1 er août 2024
« Car la vie n’est en réalité que cela, se détendre et bondir, bondir et se détendre. » Lucy Ellmann, Les lionnes
Ma mère était souvent fatiguée
À l’adolescence, la réaction que j’opposais à sa fatigue était de l’agacement, de l’énervement. Je n’arrivais pas à comprendre comment une femme au foyer, disposant de tout son temps libre, pouvait rester allongée sur un canapé toutes les après-midi. Mon père non plus d’ailleurs. Sauf que nous n’étions pas d’accord, ni lui ni moi, sur les raisons de nos agacements mutuels. Lui aurait voulu qu’une femme pimpante l’accueille au retour de la chasse, au moment de déposer une biche morte sur la table ; moi, j’aurais voulu que ma mère fasse quelque chose de sa vie, autre que des tâches subalternes, prétextes faciles, songeais-je alors, pour se lancer tout son saoul et à la moindre occasion dans les jérémiades, ce hobby qu’est pour ce genre de femme , le lamento, la lamentation perpétuelle.
Elle s’était réfugiée dans la fatigue.
Elle était une bonne peintre, mais elle n’inventait rien ; des modèles lui étaient nécessaires, voire indispensables. Elle recopiait fidèlement des reproductions trouvées dans des magasines, un faible appuyé pour les petits maîtres flamands. Puis, je crois qu’elle s’était rendue compte d’une lacune rédhibitoire : l’impossibilité d’inventer des œuvres personnelles, un blocage qui l’empêchait de se lancer dans l’inconnu, dans l’étrangeté. Je ne sais pas si cela lui faisait peur ou si, au bout du compte, ce ne fut pas cet effroi qu’elle laissa s’installer en elle peu à peu, et qui n’était rien d’autre qu’une passerelle menant vers la fatigue.
Tu ne peux faire que des hypothèses, aussi intelligentes qu’elles puissent paraître lorsque tu les formules. Pour toi, l’intelligence est une sorte de réflexe pour combattre tes peurs, probablement les mêmes d’une certaine façon. Car déjà il t’apparaît évident qu’un terrain propice à la fatigue est un héritage. Et bien sûr, il n’y a pas de notaire pour lister les différents biens constituant ce patrimoine que tu reçois comme un legs, taxes comprises. Et dans les taxes justement, l’obligation d’émettre toute sorte d’hypothèses sur ce que contient vraiment cet héritage. Cependant, l’intelligence, bien qu’étant la manière « normale » ou normative d’aborder ce genre de réalité, ne la résout pas. Non, l’intelligence ne réduit en poudre qu’elle-même et ce presque systématiquement. Il te faudrait une autre approche, et c’est à cet endroit que le cœur encore te manque. Il faudrait mettre du cœur à l’ouvrage, comme on le disait si facilement à l’époque, comme pour te révéler un secret. Mais tu n’en tiens pas compte, en ce temps-là, celui de ton adolescence, tu crois avoir inventé l’eau chaude, le fil à couper le beurre, et bien sûr l’intelligence, rien que ça.
Pourtant elle fut une femme jeune, une jolie femme, certainement pleine d’entrain. Lorsque je revisite le carton où je range les photographies de la famille, je la vois sourire. Si toutefois on peut se fier vraiment à ces photographies, sans penser de trop aux nécessités de la pose. Donc elle désirait apparaître souriante, ou bien lui avait-on recommandé de l’être pour la photo. Puis, à partir de la cinquantaine, sur des photographies en couleurs moins bien prises, moins bien cadrées, capturées à la sauvette, en voyage, rapidement, des instantanés, parfois des Polaroïds elle ne sourit plus. Elle porte ce masque de mélancolie qu’hélas j’ai conservé d’elle à chaque fois que j’essaie désormais de me souvenir de ce visage. Elle affiche une mine fatiguée, creusée par ce que j’imagine être la désillusion.
