janvier 2023

Carnets | janvier 2023

13 janvier 2023-2

bonjour-monsieur-courbet Le corps est déjà si difficile à mouvoir que lui ajouter le poids de valises, fussent-elles à roulettes, de malles avec leurs armées de porteurs, toute cette logistique accompagnant une volonté de confort dans un déplacement, un voyage, paraît ridicule, voire totalement erroné. C’est une évidence que l’on découvre assez vite : ce poids supplémentaire, visible ou invisible, freine autant l’élan que la pensée. Ensuite, la question du choix surgit, accompagnée du doute sur la manière dont on a décidé de voyager. Comme si ce confort, ce « boulet attaché au pied », imposait sa logique, et qu’on ne savait plus si c’était lui qui dirigeait le voyage ou nous. Mais n’ayant jamais eu, par ta naissance, ton éducation, et surtout ta volonté viscérale à leur résister, le goût du luxe, tu as très tôt appris à voyager léger. Plutôt que de t’encombrer de choses lourdes à transporter, tu as préféré l’usage du sac-tube, du petit sac à dos, de la besace. Des objets à la fois utiles et symboliques, que tu pourrais presque qualifier d’outils de survie. Ce choix, bien sûr, t’obligeait à tirer un trait sur quantité d’objets rangés dans le domaine de l’indispensable pour la plupart des gens. Pas de manteaux chauds « au cas où », pas de chaussures de rechange, pas de trousses de premiers secours que l’on remplit souvent pour se rassurer davantage que pour en faire usage. Ces absences, loin de te frustrer, devenaient presque une affirmation : partir avec moins, c’était te charger de toi-même, uniquement. Même lorsque tu as cessé de voyager, réduisant tes déplacements au strict minimum imposé par la contingence, cette habitude de voyager léger ne t’a jamais quitté. Pourtant, aujourd’hui, en examinant la scène de ton quotidien, un doute s’invite. Une sorte de contradiction entre ce que tu crois être et ce que tu es vraiment. Tu te dis : si léger penses-tu être dans cet instant, il est probable que tu te leurres. Ce toit au-dessus de ta tête, ces meubles, dont certains prennent la poussière dans la cave ou le grenier, ces milliers de livres que tu ne relis presque plus, mais qui forment autour de toi une bibliothèque monumentale, comme un rempart de papier. Et la liste pourrait s’allonger : une vieille lampe bancale qui n’a pas été allumée depuis des années mais dont tu ne peux te séparer, des souvenirs entassés dans des boîtes qui n’ont pas été ouvertes depuis ta dernière « grande » tentative de tri. N’es-tu pas finalement devenu l’habitant d’un musée du superflu ? Une sorte de conservateur de tout ce que tu voulais fuir autrefois. Il en résulte parfois des envies effrayantes. Des élans presque sauvages, que tu chasses aussitôt de ton esprit de peur qu’ils ne t’incitent, comme jadis, à les suivre. Par exemple, cette envie de reprendre ce vieux sac-tube. De prendre un train pour atteindre la mer, un port pour rejoindre un autre continent, t’y perdre. Devenir mendiant dans une rue d’une ville quelconque, et, depuis ce point de vue retrouvé, exercer ton attention au monde. Observer le grouillement des passants, laisser ton regard se cogner à la vitrine d’un café, suivre la lente trajectoire d’un enfant courant après un ballon, être ébranlé par cette splendeur et cette misère mêlées. Mais, bien sûr, tu t’inventes une raison, ou plutôt une excuse : le sac-tube comme les pieds en sang ne sont que des métaphores. Voyager ainsi n’est plus une option. Ce serait puéril, peut-être même lâche. La vérité, c’est que le seul bagage nécessaire, celui qui ne te quitte jamais, n’est rien d’autre que l’attention. L’attention. Ce mot presque banal, pourtant si vaste qu’il semble toujours te glisser entre les doigts quand tu veux le cerner. De quoi aurais-tu besoin à part elle ? Elle seule te permet de voyager, même dans ton immobilité. En quoi consiste-t-elle ? Ce n’est pas juste une question de regarder ou d’écouter, mais d’habiter pleinement ce que tu perçois, jusqu’à en effacer tes propres contours. L’attention te pousse à remarquer la lumière particulière d’un matin d’hiver, la façon dont elle dessine sur le mur une cartographie éphémère avec les ombres des objets. Elle te fait t’arrêter sur des détails insignifiants, comme les craquelures d’un mur ou la courbe d’une cuillère laissée sur la table. Elle te rappelle que tout est là, vivant, même dans ce que tu croyais figé ou mort. C’est l’attention qui transforme le voyage en acte de présence. Elle est le tamis qui, dans le flot incessant du quotidien, permet de chercher l’or de la rivière. Même ici, dans cette pièce où tu es resté immobile si longtemps, elle déplace les frontières du monde. Tu peux la cultiver, non comme une discipline rigide, mais comme un souffle, un relâchement, un élan intérieur. Et c’est peut-être là que réside ton paradoxe. Toi qui as si souvent rêvé d’errance et d’horizons lointains, c’est dans cette immobilité que tu as appris à voyager. Tu te rappelles que voyager léger ne signifie pas fuir ou rejeter tout ce que l’on possède, mais simplement porter en soi le poids d’une vie, aussi légère ou lourde soit-elle, avec lucidité et humour. Voilà ce qui compte : ne pas se prendre trop au sérieux, car après tout, comme tu le dis souvent, le seul vrai luxe dans cette existence, c’est peut-être de voyager avec rien d’autre que l’attention et une bonne dose de second degré.|couper{180}

