14 avril 2025

Il est bon de distinguer carum de garum, même si les sons se ressemblent. Car carus amicus, un ami cher, ne saurait être interprété comme garum amicus, un ami qui sent la sauce fermentée de poisson, sans susciter quelque moquerie ou dissension.

C’est en examinant, de bonne heure ce matin, les lettres de l’alphabet grec que je me suis interrogé sur l’absence de la lettre C. Immédiatement, j’ai entrepris quelques recherches pour en comprendre l’origine. Le son [k], comme dans caca, et le son [g], comme dans Lady Gaga, étaient si proches aux oreilles des Latins primitifs qu’ils utilisèrent d’abord une seule lettre — le C — pour les deux.

Mais bientôt, le besoin de les distinguer se fit sentir : on ne voulait pas confondre carum et garum, l’affection et le condiment. Ainsi naquit, vers le IIIᵉ siècle avant J.-C., une variation graphique : on ajouta une petite barre au C, et ce fut le G.

Ce ne fut pas une invention radicale, mais un bricolage ingénieux, probablement pour des raisons pratiques. On ne crée pas une lettre à partir de rien : on modifie l’existant. Cela coûte moins aux graveurs et ne bouleverse pas l’ordre alphabétique. En prime, on obtient une symétrie logique : C pour [k], G pour [g] — deux sons proches articulatoirement, tous deux occlusives vélaire, l’une sourde, l’autre sonore, assises sur la même zone de la bouche.

Quant au son [f], s’il n’est pas totalement absent de l’univers grec, il ne fait pas l’objet d’une lettre distincte à l’origine. Le grec ancien utilise Φ (phi), qui était une consonne fricative bilabiale sourde ([ɸ]) — un p soufflé entre les lèvres, sans vibration. La lettre F, quant à elle, provient du sémitique ancien, probablement via l’alphabet phénicien, antérieur au grec.

Il est intéressant de noter qu’en phénicien, on n’écrivait que les consonnes. Le mot consonne vient d’ailleurs du latin consonare, « sonner avec » — une consonne ne pouvant s’exprimer pleinement sans être accompagnée d’une voyelle.

C’est ce principe qui structure les alphabets dits abjads (du nom des quatre premières lettres de l’alphabet arabe dans leur ordre ancien : alif, bā’, jīm, dāl). L’intérêt de ces systèmes réside dans l’effort de déchiffrement exigé du lecteur : il doit s’appuyer sur le contexte pour rétablir les voyelles manquantes.

Ainsi, en phénicien, le mot mlk peut signifier :

  • melek : roi,
  • malak : il a régné,
  • malak : ange,
  • et ainsi de suite.

Cela nécessite une mémoire linguistique solide, une forme de perspicacité de lecture qui ne se développe pas de la même manière chez un lecteur grec ou latin, pour qui les voyelles sont clairement notées.

L’alphabet, tel que nous l’utilisons (avec ses voyelles, ses ponctuations, ses silences codés), modèle notre rapport au monde. Il ne se contente pas de représenter la parole — il organise notre manière de la concevoir :

  • Il linéarise la pensée, là où certaines langues scripturales sont visuelles, spatiales.
  • Il force à l’analyse, à la segmentation (lettres, mots, phrases).
  • Il crée des hiérarchies mentales : avant/après, cause/conséquence, sujet/verbe.

Dans quelle mesure notre alphabet nous aide-t-il à appréhender le monde, le réel ? Me reviennent des souvenirs d’écolier à propos de la Phénicie, de la ville de Tyr, des voyages en mer, et du commerce — ne dit-on pas que les Phéniciens étaient de fins négociateurs, des commerçants hors pair, tout comme les Libanais de l’époque moderne ? Le simple fait d’avoir à examiner avec attention le vide, l’espace entre deux consonnes, n’aide-t-il pas à développer nos capacités d’intuition, d’imagination, de réflexion, tout simplement ?

Naviguer, c’est aussi faire confiance à ce qui n’est pas visible.
Lire un texte sans voyelles, c’est pareil : c’est lire l’invisible.

Mais alors que j’étais content de mon raisonnement, que j’allais m’en féliciter secrètement, je vis le mot Tyr et le Y m’interpella. Pourquoi l’écrire ainsi, si dans l’alphabet phénicien on n’utilise pas de voyelles ? Probablement parce que les Phéniciens n’ont jamais nommé la ville ainsi. Elle devait être tout autre. Après quelques recherches, je découvre qu’elle se nommait Ṣūr (𐤑ԥד), ce qui signifie rocher, falaise.

Le [y] n’existe pas en phénicien. Il vient de l’Υ grec (upsilon), puis du y grecum latin, hérité des transcriptions grecques.

Le nom de la ville de Ṣūr fait remonter des souvenirs d’ennui, lorsque à S.S. je devais assister à ces interminables leçons de catéchisme.

