comme t’es coincé ne coupe pas ton moteur
Fusion adaptation de deux idées proposées par ce vieux Malt Olbren connu des connaisseurs — sinon pour les autres dirigez-vous vers Raymond Queneau —
Écrire plusieurs fois la même scène avec un style différent : voilà le cœur de cet exercice —
L’idée n’est pas de raconter autre chose, ni même de mieux raconter. Il s’agit de faire tourner la langue autour d’un même noyau, de voir comment le sens se transforme quand la forme change, comment une scène peut devenir ironique, lyrique, grotesque, glaçante, selon la voix qui la porte —
Un homme vomit dans un bureau, une femme reste droite, un objet rose est ramassé —
L’action ne bouge pas. Mais le regard, lui, pivote —
En variant les styles, on ne change pas seulement de ton, on change d’univers, de lois physiques, de gravité émotionnelle. Ce qui semblait anecdotique devient parfois solennel. Ce qui paraissait absurde prend racine dans la mémoire. Ce qui semblait réel se révèle fiction —
C’est un exercice de décentrement, mais aussi d’écoute :
le style n’est pas un costume, c’est une manière d’habiter ce qu’on écrit.
Version 1
La pièce dégageait un parfum persistant de sueur et d’avarice. Derrière la paroi de plexiglas, elle se tenait droite, le menton sur la tablette, figure d’Épinal de l’attention professionnelle. Face à elle, un vieil homme débitait sa plainte en continu, sorte de gloubi-boulga vocal qui évoquait à la fois l’incompréhensible et l’inutile : ses mensualités, disait-il, restaient hors d’atteinte.
Elle porta distraitement un doigt à son oreille, sans doute pour y ajuster une protection phonique ou peut-être juste pour signifier qu’elle écoutait, du moins vaguement.
Puis, d’un ton totalement désinvesti :
-- Je comprends. Par chèque ou par carte ?
L’homme entrouvrit à nouveau la bouche, mais rien n’en sortit. Sauf un flot. Ce n’était pas un cri ni même une réponse — c’était du vomi. En quantité. Une crue soudaine, comme un débordement de la Dordogne un jour d’orage. Un phénomène inédit depuis une trentaine d’années, selon les archives de la perception.
Le liquide monta vite, atteignant sous peu le niveau des sourcils de la déesse grecque des finances publiques. Le vieillard restait là, immobile, en face, les yeux perdus dans une forme de flottement. Une sorte de Bocca della Verità, version scatologique.
Personne, objectivement, n’était tenu de rester pour assister à cette scène désolante — pas même pour solder une amende de stationnement en retard. Les pompiers furent appelés, procédèrent à l’évacuation des lieux peu après onze heures.
En partant, l’un d’eux ramassa un objet rose, ni tout à fait mou, ni totalement dur, d’une consistance indéfinissable. Puis ils passèrent à autre chose.
Version 2
La pièce suait une sueur épaisse, sans noblesse, vieille odeur rance de fatigue et de petitesse humaine ; et l’on eût dit, dans cette lumière crue de matin administratif, que les murs eux-mêmes transpiraient un silence résigné. Derrière la plaque de plexiglas, elle, inébranlable et muette, incarnait une forme moderne de la Pietà — menton posé sur la tablette, front légèrement incliné, posture hiératique de l’écoute sans chaleur.
Il y avait en face un vieux, flétri, comme tombé d’un siècle antérieur. Il parlait d’une voix pâteuse, il débitait sans colère son impuissance : les mensualités, madame, je ne peux pas, les délais, les charges, madame, vous comprenez. Cela n’avait pas de grâce, cela n’avait pas de force, seulement une obstination de bête fatiguée.
Elle, en réponse, introduisit un doigt dans son oreille, peut-être pour y réajuster une prothèse invisible ou pour faire taire l’écho du monde. Puis, de sa voix morte, elle dit :
-- Je comprends. Par chèque ou par carte ?
Alors le vieux s’ouvrit, littéralement. De sa bouche jaillit une chose ancienne, un liquide violent, païen, primitif, qui n’avait rien d’humain sinon la couleur. Ce fut un vomi, un flot d’horreur — et l’on crut voir les écluses du Styx s’ouvrir.
