22 janvier 2025
Admettons que les idées ne soient à personne. Qu’elles flottent, se diluent, se propagent dans l’air du temps, dans les blogs, les bouquins, les conversations anonymes. Ce qu’on croyait sien, unique, devient banalité partagée. Et si ce n’était pas grave. Si, au contraire, c’était la preuve qu’on est humain, pas cinglé, que nos obsessions résonnent avec celles des autres. si on voyait là, une forme de récompense discrète, comme un prix littéraire qu’on n’aurait jamais cherché à obtenir pas plus d’aller chercher. Une consolation collective. Pourtant, il reste ce vertige : mes rêves sont derrière moi. Je devrais m’en réjouir, m’alléger, mais non. Je reste là, immobile, figé dans cet entre-deux qui n’en finit pas.
Ce matin, le brouillard. Blanc, dense, immobile lui aussi. Voulu aller à Emmaüs, mais pas de chance c’était fermé. Aléas et vicissitudes d’un vieux schnock. Devant la porte, un type penché sur un vélo me l’a annoncé avant même que je pose la question. C’est fermé. Alors je me suis dirigé vers LIDL. J’ai arpenté les rayons : des épluche-légumes, des perceuses sans fil, des racle-vitre électriques, des vestes polaires. Le genre de choses qui semblent toujours remplies de promesses et d’inutilités à venir mais sur quoi on mise afin d’ un changement minuscule dans la routine.
Je n’ai rien acheté.
J’ai juste tué le temps, sans conviction. Ma mère faisait cela aussi, avec les lapins. ça la faisait suer mais il fallait bien que quelqu’un le fasse.
À la caisse, une autre scène : je sens des regards glisser sur moi. Des regards de méfiance. On m’observe comme si j’avais voler quelque chose, comme si j’avais l’air de quelqu’un capable de franchir une limite absurde à tout moment.
Moi aussi, je m’y attends, à cette alarme qui se déclencherait pour rien, à la bande vigiles baveux surgissant de nulle part. véritable visage dissimulé dans les réserves des grandes surfaces. Voilà où nous en sommes.
Je ne pense pas à demain.
Ni à après-demain. Ni Hier. Me cramponne. Essaie d’oublier toutes ces fictions . Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est cette sensation étrange : un présent sans relief, sans direction, où l’ennui s’installe parfois comme un vieil ami. Presque complice.
Tous les projets ont l’air de farces. Des corps d’anguille qui ondulent et se dérobent. Des regards trop accrocheurs , insistant , avec des cils d’eucaryote déglingué ; ce sont choses vivantes mais bancales, au final irréels.
Cette nuit, un cauchemar. L’appartement de Simplon. Une voix surgit dans mon sommeil, et je sais que c’est lui. Lui, sans visage, sans nom. L’angoisse me prend à la gorge, mais je me lève malgré tout, effort surhumain, traverse l’appartement jusqu’à la porte d’entrée. J’ouvre. Rien. Personne. Mais ce rien n’est pas vide : c’est Lui, je le sens. Il s’est infiltré dès que j’ai entrouvert la porte. Sa présence est là, intangible, oppressive. Je hurle et me réveille en sueur, incapable de dissiper l’angoisse. Longtemps cru que c’était le dibbouk mais plus probable en y repensant que c’est un ange venu me rejoindre dans mon nulle part.
Ce qui n’empêche aucunement l’éffroi, l’augmente.
Et ce matin, je me surprends à regretter ce cuit-vapeur en inox repliable que j’ai vu chez LIDL. Je l’imagine rangé dans le tiroir de la cuisine, je m’imagine l’utilisant, transformant de banals légumes en une promesse succulente. Des brocolis bien verts, une vapeur douce et bienfaisante. Et pourquoi pas du colin pendant que j’y suis. Comme si cela pouvait conjurer le gris du quotidien. Évidemment, ce n’est qu’un prétexte. Ce n’est pas pour les légumes. Pour le poisson. C’est pour m’accrocher à quelque chose. Des légumes verts qui, à la cuisson, restent verts, Un poisson qu’on ne regarde jamais dans les yeux. c’est loin d’être rien.
