Un texte de carnet devrait pouvoir s’élaborer comme une recette. Il faudrait s’y prendre avec méthode. Poser d’abord les éléments sur le plan de travail, couper les légumes en julienne ou en brunoise, mesurer les épices, disposer l’ail, le sel, les herbes dans des petits bols blancs. Ou bien agir différemment : s’approcher du réfrigérateur sans idée précise, attraper un poivron, improviser à partir de presque rien. Il m’arrive de faire l’un ou l’autre, sans préférence. L’alternance me suffit.
Il ne s’agit pas ici de raconter quoi que ce soit. Encore moins de transmettre. Il ne s’agit même pas d’écrire, peut-être. Il s’agirait simplement de noter une disposition du jour. Une inclination passagère. Une humeur. L’espace entre deux actions. Un texte pour fixer ce qui échappe. Ce qui se produit alors qu’on croyait ne rien faire.
Je suis dans la cuisine. Il est tôt. La lumière est blanche, légèrement oblique. Elle rebondit contre l’évier inox. Le robinet goutte à intervalles réguliers. Il n’y a aucun bruit, sauf celui du frigo qui se déclenche par à-coups. J’ai pris un café. Je ne sais plus si j’avais mis du café moulu dans la cafetière, ou si j’ai simplement relancé de l’eau sur le marc d’hier. Le goût était là, mais diffus, lointain. Comme si j’avais bu le souvenir d’un café.
Il y a des choses qu’on oublie volontairement. Et d’autres qui reviennent sans effort. Ce matin, c’était la pensée d’un café trop clair. Un détail sans importance. Mais j’y reviens, peut-être parce qu’il n’y avait rien d’autre à quoi penser.
Ce carnet ne racontera rien. Il se tiendra à l’écart. Il dira les jours quand il ne se passe rien. Ce qu’on voit sans y penser. Ce qu’on ressent quand on ne ressent pas. Le bruit de fond des heures. La lumière sur la table. La lenteur d’un geste. Un fragment de matin.
Je n’attends rien de ce texte. Je le laisse venir. Je le regarde apparaître, comme on observe une goutte d’eau former un halo sur une nappe.
Je parlais plus tôt de recettes de cuisine. De ces carnets qu’on remplit comme on prépare un plat : parfois méthodiquement, parfois à la hâte, à l’instinct. C’est en pensant à cela, à cette façon d’entrer dans l’écriture sans trop savoir pourquoi, que m’est revenu ce livre de Toussaint sur Monet.
Parce qu’en réalité, ce que fait Monet, là, dans l’atelier, c’est cela : un carnet. Une page qu’il reprend sans cesse. Une tentative de fixer l’impossible, de retenir la lumière avant qu’elle ne glisse.
Et moi, ici, avec mes carnets, je fais exactement la même chose. J’entre dans une pièce, j’écris une ligne, je ne sais pas encore ce que j’y cherche. Peut-être seulement un peu de silence. Peut-être une phrase qui tienne, comme une brosse chargée de bleu.
Ce texte sur Monet me rappelle que l’inachèvement est une forme. Que le retour est une méthode. Que les gestes répétés, les hésitations, les recommencements font partie de l’œuvre. Et que même si personne ne voit, même si c’est trop lent, trop discret, il faut continuer.
Un carnet, ce n’est pas pour dire ce qu’on sait. C’est pour rester dans le flou, dans le tremblement. Comme Monet dans son atelier. Comme moi ce matin, en cherchant la lumière sur la table.
Il y a un moment, dit Jean-Philippe Toussaint, que l’on voudrait saisir. Pas une scène, pas un événement. Un instant. Le moment où Claude Monet pousse la porte de son atelier.
Ce moment ne change rien. Monet entre, voilà tout. Mais ce moment contient tout : la lumière, la peinture, la solitude, la guerre au-dehors, le silence en dedans. Un homme va peindre. Il le fait depuis toujours. Et pourtant, aujourd’hui, c’est différent. Parce qu’il vieillit. Parce qu’il doute. Parce qu’il sait que cette peinture-là, il ne la finira peut-être jamais.
Je lis ce livre comme on entre dans une pièce familière. Il n’y a rien à y apprendre, seulement à y être. L’espace est suspendu. Chaque mot pèse. Il ne se passe rien, et pourtant c’est une tension extrême : celle de continuer malgré tout.
Toussaint ne parle pas de Monet. Il le regarde. Il le suit dans l’atelier, matin après matin. Il note la manière dont il ajuste ses pinceaux, dont il nettoie ses lunettes, dont il s’approche de ses toiles sans jamais les croire finies. Il ne s’agit pas de raconter la peinture, il s’agit de rendre l’expérience du regard, la mécanique intime du geste. Monet ne peint pas les Nymphéas, il s’y dissout.
Le livre lui-même est un atelier. Toussaint y travaille à la brosse fine, à la transparence. Il revient, il recommence. Il écrit comme on rehausse une ombre ou qu’on efface une lumière trop vive. L’art est cette tension vers l’inachevable. Ce qu’on tente, toujours, en sachant que ça ne suffira pas.
Je lis ce livre, et j’entends la guerre, à peine, dehors. Comme un grondement. Je vois l’homme, seul, vieux, lent. Je vois sa main chercher la couleur exacte. Il n’y a pas d’histoire. Juste une présence. Fragile. Obstinée.
Je pense à nos propres ateliers. À nos propres gestes. À ces instants où l’on s’arrête à la porte de quelque chose. Où l’on sait que la lumière ne reviendra pas tout à fait comme avant. Et pourtant, on entre.
Illustration : Atelier Nuit (Studio at Night), 2018