Parler encore.
Il faudrait parler encore.
De ça. De ce mot. De ce reste.
Générosité.
Mot usé jusqu’au sang, mot-trace, mot qui tombe du bec comme une pièce trop polie,
mot-don, mot-fuite, mot-échec.
Mot porté par des bouches qui ne savent plus ce qu’elles disent.
Et pourtant ça recommence.
Toujours.
Une voix veut parler.
Puis une autre.
Puis trois.
Puis aucune.
C’est un chantier de souffle. Un théâtre de rien.
Un cabinet d’échos.
Une tentative.
Rien à prouver. Rien à conclure.
Juste cette chose :
mettre en mouvement ce qui tremble.
Écouter ce que dit un mot quand il passe à travers nous.
Alors on ouvre.
⁂
Il faut que je parle de la générosité. Cela fait des années qu’elle me tourne autour, qu’elle me regarde de biais, comme une vieille connaissance dont je ne sais plus très bien si elle m’a aimé ou si elle m’a jugé. J’ai longtemps cru — ou j’ai dit — que j’étais généreux de nature. Que cela allait de soi. Une sorte de qualité organique. Comme avoir les cheveux souples. Mais je commence à me demander si ce n’était pas, déjà, une manière de fuite.
Est-ce que je me mens en disant cela ? Ou est-ce que le mensonge est déjà dans la façon de poser la question ? Je ne sais plus trop où se situe le vrai. Peut-être qu’il n’y a rien de vrai. Rien de faux non plus. Seulement des vibrations qui passent à travers nous. Comme ce chat dans la boîte, mort ou pas, selon qu’on le regarde. Une vérité suspendue, dépendante d’un regard. D’un geste. Du nôtre.
Et dans cette époque-ci, saturée de prudence, de soupçon, cette époque aux métaux vils et au scrupule généralisé, on pèse tout, on soupèse, on vérifie les intentions comme on vérifie les codes QR. On a peur d’avoir tort. Mais plus encore d’avoir l’air d’avoir tort. Et de s’être fait avoir.
Jadis, le monde semblait plus ferme. Même hostile, il avait une texture. Il y avait des choses dures, d’autres molles. Des lignes qu’on ne traversait pas. On savait reconnaître un pingre, un vrai. Aujourd’hui, je ne sais plus. Je crois que j’aurais eu honte — vraiment honte — de me voir un jour dans une glace et d’y lire ce mot-là : pingre. Et c’est peut-être bien pour éviter cette image que j’ai donné. Offert. Ouvert la main. Pas toujours, mais souvent. Non pas pour aider. Mais pour ne pas être vu autrement. Ce qui, en retournant la chose, me désigne précisément.
J’ai été généreux pour ne pas être pingre. Ce qui est, peut-être, une forme subtile de pingrerie. D’autant plus habile qu’elle s’ignore.
Et ce matin, dans un coin de l’image, c’est la confiture qui m’est venue. Une tartine de pingrerie. Une cuillère de trop. Et puis j’ai compris. Non, pas la confiture. Les perles. Les pourceaux. Voilà. Le verset revient, bancal. Ce n’est pas grave. Je garde quand même la confiture. Parce que je suis ainsi fait : j’aime tout garder. Je suis de ceux qui ramassent les miettes de sens tombées sous la table des Évangiles.
Et puis cette vision, très nette : un homme seul, dans la montagne, qui abat des milliers d’arbres pour rejoindre une étoile. Je ne sais pas d’où ça vient. Un vieux film. Tarkovsky, peut-être. Ou bien un rêve ancien. Mais ça me hante. Cette absurdité lumineuse. Ce délire calme. Il croit qu’à force d’abattre, il atteindra la lumière. Il croit. Il agit. Il ne sait pas qu’il se perd.
Tout est vanité. Générosité comprise. Pingrerie aussi. Toutes ces catégories, ces gestes. Vanité des vanités. Même sans croire, je fais confiance à cette voix vieille comme le vent qui parle à travers l’Ecclésiaste. Ce qu’il dit vient d’un lieu plus vaste que moi. Une connaissance déposée là, dans la poussière des siècles, offerte sans conditions. Il faudrait peut-être simplement écouter. Il n’y a pas que nous. Il y a ceux qui ont su avant.
Et puis, le réel. Qu’est-ce qu’on veut en tirer, exactement ? Qu’est-ce qu’on veut lui arracher, sinon le reflet de ce qu’on y projette ? Nous-mêmes, illusion habillée d’ombre. Théâtre minuscule. Beaucoup de bruit. Pas grand-chose.