peintres

Carnets | janvier 2023

13 janvier 2023

propagande vintage https://prisonniers-de-guerre.fr/indexstooo/ Les affiches de voyages contiennent tant d’images attendues inconsciemment que l’œil les repousse aussitôt qu’il les voit. Il glisse, s’évade dans une périphérie proche, immédiate désormais, fuit ces images pour se réfugier sur le crépi d’un mur, une fissure, une tache de ciment, un papier gras, un mégot roulant au sol. Dérapage d’un œil effrayé, dégoûté. Un œil qui ne voudrait plus jamais voir ce qu’il a déjà tant vu. Et l’accompagne, ou le pousse, une urgence à se réfugier, à rejoindre, même si elle est âpre, rugueuse, la sécurité de ce que tu nommes la réalité. Ce concept de voyage, qui utilise tous les codes de la séduction pour t’embobiner, t’est devenu insupportable. Peut-être parce qu’autrefois tu fus si bon public. Tu t’égarais dans la rêverie de devenir tel ou tel autre voyageur, mais tu n’étais pas toi. Tu poussais la bêtise vers ce qu’elle peut cacher de plus ultime, de plus ridicule ou tragique : le fait d’être à ce point idiot d’aller jusqu’au bout. Réaliser des fantasmes qui, en outre, ne t’appartiennent pas, mais relèvent d’une illusion collective, c’est justement ce qu’il ne faut jamais faire. Tout désir s’y épuise et sombre dans l’ennui. C’est ainsi qu’on s’imagine toujours en vie, alors qu’en réalité, on se retrouve sonné par la rapidité avec laquelle on a passé le temps, la frontière. Et soudain, la flamme est soufflée. On parvient au pays des morts. Voilà ce qui ne va pas avec les affiches de voyage : elles te rappellent toutes que tu es mort. Et cela aussi pourrait t’attrister, si tu ne conservais pas malgré tout un peu d’humour. Car tout compte fait, cette mort n’est pas si terrible. Parfois, tu n’es pas loin d’accepter qu’elle soit même plus intéressante à vivre que n’importe quelle autre vie vécue autrefois.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

Voyage au Moyen-Age.

illustration : le bosphore dans les années 80 Sitôt que l'on parvient à Istanbul par la route et si l'on y arrive de nuit on ne constate pas de différence notoire avec n'importe quelle autre ville d'Europe. Mais le lendemain, sortir d'un hotel modeste du quartier Beyazit, au petit matin pour aller boire un café et se retrouver soudain avec du marc dans la bouche sera un premier indice d'une singularité qui nous aura échappée. Et si dès ce tout premier jour dans l'ex Constantinople, la très ancienne Byzance, on s'avise de marcher dans la ville européenne vers le détroit du Bosphore, qu'on trouve un moyen pour traverser le pont qui mène à la ville asiatique alors, c'est certain, ce vacillement des sens qui parvient à l'être en premier par l'olfatique, l'ébranle en même temps que l'époque dans laquelle il croyait se voir voyageant. Une béance s'ouvre alors sous les pieds du visiteur ou du touriste, celle du temps et on cherchera alors bien sûr appui sur des clichés vieillots, tout droit sortis des manuels scolaires, des livres d'histoire pour s' évoquer en tentant de s'expliquer de se rassurer ce surgissement d'un Moyen-age farfelu, d'une vue d'esprit produite par les modernes. En regardant ce matin sur Twitter les visages des jeunes gens pendus par les sbires de Téhéran, je voyais le visages de mes amis d'autrefois. Et c'était des jeunes gens qui avaient juste eu le temps de goûter à notre époque dite moderne, au temps du Shah, pour replonger dans le même cliché du Moyen-age que déjà j'inventais. Des bouchers qui m'avaient accueilli dans leur maison en échange seulement de quelques chansons que je leur avais permises d'écouter dans le bus quittant la gare routière d'Istambul justement. Et c'est étrange de comparer l'idée que je me fis du moyen-âge en traversant la Turquie, puis l'Iran, Le Pakistan, L' Inde et la Chine, tous ces pays taggés par mon point de vue occidental et soi-disant moderne civilisé, puis de constater à quel point les cultures les civilisations de ces pays furent dans d'autres temps florissantes et ouvertes, d'une richesse tant sur le plan économique qu'humain. Quelle idée de Moyen-Age avais-tu en ce temps là que tu ne puisses désormais la retrouver une vie après. Et si tu ne peux la retrouver sans doute est-ce parce que tu manques désormais de confiance dans les éléments comparatifs qui autrefois t'aidaient à la fabriquer. Le fait que la barbarie, la bêtise, l'ignorance aient souillé tant de valeurs auxquelles tu croyais jadis et que tu vois s'évanouir aujourd'hui y est certainement pour beaucoup. Non pas qu'en toi elles eussent disparues, ce n'est pas cela, c'est plus une sensation de se retrouver seul soudain dans la nuit d'un moyen-âge inédit, de songer à ces valeurs comme on songe à la flamme vacillante d'une chandelle qui tremble et menace de s'éteindre complètement si par mégarde on n'y accorde plus d'attention.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