Cela monta comme l’eau dans les rivières de janvier, cela couvrit la surface jusqu’aux sourcils de la femme-statue, Athéna fiscalisée, restée droite.
Lui, toujours là, debout, les pieds dans la flaque sacrée. La bouche toujours ouverte, devenue cette faille grotesque, cette bouche de vérité — mais que la vérité, ici, avait désertée, ne laissant que la souillure. Bocca della merda.
Et nul n’était requis, en vérité, d’assister à cela — pas même pour racheter une amende de stationnement. Les pompiers vinrent, vers onze heures, et évacuèrent les âmes sans mots.
L’un d’eux, en sortant, trouva sur le sol un objet rose, ni chair ni plastique, un entre-deux de matière, d’humanité figée. Il le ramassa sans commentaire, puis ils s’en furent, et tout passa, comme passent les choses.
Version 3
L’odeur qui régnait là — persistante, âcre, indéfinissable — ne venait ni des corps seuls, ni de la poussière, ni même de l’usure des fauteuils dépareillés ; elle semblait sourdre d’un passé ancien, celui des bureaux d’avant, des salles d’attente, des arrières-boutiques où l’on passait son temps à ne rien espérer.
Elle était derrière le plexiglas, dressée avec cette immobilité particulière que confère la répétition sans fin des mêmes gestes : menton au comptoir, épaule droite, figure figée d’une patience sans illusion.
L’homme en face, un vieil ouvrier peut-être, un corps tassé, l’habitude chevillée au dos, débitait une plainte inarticulée. Il parlait bas, avec ce ton mouillé de ceux qui n’ont plus de force mais encore un peu de honte. Ses mensualités, disait-il, il ne les pouvait pas. Cela ne tenait pas au caprice mais à la mathématique même des chiffres.
Elle, en réponse, porta un doigt à son oreille, sans doute pour replacer un bouchon de cire ou un morceau de silence. Puis, dans un souffle que rien ne troublait :
-- Je comprends. Par chèque ou par carte ?
Il ouvrit la bouche, une seconde fois. Et ce ne fut pas un mot. Ce fut une coulée. Une crue. Un vomi. Un liquide épais, violent, qui déborda de lui comme d’un canal trop étroit, venu de loin, d’en dessous, d’avant.
Cela monta, cela atteignit les sourcils de la fonctionnaire — Athéna debout dans un monde en ruine. Et l’homme, toujours là. Le regard vide. La Bocca della merda.
Les pompiers vinrent. Ils évacuèrent les témoins à 11h02. L’un d’eux ramassa un objet rose, ni mou ni dur, à la texture indécise. Il ne dit rien. Il repartit.
Et la scène s’effaça, comme le reste.
Version 4
La pièce était mal calibrée. Trop chaude. L’air chargé d’un résidu de transpiration humaine, combiné à une trace chimique indétectable, probablement un désodorisant à retardement défectueux.
Derrière la vitre blindée — polymère transparent-opaque de génération 3 — elle tenait sa position. Interface humaine. Menton posé sur la barre d’accueil. Absence d’expression parfaitement intégrée au protocole de désescalade.
Un homme parlait. Une suite de sons en boucle, perturbés. Il parlait de ses mensualités. Elle ne bronchait pas. Elle introduisit un doigt dans son oreille, cliqua peut-être sur un réglage interne.
Puis :
-- Je comprends. Par chèque ou par carte ?
Il ouvrit la bouche. Ce ne fut pas un mot. Ce fut un jet. Du vomi. Pas du vomi humain. Une matière ignorante de la gravité. Cela montait vite.
Le niveau atteignit les sourcils de la fonctionnaire. Elle ne réagit pas. L’homme restait là. Bouche ouverte. Bocca della merda. Organe d’émission inversé.
Les pompiers arrivèrent. Ils évacuèrent les lieux à 11h02.
L’un d’eux ramassa un objet au sol. Rose. Ni mou ni dur. Il le mit en poche. Ils passèrent à autre chose.
Version 5
La pièce était petite. Rectangulaire. Peinte en vert clair. Éclairée par trois néons, dont un bourdonnait.
