Tous pensent pareil, c’est entendu. Une sorte de camisole mentale, un établissement pénitentiaire sans horaires de promenade, où les pensées individuelles finissent toujours par épouser les contours de celles des autres. Et réciproquement. On ne s’en évade pas. On imagine s’en évader, c’est tout.

Il y a bien ce moment, fugitif, d’élan — on s’est hissé tout en haut, les mains agrippées au rebord, le souffle court, prêt à basculer de l’autre côté. Et puis non : c’est encore la prison, en plus vaste peut-être, mais du même genre. Le service de l’évasion, voyez-vous, fait partie intégrante de l’administration carcérale.

À partir de là, que dire qui ne ressemble pas à une vieille soupe de phoque tiédie pour seniors édentés ? Rien de bien neuf. Une sensation de déjà-lu m’a pris à la gorge en parcourant quelques articles d’EAN. Ce n’était pas leur faute. Jamais. Le problème, c’est moi. Mon ennui. Ma vacance.

Si au moins je pouvais m’atteler à quelque chose de solide, quelque chose qui tiendrait plus de quarante-huit heures. Mais non. L’enthousiasme se dissipe et c’est là qu’elle revient, cette lucidité carnassière, fausse amie des soirs d’abandon, installée dans un coin de la pièce comme une concierge narquoise. Elle me regarde de travers. On dirait mon père. Ça boum ? Je hoche la tête. J’encaisse. Réflexe. Tout est joué. Impair et manque.

T.C. se dresse aujourd’hui en cervantes du numérique, en distributeur automatique de sagesses. Et moi je comprends. C’est bien là le drame. Je comprends tout, chaque pièce du puzzle, chaque éclair d’insurrection qui me passe dans le dos comme des gravats de barricades au ralenti.

Je croyais que ce qui allégeait, c’était l’âpreté du quotidien. Belle illusion de cœur pur. On vous programme ainsi, cœur pur, avec la panoplie complète : rustines, colle, grattoir. Puis, un jour, la sacoche est vide. On devient cynique. C’est déjà écrit. Ces armées de cyniques, je les ai croisées — haillons sur le dos, champ de bataille du bureau, du rabrouement quotidien.

Parfois, j’ai envie de dessiner une machine à café de deux mètres de haut sur le mur de mon atelier. Pour me souvenir des complaintes de l’époque, entre collègues, entre deux crises de nerfs. C’était notre soupape, notre petite parade. Il ne reste que l’odeur rance des moquettes, la transparence assassine des cloisons, et cette étendue affolante, carnassière, de l’open space. Oppression généralisée. Partouze métaphysique. Fin du monde, fin de partie.

Il ne reste pas grand-chose. C’est un constat qu’on devrait éviter de formuler au printemps, mais bon — tant pis. Je l’assume, comme on dit quand on ne sait plus très bien à quoi on renonce. Ce qui subsiste, au fond, c’est une espèce de colère à faible intensité, une humeur grise et traînante, pas exactement mélancolique mais qui y tend, tout en s’efforçant de ne pas y tomber. Et bien sûr, elle y tombe. Avec application.

C’est comme ces erreurs qu’on repère de loin, qu’on s’applique à ne pas commettre, qu’on encadre presque, pour mieux s’y cogner quand même, avec toute la naïveté requise. Il y a là-dedans une logique, une régularité, disons même : un algorithme.

Chaque version de soi — on les appelle comme ça désormais, des versions — semble promise au même destin : foncer droit dans le mur avec l’enthousiasme d’une bonne idée mal chronométrée. Chacune persuadée d’avoir trouvé l’angle, le twist, la lumière juste. Et chacune vouée à se crasher, méthodiquement, au pied d’un vieux cul-de-lampe, entre deux meubles suédois.

Alors on recommence. On recompile, on ajuste la syntaxe intérieure. Version 12.4.7, qui se prétend plus éclairée, plus résiliente — mais que les mêmes lignes de code, les mêmes cycles, les mêmes petites catastrophes domestiques entraîneront vers le même néant mou.

Et ainsi de suite, jusqu’à la saint Glin-Glin, qui tarde.

Mais enfin, pour qui vous prenez-vous, jeune homme ? On dirait ce vieux professeur d’allemand de l’institution Saint-Stanislas — S.S. Osny, oui, rien que ça. Première fois que je faisais le rapprochement, c’est pourtant gros comme une enseigne en néon. S.S. Saint-Stanislas, avec dans ses couloirs ces anciens déportés qui, revenus de Dachau, Treblinka ou Auschwitz, s’étaient mis à jouer les kapos en blouse grise. Une reconversion sévère, presque logique.

Aujourd’hui, paraît que c’est dans l’air du temps, la grande mode : raconter les affres des internats catholiques, dénoncer le traumatisme en latin, en classe d’étude et en catéchèse. Et vous, là, avec ce ton, cette salive aux commissures, faites attention : on vous croirait contaminé. Tais-toi, franchement, tu ferais mieux de te taire.

—Monsieur Ribouldingue, je vous en prie, vous êtes hors sujet, hors service même — on l’entend encore, lui aussi, depuis sa chaire, sa voix tranchante comme un coupe-papier. Et puis Poinsard. L’infâme Poinsard, doigts en os de sèche, toujours glacés. Rien que d’y penser, ça fait frissonner.

Merde. Merde. Merde.

Qu’on me foute la paix.

C’est le printemps, pourtant. Mais un printemps carcéral, sans effusion, sans hirondelles, juste un ciel blanc, dur, insondable. Rien que le bruit de la gare au loin, le train pour Marseille ou Lyon, des destinations qui n’éveillent aucune envie.

D’ailleurs je n’ai envie de rien. Et si c’est ça la résistance, alors c’est celle d’un trou noir : béant, affamé, parfaitement efficace. Il aspire tout autour de lui — les projets, les sourires, les petits désirs — et moi avec.

un roman noir serait parfait. Un tueur en série. On suivrait la dévastation à la trace. A la fin on tomberait sur un gamin de sept ans. Du sang lui coulerait des lèvres. Les yeux seraient hagards . Il y aurait un vol d’oies sauvage qui passerait très haut dans le ciel. Puis en bas la voix effroyable d’un sale lutin foireux dirait aller on rentre c’est l’heure de la soupe, pépère.