La diagonale du X
Il y a dans la lettre X quelque chose de terminal et de trouble. Elle arrive presque en fin d’alphabet, comme une dernière tentative de figure. Une croix, deux diagonales, un entrelacs. On la croit simple, elle est composite. On l’utilise à la hâte, mais elle renferme des couches de mémoire que personne ne prend le temps d’ouvrir.
X, c’est la lettre de l’inconnu. L’idée de nommer l’inconnu vient de Diophante, un mathématicien grec du IIIe siècle, qui l’appelait arithmos — le nombre. Cette tradition passa aux mathématiciens arabes du Moyen Âge. Au IXe siècle, Al-Khawarizmi nommait l’inconnu shay, ce qui signifie "la chose". Les Andalous, alors sous influence arabe, transcrivaient ce mot en caractères latins par xay. Au XVIIe siècle, René Descartes simplifia ce terme en ne gardant que son initiale : x. Depuis, X marque l’invisible : dans l’équation, sur la carte au trésor, dans les dossiers classés. Depuis, X marque l’invisible : dans l’équation, sur la carte au trésor, dans les dossiers classés. Elle désigne ce qu’on tait, ce qu’on ne sait pas nommer : M. X, film X, chromosome X. On pourrait dire que le X, c’est la lettre du non-dit, de l’inavoué, du fantôme logé dans le langage.
Mais X est aussi un geste. Deux traits qui se croisent, une main qui barre. C’est le refus, la correction, la radiation. Le X sur la copie d’école, sur la case d’un formulaire, sur le nom d’un livre interdit. Un signe de négation autant qu’un symptôme d’affirmation : X, c’est aussi la signature de celui qui ne sait pas écrire mais qui veut tout de même laisser une trace.
Il y a une étrange puissance dans cette lettre. Elle n’est pas un son, mais une combinaison. Le X latin ne désigne pas un phonème pur, mais l’assemblage de deux sons : [k] et [s]. Une soudure. Une greffe. Un mot comme lux ou axis contient ce glissement. Mais l’étrangeté s’accentue quand on remonte plus loin : au grec.
Le X grec, Χ (khi), n’a pas le même son. Il se prononçait à l’origine [kʰ], une espèce de k soufflé, échappé, presque spectral. Un son qu’on retrouverait dans une tentative de dire Khomeini en écrivant Xomeni. Une erreur totale, mais une belle illustration du malentendu des lettres qui voyagent. Le X latin durcit, fixe, cristallise ce que le khi grec laissait flotter dans l’air.
Et ce n’est pas tout. X, c’est le lieu de la rencontre et du conflit. C’est le centre de la cible. Le point où l’on vise. Le nœud, le carrefour, l’intersection. Il a quelque chose d’algébrique, de militaire, de sensuel. Il est érotique, interdit, explosif. C’est la lettre des zones interdites, des identités secrètes, des générations sans nom. X-Men. Generation X. Malcolm X.
Et bien sûr, il y a l’industrie du X — cette appellation qui à elle seule dit l’interdit, la transgression, la marchandise du désir. Une simple lettre devenue label sulfureux, signal d’alerte ou de fascination, selon l’angle. Ce X-là est une économie, une esthétique, une tension permanente entre le vu et le censuré, le désir et le malaise. Ce n’est plus seulement une lettre : c’est un code culturel.
Il y aurait tout un alphabet à réécrire en partant du X. Une grammaire de la croix, du refus, de l’ombre. Un abécédaire en contre-jour. A comme Anonymat. B comme Brouillon. C comme Censure. D comme Doute. E comme Effacement. F comme Fantôme. G comme Griffure. Et jusqu’à Z comme Zéro, ou Zénith, selon l’angle. Un alphabet pour ce qu’on ne dit pas, pour ce qui s’écrit en biais. Ce texte est peut-être un préambule. Une façon de dire : je ne barre rien, je croise. Je ne refuse pas, je trace. Et dans ce croisement, dans cette diagonale du X, peut-être se cache ce qu’il faut d’écart pour lire autrement.