Les affiches de voyages

Les affiches de voyages contiennent tant d'images attendues inconsciemment que l'œil les repousse aussitôt qu'il les voit. Il glisse, s'évade, dans une périphérie proche immediate désormais, les fuit pour se réfugier sur le crépis d'un mur, une fissure, une tâche de ciment, un papier gras , un mégot roulant au sol. Dérapage de l'œil effrayé, dégouté. un œil qui ne voudrait plus jamais voir ce qu'il a déjà tant vu. Et l'accompagne, ou le pousse, une urgence à se réfugier, à rejoindre, même si elle est âpre, rugueuse, la sécurité de ce que tu nommes la réalité. Ce concept de voyage utilisant tous les codes de la séduction pour t'embobiner t'es devenu insupportable. Et peut-être est-ce parce qu'autrefois tu fus si bon public, que tu t'égarais dans la rêverie de devenir tel ou tel autre voyageur, mais n'était pas toi, que tu poussais la bêtise vers ce qu'elle peut celer de plus ultime, de plus ridicule ou tragique. Le fait d'être à ce point idiot d'aller jusqu'au bout. De réaliser des fantasmes qui en outre ne t'appartiennent pas, mais plus à une illusion collective, c'est justement ce qu'il ne faut pas, jamais faire. Tout désir s'y épuise et sombre dans l'ennui, et c'est ainsi qu'on s'imagine toujours en vie mais qu'en vrai on se retrouve sonné par la rapidité avec quoi on a passé le temps la frontière.Et soudain la flamme est soufflée, on parvient au pays des morts. Voilà ce qui ne va pas avec les affiches de voyage, les affiches de voyages te rappellent toutes que tu es mort. Et cela aussi pourrait t'attrister si tu ne conservais pas malgré tout un peu d'humour. Car tout compte fait, cette mort n'est pas si terrible, et parfois tu n'es pas loin d'accepter le fait qu'elle soit plus intéressante à vivre que n'importe quelle autre vie vécue autrefois.|couper{180}

