illustration Keith Thompson en noir et blanc d'une scène de Léviathan de Scott Westerfeld
illustration de Keith Thompson du Léviathan de Scott Westerfied

Le simple fait du vivant impose de lui-même le respect, qui est une forme de responsabilité. Ce que Lévinas nomme la responsabilité éthique envers autrui, mais que l’on peut étendre à la totalité du monde vivant. Le visage, en tant que tel, impose par réflexe une obligation morale. Ce genre de responsabilité n’est pas conditionné par la volonté, mais par l’existence même, par le fait que nous sommes des êtres en relation, immergés dans un monde partagé. Mais ce respect, qui semble naturel, impose une tension : comment entrer en relation avec ce qui nous dépasse sans chercher à l’enfermer, sans le réduire à une forme maîtrisée  ? L’appel à l’altérité vient-il de nous-mêmes, du monde, ou de ce que Lévinas nomme un visage  ? Et, au fond, qu’appelle-t-on un visage  ? Ce mot, qui résonne avec une profondeur particulière dans mes réflexions, semble pourtant si difficile à transmettre. Dans mes stages de peinture, je rencontre souvent une résistance. La plupart des participants esquivent. Ils ou elles disent plutôt "portrait". Le portrait semble plus accessible, plus rassurant.

Généralement, je m’en tire en précisant qu’un visage ne contient pas l’injonction de ressemblance que le portrait impose. Mais ce n’est qu’une simplification. C’est bien plus profond que cela. Le portrait, dans l’imaginaire collectif, est souvent associé à des notions techniques : proportions, traits, ombres, couleurs. Il s’agit d’une "maîtrise" que l’on imagine longue, difficile, parfois pénible à acquérir. Mais cette difficulté rassure. Elle est mesurable. Elle repose sur le temps, la patience, la pratique. Dessiner ou peindre un portrait revient alors à s’attarder sur le visible : on cherche à fixer un moment, une image, une correspondance entre ce qui est et ce qui est représenté. On se concentre sur ce qui peut être reproduit, presque comme si on voulait contrôler l’autre. Peut-être est-ce là le problème. Peut-être est-ce pour cela que je m’en détourne.

Le visage, lui, échappe à cette logique. Il déborde toute tentative de le fixer uniquement par la technique. Un visage est accompagné d’une galaxie de termes qui ne relèvent pas du vocabulaire du dessin ou de la peinture, mais qui le dépassent : mouvement, profondeur, altérité, appel, mystère. Il n’y a pas d’impératif à reproduire les traits d’un visage, pas plus qu’à figer la sensation éphémère d’une rencontre. Derrière le visage, il y a quelque chose de mouvant, d’invisible : un appel. Et c’est peut-être justement parce qu’il est impossible à cerner qu’il nous trouble. Peut-être parce qu’il reste insaisissable qu’il nous intimide. Le visage n’est pas seulement un sujet de peinture, c’est un défi, un miroir. Il nous renvoie à notre propre fragilité, à notre incapacité à tout maîtriser. Il porte en lui une inquiétude, une angoisse, et parfois, ce que j’appelle le gant retourné du désir.

Hier soir, trouvé une vidéo sur l’envol du USS Los Angeles, ce dirigeable qui survolait Long Island le 24 janvier 1925. Émouvant de voir les hommes dans la nacelle, les pièces mécaniques exposées, et l’éclipse solaire filmée ce jour-là. Il devait faire -12,8 ° à New York, et encore plus froid en altitude. L’ampleur du vide, la lumière suspendue : des images qui restent en tête, entre fascination et étrangeté.
https://youtu.be/EhsXeUSsgXU?si=2-Y5hGKxM54tN3qs ( elle ne peut être visionnée que sur YT )

Le soir, je relis Léviathan de Scott Westerfeld. Cela télescope tout. Les machines de guerre, les créatures hybrides, le monde recomposé… Ces visions s’entrelacent à mes pensées et se glissent jusque dans mes rêves. Je ne me souviens pas des détails, mais je me réveille comme après une course de fond, le corps lourd, l’esprit encore suspendu. L’inconscient, parfois, semble plus vivant que le jour.

Il y a aussi cette étrange sensation : être là, et ne plus y être. Comme si je fonctionnais simultanément à deux niveaux. Je vois mes gestes, mes choix, mes hésitations ; mais au-delà de cette apparence, je me perçois aussi comme un simple organisme vivant, un fragment d’une totalité infinie, en dehors de l’espèce, en dehors de toute espèce. Accepter cela, c’est entrer dans un tout, sans dominer ni réduire. Une forme d’apaisement dans l’effacement.