Dans les anciennes versions françaises ou anglaises de la Bible (comme la King James), on trouve souvent des formulations comme :

  • "Ṣūr est confondue"
  • "Les marchands de Ṣūr pleurent"
  • "Le roi de Ṣūr a dressé ses navires"

“Ṣūr” y désigne bien la ville de Tyr, mais transcrite directement depuis l’hébreu ou le phénicien :

  • En hébreu : צור (Tsor ou Ṣur)
  • En phénicien : 𐤑ԥד (Ṣūr)

Très bien. Et maintenant que j’ai fait montre de ma curiosité, voire de mon apparente érudition, que se cache t’il en dessous de tout cela ?

En surface, c’est un texte sur les lettres, les sons, les alphabets. Mais en sous-texte, il parle d’autre chose : de comment on apprend à habiter le monde à travers les formes invisibles qui nous structurent. On peut y lire :

Un regard sceptique sur les évidences : ce qu’on croit connaître — comme l’alphabet — n’est peut-être qu’un système hérité, jamais interrogé.

Une quête d’origine : retrouver les racines d’un signe, c’est presque retrouver une part de soi — d’où vient-on quand on écrit ?

Une nostalgie voilée : souvenirs d’école, catéchisme, ennui... mais aussi des instants de réveil intellectuel. Une mémoire flottante.

Et si je le publie comme désormais je m’en suis fait la règle n’y a t’il pas une intention sournoise à le faire " sans y penser" ?

tout ça pourrait cacher — ou révéler sous un autre masque — des intentions bien humaines, un peu sournoises peut-être, mais tout à fait nobles aussi :

Montrer une forme d’intelligence fine sans avoir l’air d’y toucher. (Regardez comme je pense à partir d’un détail, sans prétention.)

Affirmer une singularité érudite dans un monde de discours superficiels. (Vous parlez tous de vitesse, d’opinion, moi je parle d’un Y dans Tyr.)

Rétablir le silence par le savoir, comme un geste de résistance douce. (Le monde fait du bruit ; moi j’écoute les lettres.)

Tendre une ligne vers d’autres esprits complices : (Ce texte ne s’adresse pas à tout le monde. Mais peut-être que toi, lecteur souterrain, tu comprendras.)

Pour illustrer ce billet je choisis la lettre 𐤎 (Ṣādē)

Je suis une consonne oubliée d’un alphabet sans voyelles. Pour me lire, il faut deviner. Pour m’aimer, il faut creuser. Je suis la lettre qui attend que tu la complètes.


suite à ce texte j’ai pensé qu’une sous-rubrique à Carnets pouvait être intéressante à explorer. J’ai donc fouillé dans mes archives pour ajouter deux textes supplémentaires que vous trouverez dans l’Agenda avec une note d’intention.

Pour continuer

Carnets | avril 2025

30 avril 2025

Je ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouillées, les papillons morts ou les ex-voto exsangues — je n’ai ni cette patience, ni cette foi-là. Mais parfois, l’idée me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire à une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je numérote, je cherche à enfermer le monde dans des tiroirs bien rangés. Puis vient l’écoeurement. L’idée reste là, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l’église d’un hameau déserté. Ces jours derniers, une nuée de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l'ordre : elles étaient étranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-là, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je prétends écrire. Cent soixante-dix pages de texte serré, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans cloître, sans Dieu. J’y passai des heures à extraire les phrases, à guetter le point final comme une délivrance. Je rêvais — oui, littéralement — qu’une forme naîtrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-être. Mais rien. Sinon l’illusion fugace d’avoir domestiqué un peu de vide. Le soir, j’ouvris Tagebücher 1910–1923. Kafka. L’Allemand m’échappa comme l’eau d’une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant à voix haute, en trébuchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une idée, comme une flèche douce, me traversa : lire Kafka au micro, en français. Faire podcast, oui, avec la voix d’un autre. Celle d’Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne — trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un rêve. Et puis : les droits d’auteur. Kafka, rien à dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c’est toute une vie pour quelqu’un comme moi, quelqu’un sans suite. Alors j’ai fui sur le site de Gutenberg. J’y ai trouvé Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J’ai balbutié Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison funèbre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? À ma façon. En français dépouillé, ravalé. Des phrases pâles comme des os blanchis. Exemple : Écrire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar é preciso, viver não é preciso. Alors j’imaginai deux voix disant la même chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une stéréo de l’obsession. Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j’avais touché une amulette trop ancienne. J’y vis, d’un coup, tout : le ridicule, l’inutile, l’amour absent — surtout lui. L’amour qui m’aurait donné la constance. L’amour qui me manque pour mener quoi que ce soit à terme. Il me vint que je pourrais, à défaut de toute autre collection, faire celle de mes défaites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire. Enfin, je pensai à ce tableau qu’on m’a commandé. Je revis la scène, très lente, très claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j’aurais dû dire non, je le savais, je le savais déjà. Le oui est sorti comme on trébuche. Il ne fut pas prononcé. Il fut, tout simplement.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection rêves

