« Car la vie n’est en réalité que cela, se détendre et bondir, bondir et se détendre. » Lucy Ellmann, Les lionnes
Ma mère était souvent fatiguée
À l’adolescence, la réaction que j’opposais à sa fatigue était de l’agacement, de l’énervement. Je n’arrivais pas à comprendre comment une femme au foyer, disposant de tout son temps libre, pouvait rester allongée sur un canapé toutes les après-midi. Mon père non plus d’ailleurs. Sauf que nous n’étions pas d’accord, ni lui ni moi, sur les raisons de nos agacements mutuels. Lui aurait voulu qu’une femme pimpante l’accueille au retour de la chasse, au moment de déposer une biche morte sur la table ; moi, j’aurais voulu que ma mère fasse quelque chose de sa vie, autre que des tâches subalternes, prétextes faciles, songeais-je alors, pour se lancer tout son saoul et à la moindre occasion dans les jérémiades, ce hobby qu’est pour ce genre de femme , le lamento, la lamentation perpétuelle.
Elle s’était réfugiée dans la fatigue.
Elle était une bonne peintre, mais elle n’inventait rien ; des modèles lui étaient nécessaires, voire indispensables. Elle recopiait fidèlement des reproductions trouvées dans des magasines, un faible appuyé pour les petits maîtres flamands. Puis, je crois qu’elle s’était rendue compte d’une lacune rédhibitoire : l’impossibilité d’inventer des œuvres personnelles, un blocage qui l’empêchait de se lancer dans l’inconnu, dans l’étrangeté. Je ne sais pas si cela lui faisait peur ou si, au bout du compte, ce ne fut pas cet effroi qu’elle laissa s’installer en elle peu à peu, et qui n’était rien d’autre qu’une passerelle menant vers la fatigue.
Tu ne peux faire que des hypothèses, aussi intelligentes qu’elles puissent paraître lorsque tu les formules. Pour toi, l’intelligence est une sorte de réflexe pour combattre tes peurs, probablement les mêmes d’une certaine façon. Car déjà il t’apparaît évident qu’un terrain propice à la fatigue est un héritage. Et bien sûr, il n’y a pas de notaire pour lister les différents biens constituant ce patrimoine que tu reçois comme un legs, taxes comprises. Et dans les taxes justement, l’obligation d’émettre toute sorte d’hypothèses sur ce que contient vraiment cet héritage. Cependant, l’intelligence, bien qu’étant la manière « normale » ou normative d’aborder ce genre de réalité, ne la résout pas. Non, l’intelligence ne réduit en poudre qu’elle-même et ce presque systématiquement. Il te faudrait une autre approche, et c’est à cet endroit que le cœur encore te manque. Il faudrait mettre du cœur à l’ouvrage, comme on le disait si facilement à l’époque, comme pour te révéler un secret. Mais tu n’en tiens pas compte, en ce temps-là, celui de ton adolescence, tu crois avoir inventé l’eau chaude, le fil à couper le beurre, et bien sûr l’intelligence, rien que ça.
Pourtant elle fut une femme jeune, une jolie femme, certainement pleine d’entrain. Lorsque je revisite le carton où je range les photographies de la famille, je la vois sourire. Si toutefois on peut se fier vraiment à ces photographies, sans penser de trop aux nécessités de la pose. Donc elle désirait apparaître souriante, ou bien lui avait-on recommandé de l’être pour la photo. Puis, à partir de la cinquantaine, sur des photographies en couleurs moins bien prises, moins bien cadrées, capturées à la sauvette, en voyage, rapidement, des instantanés, parfois des Polaroïds elle ne sourit plus. Elle porte ce masque de mélancolie qu’hélas j’ai conservé d’elle à chaque fois que j’essaie désormais de me souvenir de ce visage. Elle affiche une mine fatiguée, creusée par ce que j’imagine être la désillusion.