Je me souviens de la mère de ma mère , Vally, ma grand-mère estonienne. J’essaie de me souvenir d’elle afin de traquer les signes d’une fatigue plus ancienne. Vally était, au moment où nous la connûmes, mon frère et moi, une femme dépourvue de tendresse, dépourvue d’affect – du moins c’est l’idée qui me vient aussitôt que je me rappelle la difficulté des rencontres, tous les stratagèmes pour éviter les embrassades, les étreintes, et aussi l’indifférence cruelle dans laquelle elle nous tenait en tant qu’enfants. On ne pouvait pas en vouloir à Vally pour cela, elle était notre grand-mère maternelle, et l’histoire qu’on nous racontait sur elle n’était pas de la catégorie des histoires à l’eau de rose. Elle avait quitté l’Estonie avec son époux en 1917, à une époque où les bolchéviques, ayant conquis les terres baltes, les mettaient à feu et à sang. En fait la vérité je la su des années après, et encore après de nombreux doutes et tâtonnements, la véritable raison de leur exil c’était à cause des pogromes. J’avais toujours pensé jusque là qu’il avait fallu attendre les nazis, pour qu’on s’en prenne aux juifs ce qui ne collait évidemment pas avec les dates, mais en fait pogrom est un mot russe à l’origine. Entre 1881 et 1921, bien avant que les allemands ne s’en mêlent les juifs sont déjà des boucs émissaires en Russie et dans les pays baltes ; mais on s’en tiendra généralement pour l’histoire officielle à la Révolution, aux rouges. C’est ce que l’on dira pour expliquer leur exil et l’anticipation d’un manque de liberté qui freineraient leurs ambitions. Lui était peintre, elle couturière mais de haut vol puisque sa propre mère avait été au service des Rostopchine, peut-être même de Sophie, qui deviendra plus tard la comtesse de Ségur, lorsqu’elle s’installa à Paris.
Tu veux encore sombrer dans l’autobiographie une fois de plus. N’est-ce pas une façon de botter en touche, de fuir le sujet, sans doute parce que ce sujet devient de plus en plus énorme, énorme comme une pelote de laine quand tu le découvres en tirant sur un simple brin de laine.
Quelque chose de ce genre effectivement, mais qui vient du grand-père paternel. Lui, le monde le fatiguait depuis toujours, mais il ne tenait pas compte de cette fatigue ; c’était une simple donnée de l’existence qui ne l’a jamais empêché de vivre. Ce que j’en retiens, c’est cette persistance à vouloir toujours raconter les mêmes sempiternelles histoires que nul ne voulait plus écouter. Et je crois que moins on désirait qu’il parle, qu’il raconte, qu’il invente, plus il en remettait des couches et des couches. Il racontait pour s’opposer à quelque chose, c’est devenu limpide avec le temps. Enfin, c’était la stratégie qu’il s’était inventée. Raconter en roue libre, de façon compulsive, sans tenir compte du fait qu’on l’écoute ou non. Une sorte de discipline quasi bouddhiste, en tout cas un véritable travail sur soi, de pondre tous ses récits sans s’attacher au moindre embryon de reconnaissance, ni aux flatteries, pas plus qu’à l’indifférence, à la répulsion que cette discipline personnelle occasionnait parfois.
Déjà, à l’appui de ces différentes sortes de fatigues dont tu te souviens, tu pourrais tirer des conclusions, comprendre en grande partie les raisons de la tienne. Car bien sûr et contre toute attente, toi qui n’as pas de cœur, tu as pris cette responsabilité d’endosser toutes ces fatigues anciennes, de vouloir les décortiquer, reconstituer le puzzle. Et pourquoi te sens-tu donc poussé à commettre ce genre d’acte héroïque ? Qui te le demande ?
Je me souviens de cette histoire qu’un ami m’avait racontée à propos des oiseaux. Je crois qu’une grande partie des raisons que je peux invoquer se trouvent dans cette histoire. Quand les oiseaux vont boire, il y en a toujours un qui reste en retrait pour prévenir les autres d’un potentiel danger. À la moindre alerte, le groupe ainsi averti s’égaie. Autrement dit, il faut bien que quelqu’un se sacrifie pour la survie du groupe. Le nombre de fatigues que je porte en moi représente autant de fois le moment où le groupe doit sa survie à un lanceur d’alerte. Sauf que la plupart des lanceurs d’alerte ont succombé à leur mission. Aucun n’est revenu indemne, et l’insouciance du groupe, se mêlant à une indifférence salvatrice, m’a toujours été le poids de trop, celui qui fait basculer le fléau de la balance vers l’injustice. Je peux percevoir les ravages de cette injustice, débusquée depuis toujours je crois. Mais que les choses soient claires, je n’ai ni envie de me plaindre de cet état de fait, pas plus que de déverser des flots d’encre dans l’anecdote. J’essaie d’ouvrir un peu plus grand les yeux dans le brouillard, c’est tout.
Texte prévu pour être publié le 30 juillet et que j’ai reporté au 1août. : Jusqu’à ce jour, le 17 juillet, rien dit du voyage en Avignon. Vais-je commencer aujourd’hui, je constate la difficulté d’en parler. Gaché par l’entre deux tours. c’est ce qui me vient . l’effroi au creux des insomnies, se réveiller dans un pays prônant la haine de l’autre… sueurs froides. J’ai dit tout haut en buvant le café, si c’est ça je ne reste pas, je pars. Mais où… le monde étant devenu si exigu soudain.
Et s’il fait moins chaud, c’est plus agréable de traverser la ville.
