première trame, issue de la réecriture , un voyage au travers de figures absentes

Je suis dans le train, quelque part entre Lyon et Paris. Le wagon tangue doucement, les fenêtres laissent filer un jour indistinct, tremblant. Sur ma tablette, les textes écrits l’an dernier s’alignent comme une vieille comptabilité. Je les relis, un à un. Ce que j’ai voulu dire, je l’ignore encore. Ce que j’ai dit, je commence à le deviner. À l’époque, je n’entendais rien. Je tapais dans l’urgence, comme on creuse dans la terre trop dure pour y planter un nom. Aujourd’hui, la terre s’est ameublie. Quelque chose pousse. Des formes que je n’avais pas nommées s’installent à l’intérieur du texte. Les figures absentes. Les pères. Les morts. Ceux qui n’ont pas eu lieu.

On écrit chaque semaine, presque machinalement. Il faut produire. Répondre à la consigne. S’arracher un bout d’histoire, d’enfance, d’imaginaire, parfois au prix d’un effort minime, d’un abandon plus souvent. On suit le fil ténu d’une idée — un visage, une voiture, une guerre, un lieu traversé mille fois — sans trop se soucier de sa destination. Le texte vient vite, comme à la dérobée. Il ne s’agit pas de bien écrire. Il s’agit d’écrire, c’est tout.

On ne sait pas ce que l’on dit de soi en écrivant cela. Il y a la voix de l’exercice, la voix du groupe, et par-dessus tout la voix intérieure, qui parle un peu à côté. Une surdité volontaire. Une naïveté presque féconde, faite d’élans brouillons, de voiles tendus devant le sens. L’écriture ne cherche pas à éclaircir. Elle masque davantage qu’elle ne révèle.

C’est dans la relecture qu’un autre regard devient possible. Le regard de l’après-coup, celui qui saisit la trame sous le tissu, qui reconnaît les motifs répétés, les failles insistantes. On s’aperçoit alors qu’on n’écrit pas seulement ce qu’on veut écrire. On écrit ce qui doit l’être. Et qu’à chaque détour, dans le détour même, quelque chose de nous cherche à se dire — sans que nous l’entendions encore.

Johannes Musti

Johannes Musti est une silhouette à peine esquissée dans le paysage familial, une présence dont l’absence même constitue la matière du récit. Il est une figure paternelle originelle, un "petit père" à la fois lointain et essentiel, dont les traces ne survivent que dans la rumeur familiale et quelques objets épars. C’est un nom que je m’efforce d’écrire, de maintenir à la surface de la mémoire, pour qu’il ne disparaisse pas tout à fait.

Johannes Musti est d’abord évoqué par une suite de suppositions : il est grand ou petit, selon l’humeur. Il quitte l’Estonie, fait un détour par Saint-Pétersbourg pour apprendre à peindre, puis atterrit à Epinay-sur-Seine pour participer à la création des décors de cinéma. Déjà là, le texte signale l’incertitude, la transmission lacunaire, la fabrique mémorielle : il boit, il a quatre enfants, il meurt. Et tout cela dans une économie narrative où chaque mot est une tentative de conjuration de l’oubli.

J’éprouve la douleur de ne jamais l’avoir connu, de n’avoir que des lambeaux, des échos, des noms transmis sans récit. Il disparaît avec la disparition de ma grand-mère, puis de ma mère. Je souligne cette filiation en voie d’effacement, cette chaîne généalogique où le lien est moins une transmission qu’un oubli hérité.

À 63 ans, je réalise que ce mort vit avec moi, sous mon toit. Il y a là une inversion temporelle, une cohabitation troublante entre les vivants et les morts, entre le présent et la mémoire. Johannes Musti devient une figure hantée, hantante, non pas tant pour ce qu’il fait que pour ce qu’il ne transmet pas.

