bonjour-monsieur-courbet

Le corps est déjà si difficile à mouvoir que lui ajouter le poids de valises, fussent-elles à roulettes, de malles avec leurs armées de porteurs, toute cette logistique accompagnant une volonté de confort dans un déplacement, un voyage, paraît ridicule, voire totalement erroné. C’est une évidence que l’on découvre assez vite : ce poids supplémentaire, visible ou invisible, freine autant l’élan que la pensée. Ensuite, la question du choix surgit, accompagnée du doute sur la manière dont on a décidé de voyager. Comme si ce confort, ce "boulet attaché au pied", imposait sa logique, et qu’on ne savait plus si c’était lui qui dirigeait le voyage ou nous.

Mais n’ayant jamais eu, par ta naissance, ton éducation, et surtout ta volonté viscérale à leur résister, le goût du luxe, tu as très tôt appris à voyager léger. Plutôt que de t’encombrer de choses lourdes à transporter, tu as préféré l’usage du sac-tube, du petit sac à dos, de la besace. Des objets à la fois utiles et symboliques, que tu pourrais presque qualifier d’outils de survie. Ce choix, bien sûr, t’obligeait à tirer un trait sur quantité d’objets rangés dans le domaine de l’indispensable pour la plupart des gens. Pas de manteaux chauds "au cas où", pas de chaussures de rechange, pas de trousses de premiers secours que l’on remplit souvent pour se rassurer davantage que pour en faire usage. Ces absences, loin de te frustrer, devenaient presque une affirmation : partir avec moins, c’était te charger de toi-même, uniquement.

Même lorsque tu as cessé de voyager, réduisant tes déplacements au strict minimum imposé par la contingence, cette habitude de voyager léger ne t’a jamais quitté. Pourtant, aujourd’hui, en examinant la scène de ton quotidien, un doute s’invite. Une sorte de contradiction entre ce que tu crois être et ce que tu es vraiment. Tu te dis : si léger penses-tu être dans cet instant, il est probable que tu te leurres. Ce toit au-dessus de ta tête, ces meubles, dont certains prennent la poussière dans la cave ou le grenier, ces milliers de livres que tu ne relis presque plus, mais qui forment autour de toi une bibliothèque monumentale, comme un rempart de papier. Et la liste pourrait s’allonger : une vieille lampe bancale qui n’a pas été allumée depuis des années mais dont tu ne peux te séparer, des souvenirs entassés dans des boîtes qui n’ont pas été ouvertes depuis ta dernière "grande" tentative de tri. N’es-tu pas finalement devenu l’habitant d’un musée du superflu ? Une sorte de conservateur de tout ce que tu voulais fuir autrefois.

Il en résulte parfois des envies effrayantes. Des élans presque sauvages, que tu chasses aussitôt de ton esprit de peur qu’ils ne t’incitent, comme jadis, à les suivre. Par exemple, cette envie de reprendre ce vieux sac-tube. De prendre un train pour atteindre la mer, un port pour rejoindre un autre continent, t’y perdre. Devenir mendiant dans une rue d’une ville quelconque, et, depuis ce point de vue retrouvé, exercer ton attention au monde. Observer le grouillement des passants, laisser ton regard se cogner à la vitrine d’un café, suivre la lente trajectoire d’un enfant courant après un ballon, être ébranlé par cette splendeur et cette misère mêlées.

Mais, bien sûr, tu t’inventes une raison, ou plutôt une excuse : le sac-tube comme les pieds en sang ne sont que des métaphores. Voyager ainsi n’est plus une option. Ce serait puéril, peut-être même lâche. La vérité, c’est que le seul bagage nécessaire, celui qui ne te quitte jamais, n’est rien d’autre que l’attention.

L’attention. Ce mot presque banal, pourtant si vaste qu’il semble toujours te glisser entre les doigts quand tu veux le cerner. De quoi aurais-tu besoin à part elle ? Elle seule te permet de voyager, même dans ton immobilité. En quoi consiste-t-elle ? Ce n’est pas juste une question de regarder ou d’écouter, mais d’habiter pleinement ce que tu perçois, jusqu’à en effacer tes propres contours. L’attention te pousse à remarquer la lumière particulière d’un matin d’hiver, la façon dont elle dessine sur le mur une cartographie éphémère avec les ombres des objets. Elle te fait t’arrêter sur des détails insignifiants, comme les craquelures d’un mur ou la courbe d’une cuillère laissée sur la table. Elle te rappelle que tout est là, vivant, même dans ce que tu croyais figé ou mort.

C’est l’attention qui transforme le voyage en acte de présence. Elle est le tamis qui, dans le flot incessant du quotidien, permet de chercher l’or de la rivière. Même ici, dans cette pièce où tu es resté immobile si longtemps, elle déplace les frontières du monde. Tu peux la cultiver, non comme une discipline rigide, mais comme un souffle, un relâchement, un élan intérieur.

Et c’est peut-être là que réside ton paradoxe. Toi qui as si souvent rêvé d’errance et d’horizons lointains, c’est dans cette immobilité que tu as appris à voyager. Tu te rappelles que voyager léger ne signifie pas fuir ou rejeter tout ce que l’on possède, mais simplement porter en soi le poids d’une vie, aussi légère ou lourde soit-elle, avec lucidité et humour. Voilà ce qui compte : ne pas se prendre trop au sérieux, car après tout, comme tu le dis souvent, le seul vrai luxe dans cette existence, c’est peut-être de voyager avec rien d’autre que l’attention et une bonne dose de second degré.