impression est qu’il s’agit d’un film catastrophe. Il me faut un certain temps avant d’assimiler le fait que c’est de l’actualité, du réel. C’est à ce moment-là qu’un gouffre s’ouvre sous mes pieds, c’est ce que j’appelle ce basculement. Quand le réel, pour une raison ou une autre, rejoint la fiction, quand on n’est plus en mesure d’établir de frontière entre les deux. Ensuite, on peut rester traumatisé par la précision de ces images, par cette découverte qu’une frontière s’est écroulée, et ce ne sont pas ces images précisément qui sont importantes, mais surtout le fait que cette frontière s’est évanouie. Quand le Covid fait son apparition, on éprouve aussi le même vertige, mais l’habitude, si l’on peut dire, est prise de ne plus savoir faire la différence entre réel et fiction. Quelle sera la prochaine étape ? L’arrivée de vaisseaux extraterrestres ? Les cavaliers de l’apocalypse paradant dans le Quartier Latin ? Jésus-Christ ressuscité lévitant sur les Champs-Élysées ? L’Antéchrist ricanant de notre bêtise, de notre insignifiance ? La prise de pouvoir de l’IA ? Tout est possible. Et c’est cela qui crée ce malaise, car quand tout est possible, comme dans un conte de fées, on sent bien intuitivement que rien ne l’est. L’épuisement d’une civilisation entière surgit alors, de se rendre compte de ce tout et rien, qu’il n’y a plus aucune différence entre tout et rien.