Il est bon de distinguer carum de garum, même si les sons se ressemblent. Car carus amicus, un ami cher, ne saurait être interprété comme garum amicus, un ami qui sent la sauce fermentée de poisson, sans susciter quelque moquerie ou dissension.

C’est en examinant, de bonne heure ce matin, les lettres de l’alphabet grec que je me suis interrogé sur l’absence de la lettre C. Immédiatement, j’ai entrepris quelques recherches pour en comprendre l’origine. Le son [k], comme dans caca, et le son [g], comme dans Lady Gaga, étaient si proches aux oreilles des Latins primitifs qu’ils utilisèrent d’abord une seule lettre — le C — pour les deux.

Mais bientôt, le besoin de les distinguer se fit sentir : on ne voulait pas confondre carum et garum, l’affection et le condiment. Ainsi naquit, vers le IIIᵉ siècle avant J.-C., une variation graphique : on ajouta une petite barre au C, et ce fut le G.

Ce ne fut pas une invention radicale, mais un bricolage ingénieux, probablement pour des raisons pratiques. On ne crée pas une lettre à partir de rien : on modifie l’existant. Cela coûte moins aux graveurs et ne bouleverse pas l’ordre alphabétique. En prime, on obtient une symétrie logique : C pour [k], G pour [g] — deux sons proches articulatoirement, tous deux occlusives vélaire, l’une sourde, l’autre sonore, assises sur la même zone de la bouche.

Quant au son [f], s’il n’est pas totalement absent de l’univers grec, il ne fait pas l’objet d’une lettre distincte à l’origine. Le grec ancien utilise Φ (phi), qui était une consonne fricative bilabiale sourde ([ɸ]) — un p soufflé entre les lèvres, sans vibration. La lettre F, quant à elle, provient du sémitique ancien, probablement via l’alphabet phénicien, antérieur au grec.

Il est intéressant de noter qu’en phénicien, on n’écrivait que les consonnes. Le mot consonne vient d’ailleurs du latin consonare, « sonner avec » — une consonne ne pouvant s’exprimer pleinement sans être accompagnée d’une voyelle.

C’est ce principe qui structure les alphabets dits abjads (du nom des quatre premières lettres de l’alphabet arabe dans leur ordre ancien : alif, bā’, jīm, dāl). L’intérêt de ces systèmes réside dans l’effort de déchiffrement exigé du lecteur : il doit s’appuyer sur le contexte pour rétablir les voyelles manquantes.

Ainsi, en phénicien, le mot mlk peut signifier :

  • melek : roi,
  • malak : il a régné,
  • malak : ange,
  • et ainsi de suite.

Cela nécessite une mémoire linguistique solide, une forme de perspicacité de lecture qui ne se développe pas de la même manière chez un lecteur grec ou latin, pour qui les voyelles sont clairement notées.

L’alphabet, tel que nous l’utilisons (avec ses voyelles, ses ponctuations, ses silences codés), modèle notre rapport au monde. Il ne se contente pas de représenter la parole — il organise notre manière de la concevoir :

  • Il linéarise la pensée, là où certaines langues scripturales sont visuelles, spatiales.
  • Il force à l’analyse, à la segmentation (lettres, mots, phrases).
  • Il crée des hiérarchies mentales : avant/après, cause/conséquence, sujet/verbe.

Dans quelle mesure notre alphabet nous aide-t-il à appréhender le monde, le réel ? Me reviennent des souvenirs d’écolier à propos de la Phénicie, de la ville de Tyr, des voyages en mer, et du commerce — ne dit-on pas que les Phéniciens étaient de fins négociateurs, des commerçants hors pair, tout comme les Libanais de l’époque moderne ? Le simple fait d’avoir à examiner avec attention le vide, l’espace entre deux consonnes, n’aide-t-il pas à développer nos capacités d’intuition, d’imagination, de réflexion, tout simplement ?

Naviguer, c’est aussi faire confiance à ce qui n’est pas visible.
Lire un texte sans voyelles, c’est pareil : c’est lire l’invisible.

Mais alors que j’étais content de mon raisonnement, que j’allais m’en féliciter secrètement, je vis le mot Tyr et le Y m’interpella. Pourquoi l’écrire ainsi, si dans l’alphabet phénicien on n’utilise pas de voyelles ? Probablement parce que les Phéniciens n’ont jamais nommé la ville ainsi. Elle devait être tout autre. Après quelques recherches, je découvre qu’elle se nommait Ṣūr (𐤑ԥד), ce qui signifie rocher, falaise.

Le [y] n’existe pas en phénicien. Il vient de l’Υ grec (upsilon), puis du y grecum latin, hérité des transcriptions grecques.

Le nom de la ville de Ṣūr fait remonter des souvenirs d’ennui, lorsque à S.S. je devais assister à ces interminables leçons de catéchisme.

Dans les anciennes versions françaises ou anglaises de la Bible (comme la King James), on trouve souvent des formulations comme :

  • "Ṣūr est confondue"
  • "Les marchands de Ṣūr pleurent"
  • "Le roi de Ṣūr a dressé ses navires"

“Ṣūr” y désigne bien la ville de Tyr, mais transcrite directement depuis l’hébreu ou le phénicien :

  • En hébreu : צור (Tsor ou Ṣur)
  • En phénicien : 𐤑ԥד (Ṣūr)

Très bien. Et maintenant que j’ai fait montre de ma curiosité, voire de mon apparente érudition, que se cache t’il en dessous de tout cela ?

En surface, c’est un texte sur les lettres, les sons, les alphabets. Mais en sous-texte, il parle d’autre chose : de comment on apprend à habiter le monde à travers les formes invisibles qui nous structurent. On peut y lire :

Un regard sceptique sur les évidences : ce qu’on croit connaître — comme l’alphabet — n’est peut-être qu’un système hérité, jamais interrogé.

Une quête d’origine : retrouver les racines d’un signe, c’est presque retrouver une part de soi — d’où vient-on quand on écrit ?

Une nostalgie voilée : souvenirs d’école, catéchisme, ennui... mais aussi des instants de réveil intellectuel. Une mémoire flottante.

Et si je le publie comme désormais je m’en suis fait la règle n’y a t’il pas une intention sournoise à le faire " sans y penser" ?

tout ça pourrait cacher — ou révéler sous un autre masque — des intentions bien humaines, un peu sournoises peut-être, mais tout à fait nobles aussi :

Montrer une forme d’intelligence fine sans avoir l’air d’y toucher. (Regardez comme je pense à partir d’un détail, sans prétention.)

Affirmer une singularité érudite dans un monde de discours superficiels. (Vous parlez tous de vitesse, d’opinion, moi je parle d’un Y dans Tyr.)

Rétablir le silence par le savoir, comme un geste de résistance douce. (Le monde fait du bruit ; moi j’écoute les lettres.)

Tendre une ligne vers d’autres esprits complices : (Ce texte ne s’adresse pas à tout le monde. Mais peut-être que toi, lecteur souterrain, tu comprendras.)

Pour illustrer ce billet je choisis la lettre 𐤎 (Ṣādē)

Je suis une consonne oubliée d’un alphabet sans voyelles. Pour me lire, il faut deviner. Pour m’aimer, il faut creuser. Je suis la lettre qui attend que tu la complètes.


suite à ce texte j’ai pensé qu’une sous-rubrique à Carnets pouvait être intéressante à explorer. J’ai donc fouillé dans mes archives pour ajouter deux textes supplémentaires que vous trouverez dans l’Agenda avec une note d’intention.