Je me dis qu’il me reste encore des choses à faire. Avant de devenir gâteux. Mais lesquelles ? Faire une liste, peut-être. Écrire noir sur blanc ce que je pourrais encore accomplir, transformer en actes ce magma bouillonnant de pensées.
Oui, une liste. Mais je n’en fais rien.
Je reste là, planté dans le brouillard intérieur à me demander encore et encore pourquoi je n’ai pas acheté ce cuit vapeur repliable etc, etc
Pour continuer
Carnets | janvier 2025
Écrire sous possession
La ville est traversée de voix anonymes. Fragments de conversations captés au vol, slogans publicitaires, injonctions médiatiques : ces paroles ne nous appartiennent pas, mais elles s’imposent, s’accumulent en nous. Ce brouhaha, loin d’être anodin, façonne nos pensées. Il contamine aussi l’écriture. Dans la littérature contemporaine, la possession n’est plus seulement un motif narratif lié au fantastique. Elle est un mode d’écriture. Loin du roman classique, centré sur un sujet maître de son récit, elle introduit des voix étrangères dans le texte, jusqu’à troubler l’énonciation elle-même. C’est ce qui traverse des œuvres comme Sérotonine de Michel Houellebecq, où la voix du narrateur est saturée de discours extérieurs – langage de la publicité, éléments de langage politique – jusqu’à dissoudre son identité. Ou encore Zone de Mathias Énard, où la phrase unique, haletante, absorbe des fragments d’Histoire, comme si le narrateur était lui-même traversé par des voix multiples. La possession, c’est l’échec du roman traditionnel à contenir la pluralité des voix. Là où Balzac ou Flaubert s’attachaient à une narration stable, une voix contrôlée, les écrivains contemporains explorent l’éclatement du discours, la friction entre le soi et l’autre. L’écrivain ne parle plus seul : il est parasité par d’autres voix, d’autres temporalités, d’autres discours. Possession et narration : un texte contaminé Dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman écrit : « Je suis un autre tant que je ne suis pas moi-même. » Cette phrase, qui fait écho à Rimbaud, résume ce que l’on pourrait appeler la poétique de la possession. L’écriture devient un champ de tensions où la voix du narrateur est troublée, hantée par ce qui la dépasse. C’est ce que l’on retrouve dans Lambeaux de Charles Juliet, où la parole oscille entre la voix de l’auteur et celle de sa mère disparue. Le texte est traversé par une autre conscience, comme si l’acte d’écrire relevait d’une forme de spiritisme. De même, dans Sombre dimanche d’Alice Zeniter, les générations se superposent, les voix s’entrelacent jusqu’à faire vaciller l’identité des personnages. Ce trouble de l’énonciation ne relève pas d’un simple procédé stylistique : il met en crise la notion même d’auteur. Dans Les Années d’Annie Ernaux, le « je » disparaît au profit d’un « nous » où l’intime se mêle au collectif. Le texte est possédé par les voix d’une époque, d’une génération. La mémoire individuelle devient une mémoire traversée. Traduire, réécrire : la possession en acte La possession ne concerne pas seulement l’énonciation, mais aussi la réécriture et la traduction. Traduire, c’est déjà altérer, habiter un texte étranger et le transformer. C’est ce que revendique Claro dans ses traductions de Vollmann ou de Pynchon : ne pas chercher à restituer fidèlement, mais accepter la contamination du texte d’origine par la langue d’arrivée. La réécriture fonctionne sur le même mode. Un texte en parasite un autre, le modifie, l’investit. Dans Écrire de Marguerite Duras, l’autrice revient sans cesse sur les mêmes épisodes, comme si son propre texte lui échappait, lui revenait sous une autre forme. De même, dans Un Mage en été d’Olivier Cadiot, la