Je me souviens de la mère de ma mère , Vally, ma grand-mère estonienne. J’essaie de me souvenir d’elle afin de traquer les signes d’une fatigue plus ancienne. Vally était, au moment où nous la connûmes, mon frère et moi, une femme dépourvue de tendresse, dépourvue d’affect – du moins c’est l’idée qui me vient aussitôt que je me rappelle la difficulté des rencontres, tous les stratagèmes pour éviter les embrassades, les étreintes, et aussi l’indifférence cruelle dans laquelle elle nous tenait en tant qu’enfants. On ne pouvait pas en vouloir à Vally pour cela, elle était notre grand-mère maternelle, et l’histoire qu’on nous racontait sur elle n’était pas de la catégorie des histoires à l’eau de rose. Elle avait quitté l’Estonie avec son époux en 1917, à une époque où les bolchéviques, ayant conquis les terres baltes, les mettaient à feu et à sang. En fait la vérité je la su des années après, et encore après de nombreux doutes et tâtonnements, la véritable raison de leur exil c’était à cause des pogromes. J’avais toujours pensé jusque là qu’il avait fallu attendre les nazis, pour qu’on s’en prenne aux juifs ce qui ne collait évidemment pas avec les dates, mais en fait pogrom est un mot russe à l’origine. Entre 1881 et 1921, bien avant que les allemands ne s’en mêlent les juifs sont déjà des boucs émissaires en Russie et dans les pays baltes ; mais on s’en tiendra généralement pour l’histoire officielle à la Révolution, aux rouges. C’est ce que l’on dira pour expliquer leur exil et l’anticipation d’un manque de liberté qui freineraient leurs ambitions. Lui était peintre, elle couturière mais de haut vol puisque sa propre mère avait été au service des Rostopchine, peut-être même de Sophie, qui deviendra plus tard la comtesse de Ségur, lorsqu’elle s’installa à Paris.
Tu veux encore sombrer dans l’autobiographie une fois de plus. N’est-ce pas une façon de botter en touche, de fuir le sujet, sans doute parce que ce sujet devient de plus en plus énorme, énorme comme une pelote de laine quand tu le découvres en tirant sur un simple brin de laine.
Quelque chose de ce genre effectivement, mais qui vient du grand-père paternel. Lui, le monde le fatiguait depuis toujours, mais il ne tenait pas compte de cette fatigue ; c’était une simple donnée de l’existence qui ne l’a jamais empêché de vivre. Ce que j’en retiens, c’est cette persistance à vouloir toujours raconter les mêmes sempiternelles histoires que nul ne voulait plus écouter. Et je crois que moins on désirait qu’il parle, qu’il raconte, qu’il invente, plus il en remettait des couches et des couches. Il racontait pour s’opposer à quelque chose, c’est devenu limpide avec le temps. Enfin, c’était la stratégie qu’il s’était inventée. Raconter en roue libre, de façon compulsive, sans tenir compte du fait qu’on l’écoute ou non. Une sorte de discipline quasi bouddhiste, en tout cas un véritable travail sur soi, de pondre tous ses récits sans s’attacher au moindre embryon de reconnaissance, ni aux flatteries, pas plus qu’à l’indifférence, à la répulsion que cette discipline personnelle occasionnait parfois.
Déjà, à l’appui de ces différentes sortes de fatigues dont tu te souviens, tu pourrais tirer des conclusions, comprendre en grande partie les raisons de la tienne. Car bien sûr et contre toute attente, toi qui n’as pas de cœur, tu as pris cette responsabilité d’endosser toutes ces fatigues anciennes, de vouloir les décortiquer, reconstituer le puzzle. Et pourquoi te sens-tu donc poussé à commettre ce genre d’acte héroïque ? Qui te le demande ?
