Cette nuit, un mot — ritournelle — s’est mis à battre, sourdement, quelque part dans la pénombre d’un couloir ancien, celui, précisément, de l’appartement de la rue Jobbé Duval. Il ne s’agissait pas d’un signal d’alerte, d’une balise clignotante prévenant d’un péril, mais d’un de ces battements mous, bleutés, que laissent les réveils numériques lorsqu’ils redémarrent, seuls, dans le silence, après qu’un défaut d’alimentation a suspendu l’ordre réglé des jours.

Il m’a fallu, presque malgré moi, descendre, traverser la pièce où flottent encore les voix du passé, ouvrir la bibliothèque aux rayons vacillants, et extraire Mille Plateaux. Non point par méthode, mais parce qu’un exercice entamé il y a un peu plus de deux mois, dans le cadre d’un atelier d’écriture, semblait appeler, de manière oblique, son retour.

Mais la chose était antérieure. Le mot — ritournelle — je le possédais déjà, en amont de toute lecture, de tout éclaircissement doctrinal. Je savais. C’est ce savoir antérieur, cette précognition obscure, ce qui vient avant même que le langage ne le reçoive et que l’entendement ne s’y applique, qui mérite qu’on s’y arrête.

C’est là, dans cette faille entre ce que l’on sait et ce qu’on découvre, que les images se sont pressées. Non pas des souvenirs isolés, identifiés, mais un afflux de formes, de gestes et d’odeurs : des marelles crayonnées sur l’asphalte noir, des enfants qui sautillent, maladroits, à cloche-pied dans la lumière basse d’une cour, des tourbillons de feuilles mortes, arrachées aux trottoirs par un vent anguleux, le dessin tremblant de cartes gravées à même l’écorce fendue des platanes.

Un paysage d’enfance, oui — mais un palimpseste, une superposition d’instants morcelés venus de différents lieux, de différentes années, réunis par une nécessité interne. Une image composite, et pourtant d’une intensité inentamable, presque douloureuse. On y respirait, sans erreur possible, l’odeur fauve de l’automne — humus, bois pourri, entame de décomposition. L’odeur exacte de la fin, celle qui précède le basculement dans le silence.

Ce qui m’a frappé, c’est que nous étions au printemps.


J’écris donc ce début de billet. Je vais me chercher un café. Je relis, tiens mais on dirait presque du Bergounioux. Ce qui ne serait pas étonnant car j’ai relu *l’arbre sur la rivière* il y a quelques jours. Puis je me demande à quel point ce que j’écris peut-être influencé par ce que je lis. Panique légère. Sensation giratoire. gouffres. Puis quand même j’ai une vraie voix, j’ai ma voix, qui est ce qu’elle est, mais c’est bel et bien la mienne. Donc je cherche la différence. Les mots tenue et relâchement sont arrivés d’un seul coup comme deux ivrognes dans un bar tranquille. Ce fut bruyant, désagréable. C’est parfois la vie telle qu’elle est. Quand on est bien installé dans un certain confort, dans sa petite ritournelle. Beaucoup de respect, d’affection, pour les ouvrages de Pierre Bergounioux. C’est une langue minérale, issue d’un territoire hercynien, du pli tectonique, une langue qui se tient, susceptible d’affronter le temps qui passe avec une certaine indifférence à l’air du temps, en apparence. Ce qui évidemment s’oppose par nature à la mienne, langue de vagabond, de nomade, d’exilé perpétuel. Parfois, il m’est arrivé d’avoir honte de ma voix tout autant à l’écrit qu’à l’oral. Elle est me semble t’il toujours pâteuse, grasse, fertile mais anarchique, refusant souvent justement d’adopter une "tenue". Ce n’est pas une langue de sédentaire.