Le vol des idées. Un concept absurde, presque grotesque, et pourtant terriblement obsédant. Depuis que P.M., un auteur que je lis en ligne, a évoqué ce pincement au cœur en découvrant un ouvrage "jumeau" du sien, cette question me hante : peut-on réellement posséder une idée ? Et pire, peut-on se la faire voler ? À bien y réfléchir, je n’en suis pas sûr. Les idées ne nous appartiennent jamais. Ce sont des oiseaux volages, des coucous . Les idées nichent un temps dans nos crânes avant de s’envoler ailleurs si on ne les retient pas. Il faut ajouter à cela la course à l’échalotte collective, bien évidemment.

J’ai vécu cette trahison. Une fois, en librairie, je suis tombé sur un roman signé J.O., un auteur dont je suis sporadiquement le blog. Même thème, même obsession sur la possession. Pendant une seconde, j’ai eu envie de crier au plagiat. Mais quoi ? Les idées n’appartiennent à personne. Elles voyagent, elles nous trahissent. Leur nature est infidèle, comme le reste. Il faut être naïf pour croire qu’on peut les retenir, les breveter ou les enfermer.

Aujourd’hui, pendant que N. tape sur le plafond de la cuisine pour tenter de réparer cette maison en ruine qui nous ruine – littéralement –, je rumine tout ça. Chaque coup de racloir résonne comme un rappel cruel : cette maison est un gouffre. Financier, émotionnel. Une prison que je partage avec S., qui veut s’obstiner à rester. Moi, je rêve de fuite. Alaska. Une cabane au bord du monde, loin de tout. Hier soir, j’ai osé le dire : "Et si on vendait ?" L’idée m’a semblé évidente, limpide. Mais S. s’y oppose, avec ses ancrages, ses obligations, cette idée qu’on ne peut pas tout lâcher. Alors j’ai lâché une phrase cruelle : "Fifty-fifty, on vend, je te donne la moitié, et basta." Je ne pensais pas pouvoir aller aussi loin, mais c’était sincère.

La vérité, c’est que je glisse déjà. Vers où ? Je n’en sais rien. Une solitude plus profonde, peut-être. Une sorte de néant intérieur. Les relations humaines me semblent de plus en plus superficielles, presque décoratives. La vraie bataille, elle, se joue ailleurs. Dedans.

La dépression est là, fidèle, tapie. Elle n’a rien d’extraordinaire, rien de spectaculaire. Une "mélancolie administrative", comme je l’appelle. Elle revient par vagues, régulières, inévitables, comme un chien qu’on a essayé de perdre mais qui retrouve toujours sa route. Je n’ai jamais eu besoin de drogues ou de stimulants pour voir les abysses : ils sont déjà là, dans chaque putain de minute. Vieillir n’aide pas. Les années s’empilent comme des couches de poussière, et avec elles, l’obsession idiote de réussir, comme si c’était encore possible de renverser le cours des choses. Mais on ne contrôle rien. La vie, les échecs, les humiliations – tout ça nous tombe dessus, implacable.

Dans ce chaos, il y a l’écriture. Pas celle qui cherche la reconnaissance ou la gloire – cette ambition-là s’efface avec le temps. L’écriture, pour moi, c’est juste respirer. Un acte en soi. Écrire pour exister, pour donner forme à l’informe. Mais même ça, je le complique. J’ai eu cette idée idiote de digests mensuels à partir de mes carnets : extraire des fragments, trier, ranger le chaos. Une entreprise absurde, sans fin. Peut-être qu’il suffirait d’écrire "un petit peu chaque jour". Pas de projets pharaoniques, pas d’envolées ambitieuses. Juste avancer. Lentement. Méthodiquement. Parce que, franchement, je n’ai plus l’énergie pour autre chose.

En attendant, j’ai travaillé sur janvier 2023. Parfois, huit textes dans une journée. Je les corrige, j’extrais des mots-clés. Je vois des répétitions, des liens entre les fragments, mais je ne sais pas encore ce que ça signifie. L’écriture, au fond, est à la fois la maladie et le médicament. Hier, le "dibbouk" – ce spectre obsédant qui hante mes pensées – n’est pas apparu. Pas une fois. Cela m’a presque inquiété. Au petit matin, j’ai eu une vision : un cercueil dans lequel m’allonger, attendre la nuit. Mais le ciel bleu, vers neuf heures, a balayé tout ça.

ça pourrait être le début d’une ficton, c’est probablement le début d’une fiction, le début de la fin.