carnet de voyage

Carnets | janvier 2023

12 janvier 2023

La tentation de saint-Antoine par Dali La familiarité que tu auras construite avec les mots est le résultat d’une urgence qui t’a contraint, durant la première partie de ta vie, à devenir un être parlé plutôt qu’un être parlant. Une familiarité de surface qui t’aura surtout aidé à te débarrasser d’une parole, ayant compris que la plupart du temps, seuls quelques mots-clés étaient entendus lorsque tu t’exprimais. L’objet de cette parole que tu pourrais nommer fonctionnelle était d’indiquer un certain nombre d’objectifs et de te positionner, toi ou autrui, comme un sujet se dirigeant vers l’un d’eux. Cela était censé rassurer ton entourage. En revanche, s’interroger sur l’origine de tous ces mots, de tous ces objets, personne ne trouvait cela utile. C’était perçu comme une perte de temps, vite classée dans une catégorie péjorative : l’intellectuelle. À l’école, peu d’émulation non plus, ni de la part de tes instituteurs, maîtresses et professeurs, ni des élèves. Il y avait un programme scolaire à suivre pour atteindre des objectifs, à l’aide de moyennes pondérées. Des classes surchargées et, parfois, un manque d’enthousiasme flagrant pour toute notion de transmission se répercutait sur sa réception. Un essoufflement, une fatigue, un dégoût palpable des deux côtés, semble-t-il. Et très tôt, tu t’es révolté, de façon inconsciente, contre ce type d’enseignement. Tu t’es arc-bouté pour ne pas y pénétrer, pour refuser d’être englouti par ce que tu percevais déjà comme une pensée formatée, une pensée unique, une pensée vide. Et surtout contre l’autorité qui cherchait à te l’imposer. L’enseignement comme antichambre de l’usine, du bureau, de l’armée. Destiné à fabriquer des morts convenables, que tout rouleau compresseur pourrait laminer sans difficulté particulière : des ouvriers, soldats, employés, citoyens, dont la seule qualité requise était la docilité. L’enseignement comme préambule à la fosse commune où l’on enfouirait tous ces anonymes ayant atteint l’objectif attendu d’eux : travailler, faire des enfants, maintenir l’approvisionnement de l’espèce, consommer. Tout cela avec un minimum de vagues. D’une certaine manière, tu fus aussi prisonnier ou esclave qu’un juif en Égypte sous Pharaon. Donc pas étonnant qu’à un moment ou à un autre, la notion d’exode ou de désert t’ait servi de recours. Mais comment as-tu compris, intuitivement, l’étymologie de ces mots ? Voilà une énigme. Car c’est le mot liberté qui s’est immédiatement présenté à toi en tant que synonyme, quand tu convoquais ces mots. Ainsi, l’exode et l’errance ont pénétré en toi autrement que sous la forme commune d’une malédiction. Ce fut bien des années plus tard que te parvinrent les signes avant-coureurs, les prémices d’une explication. D’une part, en étudiant ton histoire familiale – notamment la branche maternelle – et ce soupçon de plus en plus insistant d’y découvrir un secret. Une judéité, probablement, si inavouable pour celles et ceux qui durent la taire qu’aucun indice ne te fut jamais livré. D’autre part, l’étude des mots, vers lesquels tu fus irrépressiblement attiré. Ce voyage intérieur, que tu entrepris comme poussé par une destinée étrange, d’abord en toute inconscience, peut maintenant être retracé dans ses étapes majeures et mineures. Jusqu’à la découverte récente d’un élément en apparence bénin et pourtant extraordinaire : le CMS Spip, à travers l’étude d’un site internet non moins bénin qu’extraordinaire, le Tiers Livre. Si tu déclares ces deux termes, bénin et extraordinaire, c’est parce qu’ils semblent expliquer un mouvement récurrent dans ton existence : voir un objet, imaginer savoir ce qu’il est au premier abord, puis, en creusant, laisser surgir l’extraordinaire derrière l’apparente banalité. Rien de magique ou de fantastique, mais un extraordinaire comme extraction. Extraction d’un point de vue où tu te tiens habituellement figé, oppressé, exténué. Un extraordinaire semblable à une respiration, à un second souffle. Quand tu observes l’architecture de ce site, c’est toute une pensée qui soudain se retourne sur elle-même. L’horizontalité que tu y découvres est ce désert qui t’accueille : une vaste étendue fertile, un vert pâturage. Tu pourrais y faire paître ton troupeau toute une vie sans en épuiser les richesses. Qui s’attendrait à ce que le désert ne soit pas toujours sec comme celui du Sahara ? Quelqu’un qui ne serait pas borné, ni victime d’une pensée formatée. Quelqu’un qui se serait rendu dans le Sinaï et serait tombé à la renverse en y trouvant des animaux, des plantes, de la verdure, de l’eau. Quelqu’un qui se serait penché sur l’étymologie des mots, sur leurs occurrences, leurs histoires. Tout cela, tu l’auras fait en toute inconscience, sans but véritable, dans un égarement et une solitude incroyables. Et, en y réfléchissant maintenant, tu te souviens, presque fortuitement, que la racine hébraïque du mot désert est, étrangement, la même que celle des mots pâturage et parole.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

