L’erreur est peut-être de croire qu’il faut d’abord pénétrer profondément une langue étrangère, la dominer, la maîtriser, pour traduire un texte dans cette langue. Cette idée m’obsède depuis des années. La plupart des écrivains que j’admire – ceux avec lesquels se nouent des affinités silencieuses – sont passés par la traduction pour vivre. Et moi, que faisais-je dans ma jeunesse pour gagner ma vie ? Des jobs pénibles, de ceux qu’on nomme "alimentaires" par commodité, mais qui ne nourrissent en vérité qu’une routine sans éclat.
Je ne peux pas dire que les langues étrangères ne m’intéressaient pas. À chaque fois, elles m’attiraient comme un aimant. Mais leur apprentissage se heurtait à un mur : celui du préjugé, d’un présupposé tenace qui me murmurait qu’elles m’étaient inaccessibles. En latin, en allemand, ce fut la déclinaison. En mathématiques, ce furent les équations. Ces logiques précises, implacables, faisaient surgir en moi une sensation d’idiotie profonde. J’associais ces disciplines à des territoires interdits, inatteignables, comme certaines femmes ou certains hommes jadis : des fantasmes d’inaccessible étoile, à la Don Quichotte.
Et dans cette quête d’un inaccessible, j’ai toujours oscillé entre fascination et répulsion. La précision, par exemple : je la rêve démesurée, presque tyrannique, au point qu’elle devient une abstraction inatteignable. Peut-être est-ce pour cela que je me suis toujours contenté de l’"à peu près". Pas par paresse, mais par instinct de survie. M’approcher trop près de cette précision que je vénère m’effraie, comme si je risquais de perdre quelque chose de moi-même en m’y abandonnant.
Ce matin, en écrivant, une image inattendue surgit : la sodomie. Loufoque, à première vue, mais pas tant que cela. Ce tabou – cette frontière intime que je me suis toujours refusé à franchir pleinement – m’apparaît soudain comme une métaphore de mes blocages. La réserve avec laquelle je me tiens face à cet acte n’a rien à voir avec une quelconque morale ou une réticence culturelle. Elle est instinctive, viscérale. Une peur d’enfreindre une part sacrée, chez l’autre comme chez moi. Et cette peur, cette retenue, je la retrouve dans bien d’autres aspects de ma vie.
Même si j’ai cédé parfois à certaines injonctions, je n’y ai jamais éprouvé de réel plaisir. Ce qui dominait, c’était une culpabilité troublante, une conscience aiguë de la transgression. Peut-être est-ce là l’origine d’une délicatesse ou d’une préciosité que je trouve en moi, à la fois anachronique et douteuse. Une forme d’hypocrisie, finalement. Car dans d’autres contextes, je ne peux nier avoir été un "entubeur". Pas dans l’acte, mais dans l’intention. Combien de fois ai-je manipulé, contourné, pour parvenir à mes fins ? Et combien de fois m’en suis-je excusé en invoquant le hasard, la providence ou l’inconscience ?
Cette observation m’amène à une conclusion déstabilisante : ma cruauté – ou plutôt ce que je perçois comme ma cruauté – n’est peut-être qu’une erreur de traduction. Peut-être que le mot juste pour me définir serait "complètement con". Et cet aveu, aussi brutal soit-il, m’apporte un certain soulagement. Il me rapproche des autres, d’une manière inédite, bizarre mais indéniablement juste.
Cette étrange plénitude me projette hors de moi-même, dans un ailleurs où je ne suis plus ni humain ni animal. Juste un escargot, ou un Baphomet. Une créature hybride, condamnée à errer entre deux états. Peut-être devrais-je embrasser cette étrangeté, m’y abandonner totalement. Devenir berger, par exemple, et voir si je m’entends mieux avec les chèvres qu’avec les humains. Ou peut-être curé, ce qui, sur ce plan, friserait le pléonasme.