Lorsque l’on me raconte des récits de voyage, je suis toujours surpris par la manière dont ils sont relatés. Les noms des villes, que je pense connaître pour y être passé une fois ou deux, se transforment à chaque fois sous l’effet du ton, du timbre, de la prononciation de ceux qui les évoquent. Prenons par exemple La Havane. Je me souvenais vaguement y avoir été en 2006, pour mon voyage de noces. Mais en écoutant un journaliste prononcer son nom, puis en regardant un documentaire sur la ville, ma curiosité s’est éveillée : je ne reconnaissais pas La Havane que l’on me montrait.
Le même phénomène s’est produit pour Lisbonne, que je pensais connaître intimement, ainsi que pour Berlin, Prague, Londres, et même Jaipur. À chaque fois, c’était comme si je n’y avais jamais mis les pieds. Si je rencontrais dix personnes ayant visité La Havane, chacune me peindrait sans doute une ville imaginaire.
Comment s’y prennent-elles pour donner l’impression du vrai ? Il suffit d’énoncer quelques noms de quartiers, des rues, en usant de l’idiome local. Dire "Habana Vieja" au lieu de "vieille ville", ou murmurer, les yeux mi-clos : "Je me souviens d’avoir traversé la Plaza de la Revolución à Vedado, immense, une des plus grandes du monde..." Ce genre de détail valide, pour la plupart des auditeurs, l’authenticité du récit. Mais pour moi, cela ne sonne jamais vrai. Je ne me souviens plus du tout de cette fameuse place, ni des gratte-ciels autour, juste d’une place quelconque, perdue parmi tant d’autres dans le monde.
C’est exactement ce qui se passe quand on me raconte des voyages avec force détails. Longtemps, je dois l’avouer, cela m’agaçait. Je prenais conscience de mon incapacité à retenir quoi que ce soit de mes propres périples. Mais avec le temps, la répétition et l’ennui m’ont conduit à une quasi indifférence face à ces récits. Si je n’avais pas à subir de projection de photos en plus, je pouvais m’estimer heureux.
J’ai lu Cendrars, Pierre Loti, Alexandra David-Néel, Pierre Mac Orlan, et surtout Gustave Le Rouge, ce menteur bien moins talentueux que les autres. Peut-être est-ce la principale raison de mon détachement vis-à-vis des récits, souvent très médiocres, de narrateurs lambda. C’est à partir de cette prise de conscience que j’ai enveloppé tous mes propres voyages dans un épais silence. Car, comme tout le monde, je n’ai qu’un arsenal très limité de combines pour rendre un récit de voyage intéressant.