Pour le premier soir nous sommes invités à prendre l’apéro par les propriétaires. Le type est volubile, des idées bien arretees sur à peu près tout. Leur fils est là tatoué de fond en comble. Un chien, quelle race je l’ignore avec un oeil vair à la David Bowie. Viens ici fous le camp, toute la soiree… impossible de ne pas penser qu’ils vont voter dimanche.
Pour les repas je ne veux que des salades. Pas de viande. Parviens à suivre l’atelier non sans peine, le clavier de mon ipad doublant les lettres, obligé de le prendre à l’envers.
A un moment ai songé que je pourrais faire signe à B. Mais non. Lu quelques uns de ses textes dans le blog du T.L. pas de commentaire. Maintenant que j’ai commencé, peux plus en faire du tout pour ne pas desequilibrer les choses.
mon avis n’est pas important. Il ne faut pas croire à cette importance pour pouvoir continuer chaque jour. Sinon, c’est fini. Moins j’ai d’importance plus j’explore le trou, moins je m’interesse au remblai ;
Peux pas plus pour ce matin, il faut que me prépare pour le stage.
le 30 juillet à la fin j’écris encore ça : Il faudrait que tu parles de la fatigue de te relire, cette fatigue se propageant parfois à la lecture de n’importe quel texte. Cette fatigue là vient d’une urgence incontrôlable, tu ne veux pas suffisamment prendre le temps, parce que souvent tu confonds prendre et perdre. Parce que l’idée de la mort est omniprésente, parce que tu te dis toujours je n’aurais pas le temps elle m’attrapera avant, elle va me dévorer, me réduire en poudre, en cendre, en poussière. Mais ces derniers temps, est-ce parce que tu as trouvé un sujet, tu deviens roi ou toi ou soi. C’est exactement à l’appui de ce constat que tu as lu d’une traite l’essai sur la fatigue de Handke. Tu as dis je prends le temps ça va me prendre combien de temps, une journée et tu l’as fait. D’ailleurs ces interruptions où le narrateur se tutoie lui-même, c’est à cet ouvrage que tu le dois.
1 er août, 1:36. L’insomnie à nouveau. J’ai tourné dans le lit jusqu’à la limite extrême de la patience, puis me suis relevé et je suis venu relire cette page encore une fois, comme si je voulais fatiguer quelque chose encore plus, trouver la limite extrême d’un autre type d’impatience. La sensation d’écrire une longue plainte m’est venue alors que j’étais encore en sueur allongé sur le lit. C’était vraiment troublant, comme si j’avais pris le relais de celle de ma mère, qui soudain s’était faite plus discrète, presque effacée, une tâche de fond. J’ai pris une douche froide, suis descendu ensuite boire un café. Normalement les petits devaient rentrer sur Paris aujourd’hui mais les intempéries sur la ligne Sud-Est a stoppé le trafic SNCF. Nous nous sommes démenés toute l’après-midi chacun tentant d’appeler le service « junior » puis au bout du compte on nous a répondu qu’il n’y avait pas de possibilité de retour avant le 4 aoùt. Ce qui créa une jolie déflagration car les enfants devaient rejoindre leur mère le lendemain. Au final M. a trouvé un train pour se rendre à Lyon demain à 12h et des billets de retour normaux pour les enfants, ils repartiront par le train de 14h30. S. les emmera en voiture jusqu’à Perrache car pas question de prendre le train d’ici à Lyon vue l’incertitude.
Je reprends donc la page en cours. Quitte à ce qu’elle devienne un roman fleuve, illisible pour la plupart.