Etudes d’arborescences

Tu peux t'exercer à l'arborescence comme on vide une possibilité du choix. Du choix tel qu'on l'entends généralement, un pauvre choix, un choix paresseux. Ensuite ce que ça donne c'est une suite de mots, de concepts, de couleurs, que l'hyper lien ou l'hyper texte peut réunir dans de nouvelles formules. Non pour aller en quête d'une originalité, ce n'est pas ça et tu n'y crois pas de toutes façons. Mais pour dire une chose ancienne autrement. Pour créer de nouveaux possibles afin que cette chose soit compréhensible dans un instant T une époque, une culture qui a oublié ses racines, sa raison d'être. Pourquoi la Torah et le Talmud existent sinon justement pour rester optimiste quand à ces possibilités de réorganiser le meme en autre chose. Autre chose qui serait à l'image de l'infini, c'est à dire qui ne s'arrêterait jamais que pour à chaque fois repartir. Un mouvement perpétuel. Te voici en ce moment en train de travailler six tableaux en même temps. Tu passes de l'un à l'autre quand tu cales sur un. Quand le coup de pinceau de trop te semble menaçant de trop en dire ou en faire. Et cette énergie que tu interromps, plus ou moins volontairement, retrouve un nouveau souffle sur une autre toile et ainsi de suite. Ce qu'il te faut accepter c'est le temps comme donnée fondamentale dans laquelle tu peux déployer une certaine quantité d'énergie par tableau. Mettons une heure, une fois celle-ci achevée une autre temporalité est de nouveau possible- une heure neuve. Ce qui ne change pas c'est la gamme de couleurs que tu utilises. Pour l'instant c'est elle qui crée le lien. Les possibilités d'agencer ces couleurs sont elles aussi infinies. Sauf que tu dois tenir compte à chaque fois de l'espace, des autres couleurs qui environnent une couleur, des valeurs, du contraste que tout ce puzzle produit. Et parallèlement à cela une multitude de sujets d'idées sont là qui pressent pour sortir comme un troupeau de moutons ou de brebis. Ça bêle dans tout les sens à l'intérieur, mais tu ne l'es écoutes pas, tu t'en fous, une chose après l'autre. Et puis ce pari dont tu n'oses pas vraiment parler que le sujet viendra quand il devra venir, une fois l'assemblage achevé de tous les gestes successifs réalisés dans ce que tu nommes probablement à tort, l'aléatoire. Aléatoire tant que tu n'as pas confiance aveuglément en ce qui se passe voilà la vérité. Et intuition que confiance ou pas ça ne changerait rien, qu'en allant ainsi ton bonhomme de chemin il faut continuer d'écarter les faux buts, se laisser cueillir par ce qui de toutes façons arrivera.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

11 janvier 2023-2

Les premières masses et couleurs d'une toile, janvier 2023 Tu peux t’exercer à l’arborescence comme on vide une possibilité du choix. Du choix tel qu’on l’entend généralement : un pauvre choix, un choix paresseux. Ensuite, ce que ça donne, c’est une suite de mots, de concepts, de couleurs, que l’hyperlien ou l’hypertexte peut réunir dans de nouvelles formules. Non pour aller en quête d’une originalité – ce n’est pas ça, et tu n’y crois pas de toute façon –, mais pour dire une chose ancienne autrement. Pour créer de nouveaux possibles afin que cette chose soit compréhensible dans un instant T, dans une époque, dans une culture qui a oublié ses racines, sa raison d’être. Pourquoi la Torah et le Talmud existent-ils, sinon justement pour rester optimistes quant à ces possibilités de réorganiser le même en autre chose ? Autre chose qui serait à l’image de l’infini, c’est-à-dire qui ne s’arrêterait jamais, sauf pour repartir à chaque fois. Un mouvement perpétuel. Te voici, en ce moment, en train de travailler six tableaux en même temps. Tu passes de l’un à l’autre quand tu cales sur l’un. Quand le coup de pinceau de trop te semble menaçant : celui de trop en dire ou trop en faire. Et cette énergie que tu interromps, plus ou moins volontairement, retrouve un nouveau souffle sur une autre toile, et ainsi de suite. Ce qu’il te faut accepter, c’est le temps comme donnée fondamentale dans laquelle tu peux déployer une certaine quantité d’énergie par tableau. Mettons une heure. Une fois celle-ci achevée, une autre temporalité devient de nouveau possible – une heure neuve. Ce qui ne change pas, c’est la gamme de couleurs que tu utilises. Pour l’instant, c’est elle qui crée le lien. Les possibilités d’agencer ces couleurs sont elles aussi infinies. Sauf que tu dois tenir compte, à chaque fois, de l’espace, des autres couleurs qui environnent une couleur, des valeurs, du contraste que tout ce puzzle produit. Et parallèlement à cela, une multitude de sujets, d’idées sont là, qui pressent pour sortir, comme un troupeau de moutons ou de brebis. Ça bêle dans tous les sens à l’intérieur, mais tu ne les écoutes pas, tu t’en fous : une chose après l’autre. Et puis, ce pari dont tu n’oses pas vraiment parler : que le sujet viendra quand il devra venir. Une fois l’assemblage achevé, tous les gestes successifs réalisés dans ce que tu nommes probablement à tort « l’aléatoire ». Aléatoire tant que tu n’as pas confiance aveuglément en ce qui se passe : voilà la vérité. Et intuition que, confiance ou pas, ça ne changerait rien. Qu’en allant ainsi ton bonhomme de chemin, il faut continuer d’écarter les faux buts, se laisser cueillir par ce qui, de toute façon, arrivera.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