Je me souviens de cette histoire qu’un ami m’avait racontée à propos des oiseaux. Je crois qu’une grande partie des raisons que je peux invoquer se trouvent dans cette histoire. Quand les oiseaux vont boire, il y en a toujours un qui reste en retrait pour prévenir les autres d’un potentiel danger. À la moindre alerte, le groupe ainsi averti s’égaie. Autrement dit, il faut bien que quelqu’un se sacrifie pour la survie du groupe. Le nombre de fatigues que je porte en moi représente autant de fois le moment où le groupe doit sa survie à un lanceur d’alerte. Sauf que la plupart des lanceurs d’alerte ont succombé à leur mission. Aucun n’est revenu indemne, et l’insouciance du groupe, se mêlant à une indifférence salvatrice, m’a toujours été le poids de trop, celui qui fait basculer le fléau de la balance vers l’injustice. Je peux percevoir les ravages de cette injustice, débusquée depuis toujours je crois. Mais que les choses soient claires, je n’ai ni envie de me plaindre de cet état de fait, pas plus que de déverser des flots d’encre dans l’anecdote. J’essaie d’ouvrir un peu plus grand les yeux dans le brouillard, c’est tout.
Texte prévu pour être publié le 30 juillet et que j’ai reporté au 1août. : Jusqu’à ce jour, le 17 juillet, rien dit du voyage en Avignon. Vais-je commencer aujourd’hui, je constate la difficulté d’en parler. Gaché par l’entre deux tours. c’est ce qui me vient . l’effroi au creux des insomnies, se réveiller dans un pays prônant la haine de l’autre… sueurs froides. J’ai dit tout haut en buvant le café, si c’est ça je ne reste pas, je pars. Mais où… le monde étant devenu si exigu soudain.
Et s’il fait moins chaud, c’est plus agréable de traverser la ville.
Pour le premier soir nous sommes invités à prendre l’apéro par les propriétaires. Le type est volubile, des idées bien arretees sur à peu près tout. Leur fils est là tatoué de fond en comble. Un chien, quelle race je l’ignore avec un oeil vair à la David Bowie. Viens ici fous le camp, toute la soiree… impossible de ne pas penser qu’ils vont voter dimanche.
Pour les repas je ne veux que des salades. Pas de viande. Parviens à suivre l’atelier non sans peine, le clavier de mon ipad doublant les lettres, obligé de le prendre à l’envers.
A un moment ai songé que je pourrais faire signe à B. Mais non. Lu quelques uns de ses textes dans le blog du T.L. pas de commentaire. Maintenant que j’ai commencé, peux plus en faire du tout pour ne pas desequilibrer les choses.
mon avis n’est pas important. Il ne faut pas croire à cette importance pour pouvoir continuer chaque jour. Sinon, c’est fini. Moins j’ai d’importance plus j’explore le trou, moins je m’interesse au remblai ;
Peux pas plus pour ce matin, il faut que me prépare pour le stage.
le 30 juillet à la fin j’écris encore ça : Il faudrait que tu parles de la fatigue de te relire, cette fatigue se propageant parfois à la lecture de n’importe quel texte. Cette fatigue là vient d’une urgence incontrôlable, tu ne veux pas suffisamment prendre le temps, parce que souvent tu confonds prendre et perdre. Parce que l’idée de la mort est omniprésente, parce que tu te dis toujours je n’aurais pas le temps elle m’attrapera avant, elle va me dévorer, me réduire en poudre, en cendre, en poussière. Mais ces derniers temps, est-ce parce que tu as trouvé un sujet, tu deviens roi ou toi ou soi. C’est exactement à l’appui de ce constat que tu as lu d’une traite l’essai sur la fatigue de Handke. Tu as dis je prends le temps ça va me prendre combien de temps, une journée et tu l’as fait. D’ailleurs ces interruptions où le narrateur se tutoie lui-même, c’est à cet ouvrage que tu le dois.