Vu à l’heure de la sieste le dernier entretien du peintre Bernard Buffet. Il s’est suicidé par étouffement quelques temps après. Cela m’impressionne, j’essaie de m’imaginer une mort par étouffement, mais je n’y arrive pas. Comme se pendre. Ce doit être terrible pour ceux qui restent. A moins d’être aller tellement loin dans le dégoût de tout, la douleur d’être, la maladie, l’impuissance, la fatigue, que même nos plus proches ne sont désormais plus que des ombres, des silhouettes , des inconnus. Le regrette t’on ensuite une fois le mal fait, en admettant qu’on puisse se voir encore, et éprouver un quelconque sentiment, du regret du remords ou simplement la joie sauvage d’en avoir terminé. J’aime bien penser à cela durant mes insomnies, à la possibilité que l’âme si elle existe puisse se survivre. Je crois même que c’est récurrent, je ne pense qu’à cela durant mes insomnies. Comme s’il fallait une certaine tension, une fatigue nerveuse, pour que je cherche une issue et que cette issue débouche sur l’énigme de l’après-vie. Je vois une grande bibliothèque en général où l’on peut piocher à volonté pour trouver la résolution à quantité d’énigmes non résolues de notre vivant. Cela peut prendre un temps relativement long, mais ici la notion de temps n’existe pas vraiment, on prend le temps qu’il faut, pour donner l’image d’une mesure, mais il n’y a que lorsque nous sommes vivants que nous sommes obsédés par celle-ci. L’élucidation des mystères peut bien prendre des millénaires, ça n’a pas vraiment d’importance, autant qu’on voudra, tout son saoul, jusqu’à un nouveau niveau de fatigue j’imagine, une saturation. Quand on a résolu alors toutes les questions, qu’on parvient à cette sorte de satiété comme après un de ces bon repas dominical, alors il est temps de rebrousser chemin, de descendre à nouveau en vibration, de revenir dans la matière pour recommencer ce que l’on n’a pas compris durant les vies précédentes. L’angoisse des âmes dans le ventre des mères quelques cinq mois avant la naissance et cette obsession de se dire pourvu que je ne perde pas trop la mémoire en revenant, avant qu’on me l’ôte comme il se doit. De là une sorte d’urgence à vouloir sortir plus vite pour conserver ces bribes. Une avidité à vouloir conserver une sorte d’intégrité, et la fatigue presque immédiate quand on effectue le constat que c’est une fois de plus râté. De là les cris, les pleurs, l’effroi de parvenir à nouveau dans un monde inconnu en étant soi-même une ou un inconnu.
Pour continuer
Carnets | août 2024
31 août 2024
Toutes ces émotions m’ont creusé. Il le dit, il répète la phrase en boucle plusieurs fois, essaie d’en rire, mais ça ne passe pas. Le rire reste bloqué quelque part entre l’intention et la gorge. Comme si on pouvait s’imposer l’intention de rire ; alors, il en serait là encore, à tout vouloir contrôler, y compris ses rires. Il dit que les émotions l’ont creusé, et bien sûr, si vous le regardez, il vous convaincra : ce ne sera qu’un trou, une béance, et ce trou risque bien de vous aspirer totalement, sans rire. On dirait qu’il a une tête de donut. Est-ce qu’on a envie d’envoyer une beigne à un donut, même pour rire, même pour qu’il nous fiche la paix, même pour le jeu de mots ? Je n’en sais rien, c’est drôle cette question, je ne m’y attendais pas, je suis même surpris de constater que quelque chose, encore, peut se poser ce genre de question. Cela ressemble à de la distraction, n’est-ce pas, un petit loisir que l’on prend en douce, pas vu, pas pris ? Et quand il parle d’émotions qui l’ont creusé, de quoi parle-t-il vraiment ? On se le demande, vous n’êtes pas d’accord que c’est difficile à saisir ? Ce qu’on nomme les émotions, c’est toujours une façon de botter en touche, de répondre à côté, comme ces femmes qui demandent encore « À quoi penses-tu ? » alors qu’elles savent que les hommes ne répondent pas à ce genre de question. Et s’ils n’y répondent pas, ce n’est pas toujours en raison de l’intrusion que représente cette question, c’est tout simplement parce qu’ils ne le savent pas eux-mêmes. « Toutes ces émotions m’ont creusé », c’est ce que l’on dit quand on a faim ; ils disent ça dans les familles, après les mariages, les enterrements. Il faut vraiment un événement particulier pour voir à quel point une émotion est une dépense d’énergie, souvent en pure perte. Pour rien, on se met soudain à rire, à pleurer, à danser, à courir, ou encore à se vautrer sur un canapé, à s’écrouler sur un lit. Si ce n’était le fait qu’il faut remplir le ventre tout de suite après, toutes ces émotions ne serviraient à rien, comme vivre ne sert à rien au bout du compte si vous calculez bien, si vous n’omettez aucune virgule, si vous n’oubliez pas les retenues : la vie ne sert à rien, sauf à la vie elle-même. Et donc ces