Derrière le plexiglas, elle restait droite. Robe grise. Badge effacé. Stylo mâchouillé. Menton posé. Elle regardait.
En face : un homme. Vieux. Blouson élimé. Il parlait. Des mensualités. Il ne pouvait pas.
Elle glissa un doigt dans son oreille. Peut-être un bouchon auditif.
Puis :
-- Je comprends. Par chèque ou par carte ?
Il ouvrit la bouche. Un jet. Un flot. Du vomi. Une crue. Cela monta. Jusqu’aux sourcils. Elle ne bougea pas. Lui non plus.
Bocca della merda.
Les pompiers vinrent. À 10h57. Ils évacuèrent. L’un d’eux ramassa un objet rose. Ni mou ni dur. Il le mit en poche.
Et tout le monde passa à autre chose.
Pour continuer
Carnets | avril 2025
30 avril 2025
Je ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouillées, les papillons morts ou les ex-voto exsangues — je n’ai ni cette patience, ni cette foi-là. Mais parfois, l’idée me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire à une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je numérote, je cherche à enfermer le monde dans des tiroirs bien rangés. Puis vient l’écoeurement. L’idée reste là, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l’église d’un hameau déserté. Ces jours derniers, une nuée de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l'ordre : elles étaient étranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-là, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je prétends écrire. Cent soixante-dix pages de texte serré, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans cloître, sans Dieu. J’y passai des heures à extraire les phrases, à guetter le point final comme une délivrance. Je rêvais — oui, littéralement — qu’une forme naîtrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-être. Mais rien. Sinon l’illusion fugace d’avoir domestiqué un peu de vide. Le soir, j’ouvris Tagebücher 1910–1923. Kafka. L’Allemand m’échappa comme l’eau d’une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant à voix haute, en trébuchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une idée, comme une flèche douce, me traversa : lire Kafka au micro, en français. Faire podcast, oui, avec la voix d’un autre. Celle d’Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne — trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un rêve. Et puis : les droits d’auteur. Kafka, rien à dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c’est toute une vie pour quelqu’un comme moi, quelqu’un sans suite. Alors j’ai fui sur le site de Gutenberg. J’y ai trouvé Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J’ai balbutié Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison funèbre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? À ma façon. En français dépouillé, ravalé. Des phrases pâles comme des os blanchis. Exemple : Écrire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar é preciso, viver não é preciso. Alors j’imaginai deux voix disant la même chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une stéréo de l’obsession. Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j’avais touché une amulette trop ancienne. J’y vis, d’un coup, tout : le ridicule, l’inutile, l’amour absent — surtout lui. L’amour qui m’aurait donné la constance. L’amour qui me manque pour mener quoi que ce soit à terme. Il me vint que je pourrais, à défaut de toute autre collection, faire celle de mes défaites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire. Enfin, je pensai à ce tableau qu’on m’a commandé. Je revis la scène, très lente, très claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j’aurais dû dire non, je le savais, je le savais déjà. Le oui est sorti comme on trébuche. Il ne fut pas prononcé. Il fut, tout simplement.|couper{180}
Carnets | avril 2025
29 avril 2025
