On commence par là, ce qui bute. Toujours. Ce qui empêche. Le doute, comme une pierre dans la chaussure, sur cette voix qu’on a quand on parle et celle qu’on a quand on écrit. Deux voix, deux corps, deux rythmes. Et la question qui revient, lancinante : laquelle est la vraie ? Est-ce qu’on s’entend parler comme les autres nous écoutent ? Est-ce qu’on se lit soi-même comme les autres nous lisent ? Ou bien tout ça n’est qu’un jeu d’échos mal accordés ?
Quand tu parles, tu n’es jamais seul. Toujours un autre en face, ou à côté, ou même au-dessus. Alors tu ajustes, tu tailles dans le vif de ta langue, tu fais simple pour que ça passe. Une langue de surface, fonctionnelle, avec ses silences entre les phrases courtes. Et ces mots qu’on répète sans même y penser : bonjour, bonsoir, bonne journée. Une hypnose sociale où chacun joue son rôle. Mais toi, dans ce jeu-là, tu t’effaces un peu plus à chaque fois.
Et puis il y a l’écriture. Là où personne ne te regarde en direct. Là où tu ne sais rien du lecteur, et où pourtant tu ne perds pas de temps à l’imaginer. L’écriture n’a pas besoin de plaire ni de convaincre ; elle creuse son propre sillon. Elle dilate le temps ou le contracte selon son bon vouloir. Elle agrandit un instant jusqu’à l’infini ou condense des années en quelques lignes. C’est un espace à part, où le lieu et le moment deviennent malléables.
Mais il faut remonter loin pour comprendre pourquoi cette fracture existe entre l’oral et l’écrit. L’enfance, toujours elle. Ce moment où tu as tenté d’utiliser ta propre voix et où personne ne t’a écouté. Ou pire : on s’en est moqué. Alors tu as appris à parler comme tout le monde, dans une langue réduite au strict nécessaire. Une langue qui protège mais qui ne dit rien des mystères auxquels tu te heurtais déjà.
Et pourtant, avec le temps, une autre exigence est née : celle de la justesse. Dire ce qui est vrai, même si ça brusque. Ne plus tolérer la fausseté dans les échanges. Parfois au point de couper court, brutalement. Mais quelle énergie perdue à entrer dans ces jeux sociaux pour les refléter comme un miroir ! À quoi bon ?
Alors écrire devient une manière de reprendre pied. Pas une solution simple ou définitive — non, écrire pose d’autres problèmes — mais une tentative d’intégrité face aux compromis imposés par la parole. Écrire pour chercher cette voix unique qui vacille entre deux mondes.
Et peut-être que c’est ça finalement : accepter que cette tension entre l’oral et l’écrit ne disparaisse jamais vraiment. Parce que c’est là que tout se joue : dans ce frottement entre ce qu’on montre et ce qu’on est vraiment.