12 janvier 2023
La familiarité que tu auras construite avec les mots est le résultat d’une urgence qui t’a contraint, durant la première partie de ta vie, à devenir un être parlé plutôt qu’un être parlant. Une familiarité de surface qui t’aura surtout aidé à te débarrasser d’une parole, ayant compris que la plupart du temps, seuls quelques mots-clés étaient entendus lorsque tu t’exprimais. L’objet de cette parole que tu pourrais nommer fonctionnelle était d’indiquer un certain nombre d’objectifs et de te positionner, toi ou autrui, comme un sujet se dirigeant vers l’un d’eux. Cela était censé rassurer ton entourage. En revanche, s’interroger sur l’origine de tous ces mots, de tous ces objets, personne ne trouvait cela utile. C’était perçu comme une perte de temps, vite classée dans une catégorie péjorative : l’intellectuelle.
À l’école, peu d’émulation non plus, ni de la part de tes instituteurs, maîtresses et professeurs, ni des élèves. Il y avait un programme scolaire à suivre pour atteindre des objectifs, à l’aide de moyennes pondérées. Des classes surchargées et, parfois, un manque d’enthousiasme flagrant pour toute notion de transmission se répercutait sur sa réception. Un essoufflement, une fatigue, un dégoût palpable des deux côtés, semble-t-il. Et très tôt, tu t’es révolté, de façon inconsciente, contre ce type d’enseignement. Tu t’es arc-bouté pour ne pas y pénétrer, pour refuser d’être englouti par ce que tu percevais déjà comme une pensée formatée, une pensée unique, une pensée vide. Et surtout contre l’autorité qui cherchait à te l’imposer. L’enseignement comme antichambre de l’usine, du bureau, de l’armée. Destiné à fabriquer des morts convenables, que tout rouleau compresseur pourrait laminer sans difficulté particulière : des ouvriers, soldats, employés, citoyens, dont la seule qualité requise était la docilité. L’enseignement comme préambule à la fosse commune où l’on enfouirait tous ces anonymes ayant atteint l’objectif attendu d’eux : travailler, faire des enfants, maintenir l’approvisionnement de l’espèce, consommer. Tout cela avec un minimum de vagues.
D’une certaine manière, tu fus aussi prisonnier ou esclave qu’un juif en Égypte sous Pharaon. Donc pas étonnant qu’à un moment ou à un autre, la notion d’exode ou de désert t’ait servi de recours. Mais comment as-tu compris, intuitivement, l’étymologie de ces mots ? Voilà une énigme. Car c’est le mot liberté qui s’est immédiatement présenté à toi en tant que synonyme, quand tu convoquais ces mots. Ainsi, l’exode et l’errance ont pénétré en toi autrement que sous la forme commune d’une malédiction.
Ce fut bien des années plus tard que te parvinrent les signes avant-coureurs, les prémices d’une explication. D’une part, en étudiant ton histoire familiale – notamment la branche maternelle – et ce soupçon de plus en plus insistant d’y découvrir un secret. Une judéité, probablement, si inavouable pour celles et ceux qui durent la taire qu’aucun indice ne te fut jamais livré. D’autre part, l’étude des mots, vers lesquels tu fus irrépressiblement attiré. Ce voyage intérieur, que tu entrepris comme poussé par une destinée étrange, d’abord en toute inconscience, peut maintenant être retracé dans ses étapes majeures et mineures. Jusqu’à la découverte récente d’un élément en apparence bénin et pourtant extraordinaire : le CMS Spip, à travers l’étude d’un site internet non moins bénin qu’extraordinaire, le Tiers Livre.
Si tu déclares ces deux termes, bénin et extraordinaire, c’est parce qu’ils semblent expliquer un mouvement récurrent dans ton existence : voir un objet, imaginer savoir ce qu’il est au premier abord, puis, en creusant, laisser surgir l’extraordinaire derrière l’apparente banalité. Rien de magique ou de fantastique, mais un extraordinaire comme extraction. Extraction d’un point de vue où tu te tiens habituellement figé, oppressé, exténué. Un extraordinaire semblable à une respiration, à un second souffle.
Quand tu observes l’architecture de ce site, c’est toute une pensée qui soudain se retourne sur elle-même. L’horizontalité que tu y découvres est ce désert qui t’accueille : une vaste étendue fertile, un vert pâturage. Tu pourrais y faire paître ton troupeau toute une vie sans en épuiser les richesses. Qui s’attendrait à ce que le désert ne soit pas toujours sec comme celui du Sahara ? Quelqu’un qui ne serait pas borné, ni victime d’une pensée formatée. Quelqu’un qui se serait rendu dans le Sinaï et serait tombé à la renverse en y trouvant des animaux, des plantes, de la verdure, de l’eau. Quelqu’un qui se serait penché sur l’étymologie des mots, sur leurs occurrences, leurs histoires.
Tout cela, tu l’auras fait en toute inconscience, sans but véritable, dans un égarement et une solitude incroyables. Et, en y réfléchissant maintenant, tu te souviens, presque fortuitement, que la racine hébraïque du mot désert est, étrangement, la même que celle des mots pâturage et parole.
Pour continuer
Carnets | janvier 2023
18 janvier 2023-4
Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-3
À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis "ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ?" Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire "tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose." La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression "être de parole", tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-2
Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}