Le fait que nous soyons déjà morts, et que ce que nous nommons la vie ne soit qu'un état plus ou moins fumeux, oscillant entre rêverie et dépression — purgatoire pour les uns, enfer pour d'autres, et pire encore : paradis pour ceusses qui régissent cet univers carcéral. Les milliardaires. Ce serait ça, le paradis sur terre : avoir tout pouvoir pour faire avaler autant de mensonges qu'on peut aux foules avec des mots comme liberté fraternité égalité tout en les ratiboisant copieusement d'année en année jusqu'à les voir crever les unes après les autres dans le grand dépotoir des dégâts collatéraux du bien-être. Je m'emballe. Pont-Neuf. Plus de première fraîcheur. Mais je m'emballe quand même. Je le vois. Je le sens. Or donc, tout serait écrit d'avance, y compris cette phrase. M A I N T E N A N T et de surprendre la supercherie, qu’est-ce que ça va encore coûter, me demandai-je — soudain — faisant bien entendu semblant d’être effaré, puisque je suis quelque part déjà, depuis plusieurs millénaires, plusieurs kalpas, avec mon petit calepin, six pieds sous terre. Il faut que je me raccroche à l'époque. Il le faut, sous peine de décrocher un direct du gauche à tout ce qui passe dans mon champ de vision. Ces monstres — ils sont absolument partout. Je m'en suis fait la réflexion en allant au pain. Il fait beau. Une lumière exceptionnelle qu'on peinerait à penser artificielle. Mais — il suffit que l'on soit ravi par cette idée qu'elle puisse l'être — et aussitôt l'on se retrouve au sol, traîné par les bras ou les jambes vers le pot aux roses, par des ombres hostiles, au souffle de chacal, forcément belliqueuses, abjectes. Sans quoi, comment pourrions-nous avoir l'opportunité de tester notre stoïcisme, notre indifférence crasse au bien comme au mal, et à toute l’étendue des nuances entre deux. Donc je disais : l’éternité peut sembler bien longue, une fois cette certitude acquise que nous sommes bel et bien morts et enterrés. Et que la ronde des saisons nous rappelle parfois — par éclats — des clameurs oubliées. Un vieux chant de coq enroué. Le camion des ordures. Une odeur de métal dans l’air. Alliage d’un parfum d’encaustique et de fourrure de chat. Fil de vierge scintillant, serpentant dans l’air pailleté de poussières d’amiante. je demeure Et nous place, comme toutes les fins d’avril, entre sanglots et fou rire.|couper{180}
Carnets | avril 2025
Je suis mort, j’ai tout mon temps
Mon attention est partout et nulle part. L’attention est une opportunité qui se présente qui se présente qui se présente qui se présente sauf que lorsqu’elle se présente je suis souvent ailleurs. Mais aujourd’hui, coup de chance, j’étais là. Je n’avais rien à faire qu’être là, et soudain je l’ai vue arriver. Elle était en nage, elle a posé son sac à main sur le bras du canapé, elle s’est assise et elle a commencé à dire comme chaque fois : « ouh ouh je suis là » et j’ai dit : « oui je vois. » Elle a été surprise, et elle a eu un petit rire nerveux. Je ne savais pas que j’avais une tête de clown quand je suis attentif à l’attention. Maintenant c’est fait. L’attention est revenue ce matin. Elle a trébuché sur le tapis de l’entrée. Son sac a glissé par terre avec un bruit mou. Elle s’est redressée, un peu penaude, et elle m’a lancé un regard d’excuse. « Ouh ouh, je suis tombée », a-t-elle dit, en riant comme si cela n’avait pas d’importance. Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas parlé. Je l’ai seulement regardée. Peut-être que c’était ça, être attentif : ne rien rattraper, ne rien réparer, juste être là quand l’attention tombe. Alors elle s’est assise par terre, comme si c’était normal. Et moi, j’ai baissé les yeux à son niveau. Nous sommes restés ainsi longtemps, sans rien faire d’autre que de respirer ensemble. Elle est revenue ce soir. Elle s’est arrêtée dans l’embrasure de la porte. Elle avait l’air fatiguée, un peu confuse. Elle a cherché quelque chose dans ses poches, dans son sac, dans sa mémoire. « Comment que je m’appelle déjà ? » a-t-elle murmuré. Je l’ai regardée sans rien dire. Je savais qu’il ne fallait pas l’aider. Que son oubli faisait partie du voyage. Elle a secoué la tête, comme pour chasser un rêve. Elle a haussé les épaules. Elle s’est assise par terre, dos contre le mur, et elle a souri d’un sourire éclaté, maladroit. Je me suis assis en face d’elle, sans un mot. Et ensemble, nous avons laissé l’oubli s’asseoir aussi, entre nous, comme un invité normal. Ce matin-là, je l’ai