11 janvier 2023

Deguisement Aristocrate [Image fixe] : A ton pouvoir la Nation a mis des bornes Beau Masque on te connoit cache tes cornes : [estampe] / [non identifié] Images de la Révolution française : catalogue du vidéodisque, 1990, 2961-2962 = Vidéodisque, 2961-2962 ( dans BNF catalogue général) L’escargot est un des meilleurs symboles de la lenteur, mais pas seulement : il porte aussi sa maison sur son dos, ce qui peut également évoquer le talmudiste, ou plus modestement celui ou celle qui se voue corps et âme à l’exercice singulier de l’écriture, de la lecture, voire de la peinture. Être en chemin et se hâter lentement. Sans oublier cet autre symbole inscrit sur la coquille : la spirale, logarithmique comme celle que l’on découvre avec patience — dans les artichauts, si on ne la détecte pas tout de suite dans l’organisation de leurs feuilles — lorsque l’on parvient au cœur, aux mouvements de poils tournoyant tels de mini-maelströms, à la surface de ce cœur à la fois croquant et suave. Ensuite, après avoir relevé toutes ces indications, il faut des nerfs. Hier, tu as un peu moins fait semblant de travailler que durant ces dernières semaines. Tu t’es lancé dans la réalisation de fonds sur trois grandes toiles : 100×80, un format 60×80, et encore un autre 70×70. Après des jours de tâtonnement, de trituration de toute cette boue, du pour et du contre, quelque chose a lâché. L’escargot se transforme parfois, sitôt que l’on détourne le regard de son trajet, en bolide. Non que tu te sois mis à peindre vite, au contraire, tu as fait tout ça au ralenti. Et c’est encore une particularité de ce type de lenteur que tu connais déjà, mais sur laquelle tu ne t’arrêtes jamais tant tu as toujours cette sensation désagréable de n’en avoir pas suffisamment fait, de n’avoir pas assez donné de toi-même. Tu imagines toujours si facilement être à côté de tes pompes, selon l’expression consacrée. C’est la définition de toi formulée depuis la nuit des temps par ces voix d’outre-tombe et dont l’écho continue à produire son petit effet troublant. On en revient encore à la notion de double : à celui qui marche sous les yeux du même qui l’observe marcher et, de temps en temps, pousse l’ensemble, comme par inadvertance, dans l’égarement. Mécanisme totalement inconscient pendant une vie entière et qui, tout à coup, se dévoile comme au terme d’un tour de table au poker. Quelque chose abat son jeu et l’on reste mi-figue, mi-raisin dans cet instant, cet entre-deux, où l’on ne sait si l’on a gagné ou perdu la mise. C’est d’ailleurs cet instant, extrêmement excitant, qui explique tout l’attrait du jeu probablement. Car gagner ou perdre n’est rien de plus qu’une conséquence assez banale. Et surtout que l’on peut retourner comme un gant à loisir. N’est-ce pas cela, en fin de compte, la nature même de cet engouement pour la lecture, pour l’écriture, pour la peinture, si tu réfléchis bien ? Ce creux semblable à celui du clou qui pénètre l’argile d’un rouleau pour créer la lettre, le mot, la langue. Ce cercle ou ce point sur lequel l’artiste aurait zoomé, dans le tableau de Malevitch. Ce que l’on ne voit pas à l’œil nu sur les photographies que l’on trouve sur le Net, c’est la vibration affolante de la peinture. Toutes les traces laissées par l’homme et cette entité — appelle ça Dieu ou l’inconscient — qui, pour que cette figure naisse, s’oblige à se retirer, à laisser ce creux. La fameuse phrase de Lacan, « tout moins un », parce que tout seul rien n’est possible : si tout se suffit à lui-même, nulle nécessité d’humanité. Et c’est aussi la phrase de Kafka lorsqu’il dit : « Je regarde par la fenêtre » (de mémoire), qu’il considère comme une phrase parfaite. Ensuite, le temps que toute cette compréhension surgisse à partir du travail toujours en mouvement de l’intuition… est-ce important de se plaindre ou de se réjouir ? Sans doute n’est-ce pas utile, ni essentiel, de placer ton attention sur ce point. Juste constater que cette sensation d’égarement perpétuelle, dans laquelle tu n’as jamais voulu dévier d’un iota, est le chemin, le seul, l’unique que tu auras choisi d’emprunter et sur lequel — n’est-ce pas miraculeux ? — tu te tiens toujours.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