Carnets | avril 2025

29 avril 2025

Le fait que nous soyons déjà morts, et que ce que nous nommons la vie ne soit qu'un état plus ou moins fumeux, oscillant entre rêverie et dépression — purgatoire pour les uns, enfer pour d'autres, et pire encore : paradis pour ceusses qui régissent cet univers carcéral. Les milliardaires. Ce serait ça, le paradis sur terre : avoir tout pouvoir pour faire avaler autant de mensonges qu'on peut aux foules avec des mots comme liberté fraternité égalité tout en les ratiboisant copieusement d'année en année jusqu'à les voir crever les unes après les autres dans le grand dépotoir des dégâts collatéraux du bien-être. Je m'emballe. Pont-Neuf. Plus de première fraîcheur. Mais je m'emballe quand même. Je le vois. Je le sens. Or donc, tout serait écrit d'avance, y compris cette phrase. M A I N T E N A N T et de surprendre la supercherie, qu’est-ce que ça va encore coûter, me demandai-je — soudain — faisant bien entendu semblant d’être effaré, puisque je suis quelque part déjà, depuis plusieurs millénaires, plusieurs kalpas, avec mon petit calepin, six pieds sous terre. Il faut que je me raccroche à l'époque. Il le faut, sous peine de décrocher un direct du gauche à tout ce qui passe dans mon champ de vision. Ces monstres — ils sont absolument partout. Je m'en suis fait la réflexion en allant au pain. Il fait beau. Une lumière exceptionnelle qu'on peinerait à penser artificielle. Mais — il suffit que l'on soit ravi par cette idée qu'elle puisse l'être — et aussitôt l'on se retrouve au sol, traîné par les bras ou les jambes vers le pot aux roses, par des ombres hostiles, au souffle de chacal, forcément belliqueuses, abjectes. Sans quoi, comment pourrions-nous avoir l'opportunité de tester notre stoïcisme, notre indifférence crasse au bien comme au mal, et à toute l’étendue des nuances entre deux. Donc je disais : l’éternité peut sembler bien longue, une fois cette certitude acquise que nous sommes bel et bien morts et enterrés. Et que la ronde des saisons nous rappelle parfois — par éclats — des clameurs oubliées. Un vieux chant de coq enroué. Le camion des ordures. Une odeur de métal dans l’air. Alliage d’un parfum d’encaustique et de fourrure de chat. Fil de vierge scintillant, serpentant dans l’air pailleté de poussières d’amiante. je demeure Et nous place, comme toutes les fins d’avril, entre sanglots et fou rire.|couper{180}