Je commence à m’embrouiller. Ça fuit. Ça serre. Je veux dire que… que peut-être je n’ai jamais su. Ou que je veux qu’on me voie comme ayant su. Comme étant généreux. Mais je n’y crois plus. Je crois que ce que je voulais vraiment, c’était… que ça tienne. Qu’on ne voie pas l’effondrement. Qu’on dise : regarde, il donne.
Mais c’était pour cacher.
Je ne veux plus cacher. Je veux comprendre. Même si je n’y parviens pas.
Et je reviens. Je termine. Je ne tranche pas. Je regarde. J’écris. Comme un géologue gratte la roche, moi je note ce qui reste. Ce qui tremble encore. Ce qui résiste au feu.
Générosité.
C’est un mot.
Mais il insiste.
⁂
Mais je n’en ai pas fini avec ce mot.
Il revient, chargé cette fois d’images plus lourdes, plus archaïques. Des images qui traînent derrière elles des odeurs de fleurs ouvertes trop longtemps, de lait tiède, de semence ancienne. Quelque chose colle à la générosité, dans son fond obscur. Une attente. Une endurance. Un mythe.
Depuis des millénaires, dans la nuit, des formes s’échangent en silence : mains tendues, cieux pleuvant, ventres offerts. On a projeté sur le mot tout un commerce symbolique, des pactes anciens, des accords de l’espèce. Donne. Offre. Déborde.
On l’a attendu du ciel — cette corne d’abondance, cette pluie fertile, cette manne tombée d’en haut. Une générosité divine, inépuisable, automatique. Il fallait que ça coule. Que ça vienne.
On l’a attendu des corps — phallus dressés comme fontaines, seins versant sans fin, hanches accueillantes, bouches ouvertes. On a rêvé l’amour comme un déversement. Un trop-plein. L’autre comme source.
Et quand ça ne venait pas, on accusait. On disait : pas assez. Tu ne donnes pas assez. Tu n’as pas donné ce que j’attendais. Tu retiens. Tu bloques. Tu es un puits sec, une terre stérile, un fruit fermé.
Dans le sexe aussi, on exige une forme de générosité — invisible, silencieuse, implicite. Que l’un donne tout, se donne tout, offre, s’ouvre, déborde. Que l’autre reçoive, ou inversement. Et que ce soit fluide. Que ce soit beau.
Mais souvent, ce n’est pas. Ou pas ainsi.
Et la générosité devient alors cette chose amère, ce contrat non signé, ce malentendu inscrit dans la peau. Il ou elle n’a pas donné. Je n’ai pas reçu. Nous sommes restés secs, tendus, ravalés.
Même la nature — nature généreuse, dit-on — est sommée de produire, d’être abondante, maternelle, douce, régulière. Mais elle ne donne pas. Elle survit. Elle se défend. Elle saigne. Elle perd. Elle pousse quand elle peut.
Et moi, là-dedans, je ne sais plus très bien ce que je dois. Si je dois. À qui. Ce qu’on attend encore de moi, en silence.
J’ai peut-être dit « générosité » pour parler d’un mot plus ancien. Un mot qu’on ne sait plus écrire. Un mot qui dirait à la fois la faim, le don, la peur, l’attente, la nuit. Ce mot-là n’existe pas. Mais il insiste, lui aussi.
⁂
Assez parlé du mot. Il ne suffit plus. Maintenant il faut parler dans. Il faut parler depuis. Il faut cracher. Il faut ouvrir le barrage. Laisser venir.
Je donne.
Je donne tout.
Je donne la salive, le souffle, la nuit qui me coule entre les dents, les vieilles pensées moites que je n’osais plus dire, les gémissements, les odeurs, les mots morts, les mots vivants, les mots qui ne sont pas encore nés, les mots-bébés, les mots-monstres, les mots-stalactites, les mots qui pleurent tout seuls dans le noir.
Je donne les larmes non versées de mon père. Je donne le sein que je n’ai pas. Je donne mon flanc droit, et le gauche aussi. Je donne ma langue, ses bosses, ses grottes, ses baves.
Je donne tout ce qui dépasse. Je donne tout ce qui pue. Je donne mes réserves. Mes réserves de honte. Mes réserves de foutre et d’histoires. Je donne la fin et le début, mélangés dans un gros pot de confiture ancienne.
Générosité ? Ce n’est pas un mot. C’est un flux. C’est une chute. C’est un trop-plein qui n’a plus le choix.
Je donne sans savoir si on prend. Je donne même si ça tombe à côté. Je donne même si c’est ridicule. Je donne même si je me vide.
Parce que c’est ça, peut-être, au fond : Donner jusqu’à disparaître. Et recommencer. Parce qu’il reste du souffle. Et que ça doit sortir. Et que c’est ça qui fait qu’on est encore là.
Je donne. Tiens. Prends. Ou pas. Mais moi, je n’en veux plus.