narration semble hantée par d’autres œuvres, d’autres formes, comme si l’écriture était toujours une appropriation, une transformation du déjà-là. Dans cette logique, l’écrivain n’est pas un créateur absolu, mais un médium. Il capte des voix, les transpose, les fait résonner autrement. Son texte n’est jamais clos : il est un champ de forces en perpétuelle mutation. Possession et société : une question politique Mais la possession ne concerne pas que l’écriture : elle est aussi un révélateur social. Qui possède la parole ? Qui en est dépossédé ? Dans les rituels vaudous, le corps du possédé devient le lieu d’une parole qui lui échappe. Il en va de même en littérature : certaines voix sont considérées comme légitimes, d’autres sont marginalisées. Dans Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila, la langue elle-même est travaillée par la possession : elle absorbe les slogans, les discours politiques, les bribes de conversations. Le texte devient une polyphonie chaotique où la parole dominante se heurte à celles des laissés-pour-compte. De même, dans Autoportrait en noir et blanc de Jesmyn Ward, la narratrice est traversée par l’Histoire et ses fantômes : la mémoire de l’esclavage, les récits familiaux, les voix des disparus hantent le texte, jusqu’à rendre poreuse la frontière entre passé et présent. Aujourd’hui, la possession n’est plus seulement un phénomène occulte : elle est une grille de lecture du monde. À l’ère du numérique, nos discours sont infiltrés par des algorithmes, nos mots prédéterminés par des formules automatiques. L’écriture elle-même est contaminée par ces voix extérieures, qu’il s’agisse de discours médiatiques ou de boucles de langage sur les réseaux sociaux. Conclusion : écrire sous emprise Écrire aujourd’hui, c’est accepter cette dépossession. Ce n’est plus construire une voix unique, mais composer avec une polyphonie qui nous dépasse. L’écrivain contemporain n’est pas maître de son texte : il est traversé par des forces qui lui échappent. Cette contamination du texte par l’extérieur n’est pas une perte : elle est une ouverture. Elle permet de penser l’écriture comme un espace de résonance, où se croisent des voix, des mémoires, des héritages. La possession n’est pas un enfermement : elle est un mode d’écriture, une manière d’habiter le monde autrement. Dans ce théâtre hanté qu’est la littérature contemporaine, l’auteur ne possède plus sa langue. Il accepte d’être possédé par elle.|couper{180}
Carnets | janvier 2025
30 janvier 2025
La vitre, légèrement trouble, laisse deviner l'intérieur d'une pièce exiguë. Dans ce cadre étroit, un homme est assis devant la lueur bleutée d'un écran d'ordinateur. Sa silhouette massive occupe presque tout l'espace. Le haut du crâne, dégarni, capte parfois un reflet de la lumière extérieure. Immobile, il fixe l'écran. Seule sa poitrine se soulève au rythme d'une respiration lente, presque imperceptible. Puis ses mains s'animent soudain sur le clavier, comme répondant à une impulsion invisible. Un bruit, peut-être, ou un mouvement dans la rue, détourne brièvement son attention. Son visage pâle se tourne vers la fenêtre. Les traits sont creusés, le regard absent - celui d'un homme qui a traversé trop de nuits blanches. L'instant d'après, déjà, il replonge dans la lumière artificielle de son écran. À l'aube, une lampe s'éteint, ne laissant que la lueur bleutée de l'écran. À travers la vitre sale, ce point de lueur artificiel troue l'obscurité. Dans le ciel, les cris des martinets s'élevent.. Un train au loin s'annonçe en gare, sa rumeur portée par le vent jusqu'aux abords du village. L'horloge de la place de l'église sonne sept heures, puis les derniers