vue venir de loin. Elle avançait entre les herbes hautes, levant parfois les bras, comme pour saluer. Je me suis redressé, prêt à lui ouvrir la porte. Mais elle a hésité. Elle a regardé à gauche, à droite. Elle a tourné sur elle-même, une fois, deux fois, comme si le chemin lui échappait. Puis elle a pris un sentier de travers. Elle a disparu derrière une haie, une palissade, un brouillard. J’ai attendu un peu. Je me suis dit qu’elle allait revenir. J’ai attendu encore, plus longtemps que raisonnable. Puis j’ai baissé les yeux. Et je suis resté là, avec cette attente dans les mains, comme un oiseau trop léger pour être tenu. Elle est arrivée par le chemin de traverse. Ses pas soulevaient à peine la poussière. Elle ne m’a pas vu. Elle regardait au loin, comme si quelque chose d’urgent l’appelait. Elle a traversé l’air entre nous sans rien effleurer, sans rien soulever. Je l’ai suivie du regard, lentement, sans faire de gestes, sans faire de bruit. Elle a disparu derrière la haie sans se retourner. Je suis resté assis, les mains sur les genoux, à attendre que la poussière retombe sur moi. Elle s’est arrêtée au milieu de la pièce. Elle a levé la tête, tendu l’oreille. Moi je n’entendais rien. Pas un souffle, pas un craquement, pas un murmure. Elle, pourtant, restait immobile, concentrée, comme suspendue à une vibration très fine, très loin, très loin d’ici. Je l’ai regardée sans bouger. Je n’ai pas osé parler. Je n’ai pas osé me lever. Je n’ai pas osé respirer plus fort. Elle semblait entendre quelque chose d’important, quelque chose que je ne pouvais pas atteindre. Alors je suis resté là, à partager avec elle le silence que je ne comprenais pas. Elle s’est approchée du banc. Elle a frôlé le bois du bout des doigts. Elle a regardé le ciel, puis le sol, puis ses mains. Ses épaules ont bougé imperceptiblement, comme si un poids invisible hésitait à se poser ou à s’envoler. Elle a fait un pas en arrière, un pas en avant. Elle a effleuré le bord du banc, sans s’asseoir. Moi, je n’ai rien dit. Je n’ai pas bougé. Je me suis contenté d’ouvrir un peu plus mon silence pour qu’il l’accueille, si elle voulait. Après un long moment, elle a soupiré, très bas, puis elle s’est tournée doucement et elle est repartie, en laissant derrière elle une forme vide, une attente polie. Elle est entrée sans bruit. Elle s’est arrêtée à deux pas de moi. Elle ne s’est pas assise. Elle n’a pas parlé. Elle est restée debout, les bras le long du corps, le regard posé quelque part entre moi et un point que je ne voyais pas. Je n’ai pas bougé non plus. Je n’ai pas rompu le fil ténu qui flottait entre nous. Le temps a commencé à s’étirer, à s’étaler, à s’épaissir. Il n’était plus ni tôt ni tard. Il n’y avait plus ni matin ni soir. Il n’y avait que son silence debout, et le mien qui essayait d’être aussi debout que possible. Elle est revenue sans bruit. Elle s’est approchée plus près que d’habitude. Tellement près que j’aurais pu sentir son souffle, si elle avait respiré. Elle ne disait rien. Elle ne bougeait presque pas. Elle attendait que je regarde vraiment. Alors j’ai eu peur. Pas peur d’elle. Peur de ce qui allait se passer si je m’y plongeais sans retour. Peur que l’attention m’engloutisse comme un puits sans fond, m’efface jusqu’à ce que je ne sois plus qu’une tache d’écoute sur le monde. J’ai détourné les yeux. Pas brusquement, pas méchamment. Juste assez pour échapper au vertige. Quand je suis revenu, elle était partie. Elle n’avait pas eu besoin de courir. Seulement de se fondre doucement dans l’air. Elle était là. Je la voyais. Elle tenait debout, fragile, comme une flamme qui hésite entre la nuit et l’aube. Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas cligné des yeux. Mais déjà elle devenait floue. Ses contours tremblaient, se déliaient, s’effilochaient dans l’air. Je voulais tendre la main, pas pour la retenir, juste pour être là au moment où elle se dissoudrait. Mais même ce geste-là aurait été trop lourd. Alors je suis resté immobile, à la regarder devenir presque rien, puis plus rien. Et le silence, doucement, a reflué vers moi.|couper{180}