En chemin

L'escargot est un des meilleurs symbole de la lenteur, mais pas seulement, il porte aussi sa maison sur son dos, ce qui peut être aussi évoquer le talmudiste, ou plus modestement celle où celui qui se voue corps et âme à l'exercice singulier de l'écriture, de la lecture, voire de la peinture. Être en chemin et se hâter lentement. Sans oublier cet autre symbole inscrit sur la coquille, la spirale, logarithmique comme celle que l'on découvre avec patience- dans les artichauts, si on ne la détecte pas tout de suite dans l'organisation de leurs feuilles- lorsque l'on parvient au cœur, aux mouvements de poils tournoyant tels de mini maelströms, à la surface de ce coeur à la fois croquant et suave. Ensuite, après avoir relevé toutes ces indications, il faut des nerfs. Hier tu as un peu moins fait semblant de travailler que durant ces dernières semaines. Tu t'es lancé dans la réalisation de fonds sur de trois grandes toiles 100x80 un format 60x80 et encore un autre 70x70. Après des jours de tâtonnement, de trituration de toute cette boue, le pour et le contre quelque chose à lâché. l'escargot se transforme parfois, sitôt que l'on détourne le regard de son trajet, en bolide. Non que tu te sois mis à peindre vite, au contraire tu as fait tout ça au ralenti. Et c'est encore une particularité de ce type de lenteur que tu connais déjà, mais sur quoi tu ne t'arrêtes jamais tant tu as toujours cette sensation désagréable de n'en avoir pas suffisamment fait, de n'avoir pas assez donné de toi-même. Tu imagines toujours si facilement être à côté de tes pompesselon l'expression consacrée. C'est la définition de toi formulée depuis la nuit des temps par ces voix d'outre-tombe et dont l'écho continue à produire son petit effet troublant. On en revient encore à la notion de double, à celui qui marche sous les yeux du même qui l'observe marcher et de temps en temps pousse l'ensemble comme par inadvertance dans l'égarement. Mécanisme totalement inconscient pendant une vie entière et qui tout à coup se dévoile comme au terme d'un tour de table au poker. Quelque chose abat son jeu et l'on reste mi-figue mi-raisin dans cet instant, cet entre- deux, où on ne sait si on a gagné ou perdu la mise. C'est d'ailleurs cet instant qui extrêmement excitant explique tout l'attrait du jeu probablement. Car gagner ou perdre n'est rien de plus qu'une conséquence assez banale. Et surtout que l'on peut retourner comme un gant à loisir. N'est-ce pas cela en fin de compte la nature même de cet engouement pour la lecture, pour l'écriture, pour la peinture, si tu réfléchis bien. Ce creux semblable à celui du clou qui pénètre l'argile d'un rouleau pour créer la lettre, le mot, la langue. Ce cercle ou ce point sur quoi l'artiste aurait zoomé, du tableau de Malevich. Ce que l'on ne voit pas à l'œil nu sur les photographies que l'on trouve sur le net, c'est la vibration affolante de la peinture. Toutes les traces laissées par l'homme et cette entité, appelle ça Dieu ou l'inconscient, qui pour que cette figure naisse s'oblige à se retirer, à laisser ce creux. La fameuse phrase de Lacan tout moins un parce que tout seul rien n'est possible, si tout se suffit à lui-même nulle nécessite d'humanité. Et c'est aussi la phrase de Kafka lorsqu'il dit : je regarde par la fenêtre ( de mémoire ) et qu'il considère comme une phrase parfaite. Ensuite le temps que toute cette compréhension surgisse à partir du travail toujours en mouvement de l'intuition... est-ce important de se plaindre ou de se réjouir. Sans doute n'est-ce pas utile, essentiel , de placer ton attention sur ce point. Juste constater que cette sensation d'égarement perpétuelle et dans laquelle tu n'as jamais voulu dévier d'un iota est le chemin, le seul, l'unique que tu auras choisi d'emprunter et sur lequel, n'est-ce pas miraculeux, tu te tiens toujours.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

10 janvier 2023

Le narrateur explore son décalage face aux récits de voyage, ces villes que l'on croit connaître mais qui se transforment sous les mots des autres. Une réflexion sur la subjectivité des souvenirs et l'art de la narration.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

lire Pierre Bergounioux.