relents de la nuit sont balayés par le fracas de la benne à ordures. À midi, les bruits s'atténuent. Par les fenêtres ouvertes s'échappent des tintements de vaisselle, des bribes de radio, des échos de télévision. Une mère appelle ses enfants pour le repas, sa voix résonne dans l'air immobile. Un chien traverse la grand-rue déserte, son ombre ramassée sous lui glisse sur le sol, mais il file sans s'y attarder, disparaît dans une impasse. Le vent apporte l'annonce lointaine du retard du train de Marseille, quinze minutes. Une odeur de poisson frit monte de la rue, envahit la pièce. La luminosité faiblit. Les derniers cris des martinets disparaissent derrière la silhouette des toits de tuile. Pétarade de la moto d'un voisin qui rentre du travail. Quelqu'un à une fenêtre secoue une nappe ou un drap puis referme celle-ci. Bruit caractéristique d'un rideau électrique qui tombe doucement devant la devanture d'un commerce. Une odeur sucrée monte des jardins alentours, celle des fruits oubliés sur leurs branches, de l'humus des terres retournées. Tout à l'heure, les réverbères s'allumeront l'un après l'autre et ce sera la nuit. Dormi deux heures. Mille guerres. Sensation de fatigue. Paupières lourdes. Moral dans les chaussettes. Le café percole audible depuis l'étage. S. est déjà réveillée. L'odeur du café parvient au nez. Presque déjà le goût. Amer. Le café percole doucement bas dans la cuisine. S. est déjà réveillée, elle a déjà mis trois machines en route et se prépare à allumer le transistor sur la table de la cuisine. Voilà une chose importante, j'aime la simplicité. Dire le plus de choses en le moins de mots possibles.|couper{180}
Carnets | janvier 2025
29 janvier 2025
C'est difficile dans un journal d'aller directement à l'essentiel. En général je prends considérablement le temps de louvoyer. Comme pour retarder l'explosion d'un pétard à mèche. Aussi je ne vais pas y aller par quatre chemins. J'ai eu 65 ans aujourd'hui. Nous avons pris la voiture pour aller à Saint-Étienne. Passés par Condrieu, puis la petite route qui serpente en passant par les collines, les plateaux vers Rive-de-Gier. Temps splendide. S. avait réservé un restaurant pour l'occasion. Mais parvenu dans la ville, impossible de s'orienter. Nos deux GPS en panne. Vers 13h nous avons décidé d'annuler la réservation et de rebrousser chemin. Au moment où nous cherchions à sortir de la ville on tombe sur l'adresse du restaurant. Mais on ne s'est pas arrêté. Le patron était furieux au téléphone. Il a dit qu'il avait refusé du monde parce qu'on avait réservé. J'ai pensé à toute la malchance qui s'accumulait ces derniers jours. J'ai aussi pensé baraque de merde, bagnole de merde, portables de merde, vie de merde. Puis j'ai pris une nicotinelle 2mg et je n'ai plus rien dit jusqu'à l'Intermarché où j'ai pu échanger ma bouteille de gaz puisque j'avais pris la précaution de mettre la consigne dans le coffre de la Dacia. En avons profité pour faire quelques emplettes. Les R. passeront vendredi pour prendre l'apéritif. D'ailleurs les premiers à m'envoyer un SMS pour me souhaiter un "bon anniversaire" ce matin. Il a fait beau toute la journée. Je me suis demandé s'il avait fait beau comme ça le 29 janvier 1960. Si j'avais vu le ciel bleu dans ma chambre d'hôpital au fond de ma couveuse. Puis d'imaginer mes tous premiers pas, mes tous premiers mots, comme si la vie ce jour anniversaire pouvait reprendre comme au début. J'ai même senti quelque chose dans l'air, comme un parfum de renouveau, printanier, puis je me suis souvenu que j'avais 65 ans et j'ai dit que je reviendrai demain matin pour décharger la bouteille de gaz, on avait déjà les sacs des courses à porter.|couper{180}