Carnets | avril 2025

Je suis mort, j’ai tout mon temps

Mon attention est partout et nulle part. L’attention est une opportunité qui se présente qui se présente qui se présente qui se présente sauf que lorsqu’elle se présente je suis souvent ailleurs. Mais aujourd’hui, coup de chance, j’étais là. Je n’avais rien à faire qu’être là, et soudain je l’ai vue arriver. Elle était en nage, elle a posé son sac à main sur le bras du canapé, elle s’est assise et elle a commencé à dire comme chaque fois : « ouh ouh je suis là » et j’ai dit : « oui je vois. » Elle a été surprise, et elle a eu un petit rire nerveux. Je ne savais pas que j’avais une tête de clown quand je suis attentif à l’attention. Maintenant c’est fait. L’attention est revenue ce matin. Elle a trébuché sur le tapis de l’entrée. Son sac a glissé par terre avec un bruit mou. Elle s’est redressée, un peu penaude, et elle m’a lancé un regard d’excuse. « Ouh ouh, je suis tombée », a-t-elle dit, en riant comme si cela n’avait pas d’importance. Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas parlé. Je l’ai seulement regardée. Peut-être que c’était ça, être attentif : ne rien rattraper, ne rien réparer, juste être là quand l’attention tombe. Alors elle s’est assise par terre, comme si c’était normal. Et moi, j’ai baissé les yeux à son niveau. Nous sommes restés ainsi longtemps, sans rien faire d’autre que de respirer ensemble. Elle est revenue ce soir. Elle s’est arrêtée dans l’embrasure de la porte. Elle avait l’air fatiguée, un peu confuse. Elle a cherché quelque chose dans ses poches, dans son sac, dans sa mémoire. « Comment que je m’appelle déjà ? » a-t-elle murmuré. Je l’ai regardée sans rien dire. Je savais qu’il ne fallait pas l’aider. Que son oubli faisait partie du voyage. Elle a secoué la tête, comme pour chasser un rêve. Elle a haussé les épaules. Elle s’est assise par terre, dos contre le mur, et elle a souri d’un sourire éclaté, maladroit. Je me suis assis en face d’elle, sans un mot. Et ensemble, nous avons laissé l’oubli s’asseoir aussi, entre nous, comme un invité normal. Ce matin-là, je l’ai vue venir de loin. Elle avançait entre les herbes hautes, levant parfois les bras, comme pour saluer. Je me suis redressé, prêt à lui ouvrir la porte. Mais elle a hésité. Elle a regardé à gauche, à droite. Elle a tourné sur elle-même, une fois, deux fois, comme si le chemin lui échappait. Puis elle a pris un sentier de travers. Elle a disparu derrière une haie, une palissade, un brouillard. J’ai attendu un peu. Je me suis dit qu’elle allait revenir. J’ai attendu encore, plus longtemps que raisonnable. Puis j’ai baissé les yeux. Et je suis resté là, avec cette attente dans les mains, comme un oiseau trop léger pour être tenu. Elle est arrivée par le chemin de traverse. Ses pas soulevaient à peine la poussière. Elle ne m’a pas vu. Elle regardait au loin, comme si quelque chose d’urgent l’appelait. Elle a traversé l’air entre nous sans rien effleurer, sans rien soulever. Je l’ai suivie du regard, lentement, sans faire de gestes, sans faire de bruit. Elle a disparu derrière la haie sans se retourner. Je suis resté assis, les mains sur les genoux, à attendre que la poussière retombe sur moi. Elle s’est arrêtée au milieu de la pièce. Elle a levé la tête, tendu l’oreille. Moi je n’entendais rien. Pas un souffle, pas un craquement, pas un murmure. Elle, pourtant, restait immobile, concentrée, comme suspendue à une vibration très fine, très loin, très loin d’ici. Je l’ai regardée sans bouger. Je n’ai pas osé parler. Je n’ai pas osé me lever. Je n’ai pas osé respirer plus fort. Elle semblait entendre quelque chose d’important, quelque chose que je ne pouvais pas atteindre. Alors je suis resté là, à partager avec elle le silence que je ne comprenais pas. Elle s’est approchée du banc. Elle a frôlé le bois du bout des doigts. Elle a regardé le ciel, puis le sol, puis ses mains. Ses épaules ont bougé imperceptiblement, comme si un poids invisible hésitait à se poser ou à s’envoler. Elle a fait un pas en arrière, un pas en avant. Elle a effleuré le bord du banc, sans s’asseoir. Moi, je n’ai rien dit. Je n’ai pas bougé. Je me suis contenté d’ouvrir un peu plus mon silence pour qu’il l’accueille, si elle voulait. Après un long moment, elle a soupiré, très bas, puis elle s’est tournée doucement et elle est repartie, en laissant derrière elle une forme vide, une attente polie. Elle est entrée sans bruit. Elle s’est arrêtée à deux pas de moi. Elle ne s’est pas assise. Elle n’a pas parlé. Elle est restée debout, les bras le long du corps, le regard posé quelque part entre moi et un point que je ne voyais pas. Je n’ai pas bougé non plus. Je n’ai pas rompu le fil ténu qui flottait entre nous. Le temps a commencé à s’étirer, à s’étaler, à s’épaissir. Il n’était plus ni tôt ni tard. Il n’y avait plus ni matin ni soir. Il n’y avait que son silence debout, et le mien qui essayait d’être aussi debout que possible. Elle est revenue sans bruit. Elle s’est approchée plus près que d’habitude. Tellement près que j’aurais pu sentir son souffle, si elle avait respiré. Elle ne disait rien. Elle ne bougeait presque pas. Elle attendait que je regarde vraiment. Alors j’ai eu peur. Pas peur d’elle. Peur de ce qui allait se passer si je m’y plongeais sans retour. Peur que l’attention m’engloutisse comme un puits sans fond, m’efface jusqu’à ce que je ne sois plus qu’une tache d’écoute sur le monde. J’ai détourné les yeux. Pas brusquement, pas méchamment. Juste assez pour échapper au vertige. Quand je suis revenu, elle était partie. Elle n’avait pas eu besoin de courir. Seulement de se fondre doucement dans l’air. Elle était là. Je la voyais. Elle tenait debout, fragile, comme une flamme qui hésite entre la nuit et l’aube. Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas cligné des yeux. Mais déjà elle devenait floue. Ses contours tremblaient, se déliaient, s’effilochaient dans l’air. Je voulais tendre la main, pas pour la retenir, juste pour être là au moment où elle se dissoudrait. Mais même ce geste-là aurait été trop lourd. Alors je suis resté immobile, à la regarder devenir presque rien, puis plus rien. Et le silence, doucement, a reflué vers moi.|couper{180}

rêves