tablées sont aussi là pour s’en remettre, pour s’empiffrer, s’en foutre plein la lampe. Écoutez-les comme ils en parlent, il faut qu’ils usent même d’un certain mode pour en parler, ce laisser-aller à s’en faire péter la sous-ventrière, ils disent. Ils le répètent même plusieurs fois entre eux, comme pour se rassurer qu’ils sont tout à fait dans leur bon droit. « Toutes ces émotions nous ont creusés, il faut qu’on baffre pour se retaper, ne pas se laisser aller tout en se laissant aller. » Allez donc y comprendre quelque chose, surtout quand partout autour de vous, vous ne voyez que des donuts, des bouches grandes ouvertes à la façon de ces créatures marines abyssales, biofluorescentes, toujours affamées, et qu’on ne trouve que dans la pleine obscurité des fosses océaniques d’on ne sait quelle lucidité ou bêtise. À cette profondeur, j’y pensais tout en l’explorant régulièrement : tout ne se vaut-il pas ? Tout n’est-il pas identique vraiment ? Et n’est-ce pas de là que vient l’effroi quand on revient à la surface des mots, qu’on désire les nommer ? On peut se le demander. Et quand on n’arrive pas encore à poser des mots, on sent ce trou, ce donut qui nous aspire. Et ce serait puéril de ne penser à ce symbole uniquement comme américain, colonialiste, impérialiste. Ce serait ridicule, étriqué. Ça parle de tout autre chose, de bien plus affolant, des gens comme vous et moi, j’allais dire. Et pire encore, ça parle de moi, ça ne parle peut-être que de moi. Pas question de les faire douter du bien-fondé de leur appétit, ce ne serait pas loyal. Après tout, ils n’ont souvent que ça pour tenir. Perdre l’appétit serait pour eux le pire de tout. Ils le disent entre eux à mi-voix, elle ou lui ne va pas bien, il ou elle a perdu l’appétit, c’est l’un des premiers signes avant-coureurs d’une fin qui dame le pion à la faim. On n’éduque pas les gens sur la faim, pas vraiment, ou si peu. Au contraire, on leur demande de consommer autant qu’ils le peuvent, avec cette hypocrisie à hurler, quand on y pense, les jours de promotion pour soi-disant lutter contre la vie chère. Il faut les voir, et je me mets bien sûr dans le lot, je ne suis pas exempt, je fais bien partie de cette entourloupette magistrale, celle des caddies à remplir, des caisses enregistreuses, de la profusion apparente de marchandises qui déborde de partout. Et ce n’est pas tout. Regardez ces emballages, c’est incompréhensible. C’est stupéfiant. L’emballage plastique transparent des biscottes par exemple, indéchirable avec les mains, essayez donc les dents, c’est un risque, avec le temps on repère le tiroir où sont rangés les ciseaux, il faut des outils pour s’en sortir, surtout quand on prend de l’âge. Il a dit qu’il voulait perdre du poids, je me souviens très bien que c’était en plein milieu de l’été, ça ne s’oublie pas des choses pareilles, ce sont des choses qu’on dit surtout l’été je crois ; quand il s’agit d’aller à la plage, d’ôter sa chemise, son pantalon, de se mettre presque à nu au milieu des foules, juste pour se préparer à aller se baigner, à rentrer dans le bain. Pourtant, on ne peut pas dire que les regards se portent sur lui, on serait même tenté de penser que tout le monde s’en fout qu’il soit gras ou maigre, et surtout vieux, mal fichu, chauve, d’une vulnérabilité agaçante après avoir mené le monde où nous en sommes, à cette débâcle, à ce naufrage. Plus aucune tenue, le voyez-vous, mais regardez-le, c’est exactement ça que l’on éprouve à le voir se débarrasser de ses vêtements, à apercevoir ses bourrelets, son gras, son terrible laisser-aller de baby boomer. On est pris entre deux feux, l’hypnose, la sidération ou la fuite. Mais c’est encore lui qui pense à ces choses-là, autour de lui tout le monde s’en fout, tout le monde a bien autre chose à penser, et si possible à ne pas penser. Si lui est distrait par le moindre geste, force est de constater avec un peu d’honnêteté qu’il est vraiment le seul à être ainsi distrait. Peut-être que c’est la goutte qui fait déborder le vase, qui lui fait prendre conscience de sa tronche de donut, il est gros mais de vide, c’est évident désormais, comme son père, et son père avant lui, le vide autour des reins comme un rempart, et les femmes ne sont pas loin d’être leurs semblables, elles semblent composées d’un même vide, même s’il semble plus inoffensif, plus enveloppant, plus maternel, et que ce vide est un peu mieux réparti sur l’ensemble de la silhouette, qu’il rappelle des figures tutélaires de l’abondance, des moissons, des récoltes, d’une opulence fantasmée. On pourrait si facilement oublier tout ce vide dont ces pensées, ces émotions sont composées. Quand Marcel Proust décide de devenir ascète, ce n’est pas une lubie, c’est qu’il ne peut pas faire autrement. Peut-être qu’il en arrive là par