Lu quelques pages du premier mot de Pierre Bergounioux, Gallimard 2001. Dés le début il m'est nécessaire de le lire à haute voix pour apprendre à connaître son souffle, sa respiration, sinon quasiment impossible de le lire en silence. Impression que les trois quart de l'importance de ses phrases m'échappent. Et comme à dire ses mots à lui ainsi avec ma voix à moi m'en rapproche. Sauf que cette part de moi-même qui se rapproche de ce texte est inédite dans sa plus grande présence. Je retrouve un désarroi infini d'enfant à cette lecture, un désarroi que ce texte met à jour sans brusquerie , aimablement, calmement, savamment. Et c'est bien là encore que je peux mesure l'écart entre ce que je voudrais parvenir à écrire, ce que j'imagine écrire et ce que j'écris réellement.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

voyage figuratif, voyage abstrait

avancée du travail sur l'âne le classique et l'indien janvier 2023 Tout vient de l'œil et du temps pour bien ou mal voyager. À Lahore, au Pakistan où je parvins après un éreintant voyage au travers la chaleur, l'odeur du thé au lait brûlant , relevé de bergamote, et mon habituelle mélancolie, j'allais visiter le Fort Rouge . Plus par désœuvrement, parce qu'il faut amasser ce genre de faits d'arme comme un guerrier collectionne les dents de ses victimes et les exhibera ensuite en collier, que par véritable intérêt. Rouge, le fort ne le fut que peu avant qu'il ne devinsse, tout à coup, en quelques secondes à peine , une photographie passée, une image dans une boîte , imprimée en négatif sur un support de gélatine, censée immortaliser cet instant, mais une image trompeuse. Ce ne fut qu'un simple coup d'œil, au millième de seconde, un cliché comme toutes ces images capturées par les appareils photographiques des touristes. J'ai donc vu le Fort Rouge comme la plupart des gens qui furent là au même moment. J'ai vue une bâtisse, une construction visible avec ses dimensions précises mais dont la précision m'échappe encore aujourd'hui , tout comme les nécessités de sa géométrie apparente et secrète, son histoire, sa raison d'être. J'ai tout écarté en un clin d'œil de façon grossière, rétinienne, figurative dans l'acception la plus grossière du mot. De la plupart des lieux visités ainsi dans l'urgence de voir sans savoir, et-faut-il l'ajouter- une ignorance propre à la jeunesse, leur réalité m'aura échappée. De retour chez moi, à Paris ou ailleurs il m'en est resté une sorte de frustration et aussi une sorte d'étrange regret, comme de la culpabilité. Car à l'évidence et je me le suis souvent dit , ce fut comme si je n'avais rien vu du tout, que j'eusse vu les choses qu'en surface. Et même pire que je ne l'ai jamais vues autrement qu'en imagination. C'est pour cela que je peux dire aujourd'hui, je peux même le déclarer : que l'essentiel de tous ces lieux, sans aucun doute m'a échappé. C'est ainsi que, durant toute ma vie et durant ces voyages, j'ai amassé des trophées en toc dans ma mémoire. Et en réalité aujourd'hui quelle amertume de constater qu'elle n'est plus qu'une sorte de musée à l'abandon, peuplé d'œuvres que nul public ne regarde jamais, pas même moi. Et puis un jour j'ai pris le temps de regarder attentivement le corps de cette femme allongée près de moi dans cette chambre d'hôtel, à Karachi. Nous avions fait l'amour toute la nuit avec vigueur et même parfois avec un peu de tendresse et désormais elle dormait. Combien de temps suis-je resté là appuyé sur un coude à observer son visage, ses paupières closes, sa bouche légèrement entrouverte et son corps nu abandonné à la quiétude du sommeil, je ne saurais le dire. En revanche ce dont je me souviens avec une extrême précision c'est comment cette femme, ce corps, cette présence, tout cela se métamorphosa soudain en une vision abstraite. L'œil, adjoint à la durée que j'avais prise cette fois pour regarder avait eu le pouvoir étonnant de me montrer une version totalement inédite de ce que je croyais être la réalité avec laquelle je vivais jusque- là. Ce fut comme une trouée dans l'espace temps une émotion bouleversante car soudain des bribes de souvenirs totalement oubliés me revinrent par flots. La plupart appartenaient à la période de l'enfance où j'avais coutume de rester de longues heures à observer le ciel, un tronc d'arbre, des colonies d'insectes dans les herbes du jardin. La femme qui dormait près de moi n'était plus alors cette inconnue que j'avais rencontrée quelques jours à peine auparavant, elle était devenue une abstraction si j'ose dire un tel mot. Mais il n'est pas péjoratif du tout, bien au contraire. Je crois que c'est à ce moment là précisément que j'ai découvert le sens de ce mot. Je m'étais abstrait d'un espace temps pour pénétrer dans un autre beaucoup plus vaste et mystérieux. La seule explication de ce micro événement mais d'un intensité qui perdure encore, et que je peux livrer des années après, c'est une raison liée à l'œil et au temps pris par celui-ci pour s'ouvrir, pour voir ce qui ne se laisse pas voir dans la rapidité.|couper{180}