1 er août, 1:36. L’insomnie à nouveau. J’ai tourné dans le lit jusqu’à la limite extrême de la patience, puis me suis relevé et je suis venu relire cette page encore une fois, comme si je voulais fatiguer quelque chose encore plus, trouver la limite extrême d’un autre type d’impatience. La sensation d’écrire une longue plainte m’est venue alors que j’étais encore en sueur allongé sur le lit. C’était vraiment troublant, comme si j’avais pris le relais de celle de ma mère, qui soudain s’était faite plus discrète, presque effacée, une tâche de fond. J’ai pris une douche froide, suis descendu ensuite boire un café. Normalement les petits devaient rentrer sur Paris aujourd’hui mais les intempéries sur la ligne Sud-Est a stoppé le trafic SNCF. Nous nous sommes démenés toute l’après-midi chacun tentant d’appeler le service « junior » puis au bout du compte on nous a répondu qu’il n’y avait pas de possibilité de retour avant le 4 aoùt. Ce qui créa une jolie déflagration car les enfants devaient rejoindre leur mère le lendemain. Au final M. a trouvé un train pour se rendre à Lyon demain à 12h et des billets de retour normaux pour les enfants, ils repartiront par le train de 14h30. S. les emmera en voiture jusqu’à Perrache car pas question de prendre le train d’ici à Lyon vue l’incertitude.
Je reprends donc la page en cours. Quitte à ce qu’elle devienne un roman fleuve, illisible pour la plupart.
Vu à l’heure de la sieste le dernier entretien du peintre Bernard Buffet. Il s’est suicidé par étouffement quelques temps après. Cela m’impressionne, j’essaie de m’imaginer une mort par étouffement, mais je n’y arrive pas. Comme se pendre. Ce doit être terrible pour ceux qui restent. A moins d’être aller tellement loin dans le dégoût de tout, la douleur d’être, la maladie, l’impuissance, la fatigue, que même nos plus proches ne sont désormais plus que des ombres, des silhouettes , des inconnus. Le regrette t’on ensuite une fois le mal fait, en admettant qu’on puisse se voir encore, et éprouver un quelconque sentiment, du regret du remords ou simplement la joie sauvage d’en avoir terminé. J’aime bien penser à cela durant mes insomnies, à la possibilité que l’âme si elle existe puisse se survivre. Je crois même que c’est récurrent, je ne pense qu’à cela durant mes insomnies. Comme s’il fallait une certaine tension, une fatigue nerveuse, pour que je cherche une issue et que cette issue débouche sur l’énigme de l’après-vie. Je vois une grande bibliothèque en général où l’on peut piocher à volonté pour trouver la résolution à quantité d’énigmes non résolues de notre vivant. Cela peut prendre un temps relativement long, mais ici la notion de temps n’existe pas vraiment, on prend le temps qu’il faut, pour donner l’image d’une mesure, mais il n’y a que lorsque nous sommes vivants que nous sommes obsédés par celle-ci. L’élucidation des mystères peut bien prendre des millénaires, ça n’a pas vraiment d’importance, autant qu’on voudra, tout son saoul, jusqu’à un nouveau niveau de fatigue j’imagine, une saturation. Quand on a résolu alors toutes les questions, qu’on parvient à cette sorte de satiété comme après un de ces bon repas dominical, alors il est temps de rebrousser chemin, de descendre à nouveau en vibration, de revenir dans la matière pour recommencer ce que l’on n’a pas compris durant les vies précédentes. L’angoisse des âmes dans le ventre des mères quelques cinq mois avant la naissance et cette obsession de se dire pourvu que je ne perde pas trop la mémoire en revenant, avant qu’on me l’ôte comme il se doit. De là une sorte d’urgence à vouloir sortir plus vite pour conserver ces bribes. Une avidité à vouloir conserver une sorte d’intégrité, et la fatigue presque immédiate quand on effectue le constat que c’est une fois de plus râté. De là les cris, les pleurs, l’effroi de parvenir à nouveau dans un monde inconnu en étant soi-même une ou un inconnu.