La tentation de saint-Antoine par Dali

La familiarité que tu auras construite avec les mots est le résultat d’une urgence qui t’a contraint, durant la première partie de ta vie, à devenir un être parlé plutôt qu’un être parlant. Une familiarité de surface qui t’aura surtout aidé à te débarrasser d’une parole, ayant compris que la plupart du temps, seuls quelques mots-clés étaient entendus lorsque tu t’exprimais. L’objet de cette parole que tu pourrais nommer fonctionnelle était d’indiquer un certain nombre d’objectifs et de te positionner, toi ou autrui, comme un sujet se dirigeant vers l’un d’eux. Cela était censé rassurer ton entourage. En revanche, s’interroger sur l’origine de tous ces mots, de tous ces objets, personne ne trouvait cela utile. C’était perçu comme une perte de temps, vite classée dans une catégorie péjorative : l’intellectuelle.

À l’école, peu d’émulation non plus, ni de la part de tes instituteurs, maîtresses et professeurs, ni des élèves. Il y avait un programme scolaire à suivre pour atteindre des objectifs, à l’aide de moyennes pondérées. Des classes surchargées et, parfois, un manque d’enthousiasme flagrant pour toute notion de transmission se répercutait sur sa réception. Un essoufflement, une fatigue, un dégoût palpable des deux côtés, semble-t-il. Et très tôt, tu t’es révolté, de façon inconsciente, contre ce type d’enseignement. Tu t’es arc-bouté pour ne pas y pénétrer, pour refuser d’être englouti par ce que tu percevais déjà comme une pensée formatée, une pensée unique, une pensée vide. Et surtout contre l’autorité qui cherchait à te l’imposer. L’enseignement comme antichambre de l’usine, du bureau, de l’armée. Destiné à fabriquer des morts convenables, que tout rouleau compresseur pourrait laminer sans difficulté particulière : des ouvriers, soldats, employés, citoyens, dont la seule qualité requise était la docilité. L’enseignement comme préambule à la fosse commune où l’on enfouirait tous ces anonymes ayant atteint l’objectif attendu d’eux : travailler, faire des enfants, maintenir l’approvisionnement de l’espèce, consommer. Tout cela avec un minimum de vagues.

D’une certaine manière, tu fus aussi prisonnier ou esclave qu’un juif en Égypte sous Pharaon. Donc pas étonnant qu’à un moment ou à un autre, la notion d’exode ou de désert t’ait servi de recours. Mais comment as-tu compris, intuitivement, l’étymologie de ces mots ? Voilà une énigme. Car c’est le mot liberté qui s’est immédiatement présenté à toi en tant que synonyme, quand tu convoquais ces mots. Ainsi, l’exode et l’errance ont pénétré en toi autrement que sous la forme commune d’une malédiction.

Ce fut bien des années plus tard que te parvinrent les signes avant-coureurs, les prémices d’une explication. D’une part, en étudiant ton histoire familiale – notamment la branche maternelle – et ce soupçon de plus en plus insistant d’y découvrir un secret. Une judéité, probablement, si inavouable pour celles et ceux qui durent la taire qu’aucun indice ne te fut jamais livré. D’autre part, l’étude des mots, vers lesquels tu fus irrépressiblement attiré. Ce voyage intérieur, que tu entrepris comme poussé par une destinée étrange, d’abord en toute inconscience, peut maintenant être retracé dans ses étapes majeures et mineures. Jusqu’à la découverte récente d’un élément en apparence bénin et pourtant extraordinaire : le CMS Spip, à travers l’étude d’un site internet non moins bénin qu’extraordinaire, le Tiers Livre.

Si tu déclares ces deux termes, bénin et extraordinaire, c’est parce qu’ils semblent expliquer un mouvement récurrent dans ton existence : voir un objet, imaginer savoir ce qu’il est au premier abord, puis, en creusant, laisser surgir l’extraordinaire derrière l’apparente banalité. Rien de magique ou de fantastique, mais un extraordinaire comme extraction. Extraction d’un point de vue où tu te tiens habituellement figé, oppressé, exténué. Un extraordinaire semblable à une respiration, à un second souffle.

Quand tu observes l’architecture de ce site, c’est toute une pensée qui soudain se retourne sur elle-même. L’horizontalité que tu y découvres est ce désert qui t’accueille : une vaste étendue fertile, un vert pâturage. Tu pourrais y faire paître ton troupeau toute une vie sans en épuiser les richesses. Qui s’attendrait à ce que le désert ne soit pas toujours sec comme celui du Sahara ? Quelqu’un qui ne serait pas borné, ni victime d’une pensée formatée. Quelqu’un qui se serait rendu dans le Sinaï et serait tombé à la renverse en y trouvant des animaux, des plantes, de la verdure, de l’eau. Quelqu’un qui se serait penché sur l’étymologie des mots, sur leurs occurrences, leurs histoires.

Tout cela, tu l’auras fait en toute inconscience, sans but véritable, dans un égarement et une solitude incroyables. Et, en y réfléchissant maintenant, tu te souviens, presque fortuitement, que la racine hébraïque du mot désert est, étrangement, la même que celle des mots pâturage et parole.