fatigue, par dégoût, par toute une série de termes tellement spontanés, si faciles à poser sur ce mystère ; on pose toujours des mots pour évacuer quelque chose, pour tenter surtout de l’évacuer. Il n’y a qu’à entrer dans une bibliothèque, se rendre au rayon P, et constater à quel point et avec quelle quantité, beaucoup ont essayé d’expliquer ce mystère. Et voyez-vous comme c’est drôle, étrange surtout, drôle dans ce sens-là, que plus il y en a, moins on y comprend quelque chose, plus on s’y perd au final. Cette abondance, au final, est un signe de pauvreté crasse, exactement le même que l’abondance des supermarchés. Donc il y a des leçons à tirer de ces observations ; ce n’était pas l’intention de départ, mais ça arrive avec le fait d’examiner toutes ces choses, de leur prêter une attention accrue, de se distraire de tout le reste si l’on veut. C’est l’un des avantages de cette fatigue que de pouvoir se concentrer en un seul point en évacuant tout le reste. Avec toute la pression, toute la culpabilité, la honte qu’on en éprouve. Ensuite, tout est dans l’objet de cette concentration, entre dévoration et adoration, une navigation c’est certain, et la découverte de l’intérieur et de l’extérieur se confondant eux aussi dans un point le plus infime possible. C’est sans doute cette image d’un point qui diminue de plus en plus au fur et à mesure qu’on s’en approche qui fait perdre l’appétit, qui rend vaine la sensation de satiété, solution trop facile, on le sait désormais, pour stopper l’impression de vide, de faim, de désir, de concupiscence, toute cette violence inutile.|couper{180}
Carnets | août 2024
30 août 2024
Retour au gribouillis L’intelligence lui faisant défaut, ou exigeant de sa part un trop grand effort, ou les deux, il tourne à vide. Il lui faut une occupation, l’oisiveté étant la mère de tous les vices. Dessiner et écrire sont les premiers mots qui lui viennent quand il s’agit de s’occuper. Sauf qu’il ne sait pas vraiment comment s’y prendre. On lui a dit qu’il dessinait mal quand à l’écriture il vaudrait mieux que tu évites, tu n’y connais rien, et puis il faut une certaine maturité pour écrire, plus tard quand tu seras grand, peut-être, si tu ne changes pas d’avis d’ici là. Fâché par la situation, il a prit une feuille de papier et il gribouille, parce que le gribouillis c’est l’enfance de l’art se dit-il. Il est épuisé, il refuse tout en bloc, il ne veut plus rien entendre. Il gribouille. Ici est le lieu de l’origine, celui du dessin comme de l’écriture. Imaginaire de la lecture On l’a fait s’asseoir, assis-toi ici et ne bouge plus. Il a du mal, surtout au niveau des jambes. C’est nerveux. Calme-toi. Maintenant parle moi de ton envie de lire, parce que nous voyons bien qu’il y a un problème. Tu n’arrètes pas de dire que tu veux lire, mais tu passes ton temps à regarder des vidéos idiotes. Tu t’en rends compte j’espère. C’est comme si tu voulais gravir une montagne et que tu creusais un trou pour t’enfouir dedans, tu espères quoi trouver la mer au fond du trou , la Chine ? Tout ça est effectivement du chinois, ou de l’hébreu pour moi. La montagne et la mer ne sont que des mots, ils ne veulent rien dire que ce qu’on m’impose de vouloir en dire. Laissez-moi tranquille ! je préfère gribouiller. Au moins dans mon désordre la montagne et la mer ont un sens, et peu importe que ce soit le même que soleil et terre. Origine du refus Tu as le diable dans la peau. c’est ce qu’on ne cesse de lui dire de lui rappeler. Il est effrayé par cette remarque. Il s’enferme dans les toilettes. Ici sans doute peu de chance que le diable vienne le déranger. En même temps qu’il essaie de se rassurer il sent que son raisonnement n’est pas très solide, il doute, le diable peut-il lui tomber dessus ici aussi ? il n’en est plus du tout certain, l’insécurité envahit le monde entier. Puis il réfléchit encore plus loin, si le diable est partout, que veut dire la phrase tu as le diable dans la peau, qui signifie qu’il serait le seul à vivre cet inconvénient. Depuis il a décidé de tout refuser en bloc de ce que les adultes lui disent. Il n’en croit plus un seul mot. Pour occuper la place vide à l’intérieur de lui désormais, cette place que tous cherchent à remplir avec choses qui lui paraissent stupides ou inutiles, il prend une feuille de papier, un crayon et il gribouille. Suite logique Même dans ce lieu dit d’aisance tout est susceptible de mal tourner. On peut se retrouver constipé ou au contraire être victime de colliques, de diarhées. Mais malgré tout on y retourne, c’est une nécessité biologique. Donc ce sera un second chez lui en quelque sorte, en attendant que ça vienne, que le diable lui tombe réellement dessus ou que Dieu le sauve, il va dessiner et écrire comme ça lui chante et tant pis si ça ne veut rien