Je reprends le cours du journal au jour le jour. Ce qui, en l’écrivant, n’a pas de sens, je m’en rends compte. D’abord parce que cela n’a sans doute rien à voir avec un journal. Ensuite parce que je n’ai pas envie de m’interroger sur ce que c’est, ce que ça pourrait être. Il y a encore un effondrement après plusieurs autres. Comme ce jeu de poupées russes. En arrosant les plantes, je reste fasciné par un surgissement de jeunes pousses d’une couleur prune au sommet du rosier, celui qui nous a offert ces magnifiques fleurs jaunes cette semaine.
J’arrosais donc tout en pensant certainement à ma vie, puis le flux s’est brusquement interrompu devant ces toutes petites pousses, cet effort de la plante à se perpétuer. Je dis effort, mais ce n’en est probablement pas un. Peut-être n’y a-t-il même pas une sensation, un mot qui pourrait décrire cette production de nouveautés, du point de vue de ce rosier. Dans une immanence, la plante se perpétue, se dilate ou se contracte, se dessèche et meurt ; cette idée de la mort et de la renaissance, encore une fois, m’appartient.
J’aimerais m’en défaire. Être une plante parfois, un arbre, ça m’aurait énormément plu. Mais je n’ai pas choisi cela ; à l’origine, j’ai voulu expérimenter l’être humain. Pas déçu. Enfin si, souvent, mais cette déception appartient à l’humain, pas à cette chose capable de choisir en quoi elle désire s’aventurer. Sans doute, voici ce à quoi je pense sitôt l’ayant écrit, ai-je parfois honte de ce genre de phrase, de propos, de rêverie, de pensée, et les tais, n’en parle jamais.
Sans doute cette honte s’accompagne-t-elle, naît-elle d’une fatigue – toujours la même, ai-je la sensation – de constater à quel point le monde de mes contemporains semble hermétique à de telles pensées. C’est une fatigue devenue familière avec le temps, une récurrence, autant que ces gens que l’on a l’habitude de croiser dans la rue d’une ville, toujours les mêmes étrangement quand on emprunte le même trajet, quand on s’aperçoit des rythmes, des rituels, des habitudes qui font tenir ensemble la ville, les gens, la rue, les magasins devant quoi l’on passe – non sans éprouver l’espoir ou l’inquiétude que tout puisse d’une seconde à l’autre changer, ne plus être pareil, se métamorphoser – sans que rien justement ne change.
Et cet étonnement qui nous traverse comme une sensation fuyante, tellement subtile, que rien n’a changé, que tout pourrait se maintenir ainsi autant qu’on le veut, ou pas. Et pourquoi voudrions-nous que quoi que ce soit se métamorphose, que quoi que ce soit ne change pas ? Est-ce vraiment un désir nous appartenant ? Car il apparaît soudain que c’est le désir seul le plus important et peu importe nos choix, les siens, le cheminement dans lequel nous le conduisons, l’accompagnons, changement ou fixité, tout lui va dirait-on.
Et comme tout lui va, le sentant, nous voici soudain en marge de celui-ci, spectateur ou badaud. Et il semblerait alors que s’explique quasiment tout ce que nous nommons la nature ainsi ; aussi bien la pierre, l’arbre, les animaux et les hommes, des fréquences visibles où s’est arrêté pour on ne sait quel motif, le désir. Et l’on n’imagine même pas qu’il puisse y avoir des fréquences auxquelles nos yeux, nos sens, n’ont pas accès, pas plus qu’à la nature fondamentale de ce désir.
Enfant, il me semble qu’on est d’autant plus proche de ce désir qu’on ne sache l’exprimer. Plus nous pénétrons ensuite dans le labyrinthe du langage, dans le monde ne se réduisant plus qu’à des concepts, des sentiments balisés, des choses, plus nous nous éloignons de ce désir brut et celui-ci s’entoure d’une violence, enfin d’une sensation douloureuse quand on y songe encore. La douleur provenant d’une séparation en train, en ce moment même où l’on se souvient, de naître à nouveau, de se répéter infiniment, et nous revivons aussi la fin, la mort de s’en découvrir à terme séparé.
Hier nous avons appris avec une grande tristesse la disparition de S. C’est F. qui nous a envoyé un SMS pour nous l’apprendre. Voici ce monde. On entend une notification, on touche l’écran du smartphone de l’index, on compose un code, l’écran de veille servant aussi de gardien s’évanouit et la mort s’affiche dans un laconisme effrayant, un nombre limité de caractères. L’occasion de vérifier encore à quel point un événement si réel, voire même l’événement le plus réel de tous, notre mort ou celle d’un proche, traverse l’espace devant nos yeux ébahis sans que nous n’ayons accès à sa solidité, sans qu’elle ne soit presque aussitôt rangée dans la catégorie des faits divers qui nous assaillent de toute part, et que nous désirions nous en préserver surtout de la même façon que nous avons appris à nous protéger de l’information en général, en la banalisant aussitôt, en nous engouffrant dans le réflexe du zapping, comme s’il suffisait d’appuyer sur le bouton d’une télécommande imaginaire désormais pour surfer – c’est le terme adéquat – sur la vague constituant l’ensemble des événements de nos vies.
Avec au final une sensation de médiocrité qui serait l’unique résidu d’une bonne conscience rongée jusqu’à son trognon. Car ce qui nous empêche à cet instant de penser à D., le compagnon de S., et non seulement d’y penser mais d’empoigner le téléphone, de composer son numéro, de lui dire de vive voix « j’ai appris la nouvelle, nous sommes de tout cœur avec toi », nous ne le savons pas. Une gêne, ce sentiment qui surgit presque immédiatement comme prétexte nous attire, nous nous enfonçons à l’intérieur de cette gêne comme en quête d’une habitude confortable dont rien, absolument rien, ne saurait à cet instant précis pouvoir nous déloger. Et c’est de nouveau la honte, cette découverte de ce manque d’élan, de naturel, d’empathie, de communion, qui nous transporte à nouveau vers la fatigue, ce lieu qui s’approche de l’idée même de néant, où le désir, quel qu’il soit, nous a abandonné.