dire, si ça ne représente rien, si ça ne ressemble à rien. Il s’enfuit dans la non représentation des choses volontairement peu à peu. Un trésor caché dans la merde Plus tard quelqu’un a dit que la merde était chaude, qu’elle était confortable, qu’on pouvait être une autruche et s’en sentir tout à fait bien. C’est ne pas tenir compte de la logique. On ne se met pas dans la merde par plaisir ou par goût. C’est qu’on ne peut pas faire autrement, c’est le seul endroit qu’il nous reste. On n’arrive pas à imaginer surtout un autre lieu que celui-là. Avec le temps ce n’est pas que l’on s’habitue à la douleur, pas plus qu’à l’odeur, mais comme on n’ a rien d’autre à faire qu’à explorer ce lieu, on y découvre forcément des choses. Peut-être que dans cet isolement on trouve une sorte d’issue aux grands problèmes de la société, peut-être qu’on parvient à envisager celle-ci sous un autre angle. Un lieu propre si l’on veut en apparence et qui peut même faire envie de s’y rendre, comme on se rend après une défaite, un combat sans espoir. Peut-être qu’une forme de compassion peut aussi advenir d’un tel constat. Ils sont dans la merde mais ils ne le savent pas.( Sans doute qu’il faut aussi dépasser la vanité de penser à ce genre d’imbécilité) . La société n’est pas une sinécure c’est la vérité mais c’est tout même un espace plus vaste qu’un cabinet de toilettes, de plus ça ne sent pas toujours mauvais, il ne faut pas tout voir en noir.|couper{180}
Carnets | août 2024
29 août 2024
Espace carré, temps circulaire. Un mur semble absent formé de rien de vide de nuit et d’air « Cette quatrième surface est en quelque sorte pratiquée dans l’air, elle permet aux paroles de se faire entendre, aux corps de se laisser regarder, on l’oublie par conséquent aisément, et là est sans doute l’illusion ou l’erreur. En effet, ce qu’on prend ainsi trop facilement pour l’ouverture d’une scène n’en est pas moins un panneau déformant, un invisible et impalpable voile opaque qui joue vers les trois autres côtés la fonction d’un miroir ou d’un réflecteur et vers l’extérieur (c’est-à-dire vers le spectateur possible mais par conséquent toujours repoussé, multiple) le rôle d’un révélateur négatif où les inscriptions produites simultanément sur les autres plans apparaissent là inversées, redressées, fixes. » Nombres P. Sollers. Parvenu là dans la pièce, il s’asseoit encore une fois à sa table ronde, il a prit soin auparavant d’ouvrir la fenêtre. Parvenu ici dans la chambre, il ouvre la fenêtre en grand puis s’asseoit à la table rectangulaire pour écrire sur un cahier d’écolier. Il referme soigneusement la porte de la chambre, se dirige vers le mur nord, ouvre la fenêtre qui donne sur un mur aveugle, puis il s’asseoit à sa table, ouvre son cahier d’écolier, la main qui tient le crayon en suspens. Il relève la tête, son regard se dirige vers la fenêtre. Au delà de celle-ci, au-dessus du mur aveugle, un rectangle de ciel bleu. « D’après un passage des Rites de Tsheou, le magistrat chargé de la surintendance de la divination avait dans ses attributions la surveillance des règles posées par les trois livres appelés Yi, ou des Changements. Le premier de ces trois livres était intitulé Lien shan, Chaîne des montagnes, c’est-à-dire succession ininterrompue de montagnes. Ce titre provenait de la classification adoptée des hexagrammes, dont le premier figurait « la montagne sur la montagne » ; le symbole adopté était les nuages émanant des montagnes. Le second était intitulé Kouei mang, Retour et Concèlement, parce qu’il n’était aucune question qui ne pût y être ramenée et que toutes s’y trouvaient cachées et contenues. Le dernier avait pour titre Tsheou [1] yi, Changements dans la révolution circulaire, ce qui exprimait que la doctrine du livre des changements s’étend à tout et embrasse toutes choses dans son orbe. Cette explication des titres de ces trois ouvrages est personnelle à son auteur et n’est appuyée sur aucun texte faisant autorité ; elle n’est plus admise par personne ; je la crois cependant plus près de la vérité que les autres, qui vont suivre. » Yi King P.- L.- F. PHILASTRE (1881) Alternance du récit et du commentaire. Trois pans à l’imparfait et un bloc au présent en italique, à la façon d’une note de bas de page directement incluse dans le fil du récit. Si on dispose de blocs supplémentaire autre que par convention quatre, on sort alors du carré, d’un espace à quatre dimensions – on sort de quelque chose de connu. En Chine les nombres ont plus un pouvoir descriptif servant à situer plus qu’à compter. D’ailleurs à l’origine quand on place des cailloux dans un sac dans la méthode dite terme à terme, on réalise moins un calcul qu’une situation. Il se trouve que dix moutons sont remplacés par des cailloux, l’affaire est dans le sac. Le chiffre cinq marque un passage chez les mayas, après l’inscription de points on parvient à une ligne d’horizon. Ensuite tout ce qui se situe au-dessus de l’horizon, six sept huit neuf traite d’une aventure génétique. C’est à dire d’une évolution, jusqu’à la décimale, le neuf étant l’ultime étape de la série- quelque chose se renouvelant. L’effort de faire des petits paquets de dix pour s’aventurer dans l’inconnu que représente l’innombrable. Et aussi ces carrés- calqués sur ceux de la page de ce cahier d’écolier- que l’on dessine, dont on renforce les contours, enfant , en ajoutant des diagonales et croix à l’intérieur. Dans un carré un flocon de neige. Sauf qu’on ne dépasse pas le huit- l’infini- ainsi. La méthodologie du carré barré est mieux adaptée pour parvenir à l’horizon d’un évènement ( cinq). Je compte sur mes dix doigts pour arriver à deux mains ( demain) mais difficile d’être carré, je tourne en rond. Cela vient-il du fait que je suis plus constitué de temps que d’espace ? La notion d’empan- la largeur de la main, la largeur de l’esprit, directement reliée aux nombres. Ce blocage vis à vis des mathématiques, des chiffres et des nombres, provient- c’est l’histoire qu’il s’inventa- d’un passage intempestif de l’arithmétique à l’algèbre. Mais peut-être que c’est faux, qu’au delà de cette invention, il cherche à réutiliser les chiffres comme le font les chinois, les anciennes civilisations. Non pour calculer des sommes, des profits, mais pour simultanément situer l’existence des choses et des êtres qui l’entourent et lui-même vis à vis de ces choses et de ces êtres. Pour tenter d’élucider la quadrature du cercle. Le cercle du temps inscrit dans le carré de l’espace et vice versa. Peut-être se disait-il : le hasard n’est qu’un synonyme de ce que représente les lois de la génétique. Dans le mot génétique, le génie, l’esprit, les eaux. Et cette réminiscence soudaine, à quel point les lois terrestres changent alors que la loi maritime ne change pas. L’idée que la mer est reposante en cela que les lois dans son espace restent immuables. Le fait que le profit s’empare du vocabulaire de l’eau. La banque dérivé de bank- berge, rive, canalise le flow, le flux, le contrôle. La délivrance d’une femme qui accouche et delivery la livraison d’un produit, le certificat de livraison et de naissance. Ainsi on passe d’une préoccupation de situer les choses dans le monde à leur comptabilité, à leur accumulation, à la propriété, au pouvoir. Et tout l’ésotérisme lié aux termes de droit et de comptabilité. Encore une fois les initiés et les ignorants. Les ignorants étant aussitôts exploités par les sachants. S’enfermer entre quatre murs pour écrire. La page blanche, un espace rectangulaire aussi, mais peut-être que celui qui écrit se confond avec l’un des côtés de ce rectangle, celui le plus proche du clavier, le côté bas de l’écran. Et cette image de F. qui dans une vidéo nous montre l’acquisition d’ un nouvel écran ( vertical ) supplémentaire. On peut donc imaginer qu’il y a bien un soucis de situation avant toute chose, avant toute réflexion. Le fait de ne pas réussir à s’installer- même temporairement- dans une situation crée une fatigue, une érosion, une usure. Avoir de la suite dans les idées, expression en relation avec ce mot de situation. Où est-ce que je me situe dans la suite de ces idées, dans le déploiement d’une seule de ces idées ? Si je n’arrive pas à le savoir, la fatigue me tombe dessus, une confusion s’installe, je baisse les bras d’avoir trop essayé de résoudre cette énigme sans disposer d’un savoir nécessaire à cette fin. C’est pour cette raison que le 1 est en début de série, le B A – BA. 1 engendre 2 qui ensemble engendrent le 3 etc. La mise à mort de la représentation doit se laisser représenter ; le refus du récit passe obligatoirement par le récit ( pileface.com) Encore une fois me voici perdu à la fin de cette séance d’écriture. Prise de conscience d’une surchage cognitive dans le texte qui est le reflet de celle présente dans ma caboche. Ce qui fait qu’au bout du compte suis crevé en imaginant la somme de travail encore à produire pour clarifier ces textes. En cela il ne s’agit que d’un gigantesque brouillon, un salmigondis. Cela n’apporte au monde qu’un peu plus de confusion dont il n’a pas besoin. Mais finalement si ce blogue, ce journal ne servent qu’à parvenir à cette prise de conscience ce ne serait pas si tragique. A ce moment là une source possible de la fatigue vient de cette surcharge déposée par l’écriture dans l’écriture. Peut-être qu’une période de calme, de silence est la suite logique de ce mouvement. Jusqu’à ce que l’écriture reprenne, débarrassée d’un trop plein, du fantasme de l’infini, proche d’une toute puissance, laissant place à un espoir de clarté.|couper{180}