L’écriture de ce fragment est ainsi un acte de restitution. Johannes Musti est évoqué non pour lui-même, mais pour ce qu’il signifie : un chaînon manquant, une énigme fondatrice, un double de moi qui n’aurait pas réussi à transmettre ce qu’il a vécu. Le texte devient alors un lieu de reconstitution poétique, un tombeau de papier où je viens poser quelques mots, quelques images, pour redonner forme – ou plutôt pour maintenir ouverte la question.

Vania

Vania n’est pas mon grand-père, mais il l’est quand même. Il est entré dans l’histoire familiale comme un remplacement, un ajustement après le vide laissé par Johannes. Il a survécu à la bataille des glaces, c’est ce que dira la légende. Il est un petit moujik devenu barin, capitaine dans l’armée de Kornilov, il sait monter à cheval, il mange de l’ail, confectionne des pirojkis qui empestent le rez-de-chaussée et l’appartement de Varennes Chennevières. Il sent la Russie, la vodka, la guerre et l’exil.

Ce n’est pas tant ce qu’il a transmis que ce qu’il a remplacé qui m’interpelle. Il est là comme un acteur de théâtre qui entre en scène en deuxième partie, endosse un rôle qu’il ne comprend pas tout à fait. Un homme venu d’ailleurs pour occuper la place laissée vacante par un autre homme disparu trop tôt. Il était fier, solide, mais sa présence racontait surtout un manque, un effacement qu’on habille comme on peut. Les familles inventent des figures pour masquer l’évidement.

Sur des photographies noir et blanc, il bombe le torse. Il est à Cannes, ou Biarritz. Il a été chauffeur de taxi, pêcheur, joueur de PMU. Il avait une maîtresse. Ce genre de détails que l’on découvre plus tard, au détour d’une conversation relâchée. On construit une figure avec des anecdotes, des odeurs, des silences. Il n’a pas parlé. Comme les autres. Et moi, j’essaie de lui donner voix dans cette page.

Il n’était pas mon sang, mais il a tenu le rôle. Et dans cette fiction familiale, son mutisme a fini par ressembler à une langue. Une langue perdue, que je m’épuise à traduire.

Le père (dans l’étang)

Il nage vers l’horizon. Chaque été, à Saint-Bonnet, il s’éloigne , lentement, jusqu’à devenir un point noir dans l’eau verte de l’étang. Il sait que nous sommes là, sur la berge, à attendre. Mais il part quand même. Peut-être parce qu’il est sûr de son côté que nous sommes là. Ce geste — cette nage vers le large, vers l’oubli — je ne l’ai compris que bien plus tard. Ce n’était pas un simple bain. C’était une manière de dire : je m’absente, je ne suis pas tout à fait là, je ne serai jamais complètement là. Mais pour cela j’ai besoin que vous soyez là.

Il fume beaucoup, parle peu. Sauf quand il veut tenir un rôle. Celui qui sait. Il l’aime bien ce rôle là. Il a cette violence rentrée, celle qui vous serre la gorge. La guerre d’Algérie, on n’en parle pas. Jamais. Mais elle traversera tout. Elle pourrira tout. Le regard flou, les silences, la colère contre mes chansons de Béranger. Il préfére Brassens contre toute attente — plus difficile à jouer, plus dur à vivre.

Un père qui ne dit rien, ou si peu, c’est à dire des logorhées sur son boulot, des ritournelles, on sent bien qu’il y a là dedans quelque chose de mécanique. Une sorte de fuite. Une échappée vers l’étang, la ligne d’horizon et que je n’ai appris à entendre qu’après sa mort. Comme un écho qui continue longtemps après que la voix s’est tue. Dans un sac plastique, un béret rouge, des médailles, un mot de Bigeard. C’est tout ce qu’il a laissé. Et moi, j’écris, pour que cette silhouette lointaine revienne de temps en temps vers la rive. Je ne sais pas si c’est pour la comprendre ou pour l’accepter.

L’arrière-grand-père (de Bourganeuf)

Je ne connais même plus son prénom. Il a quitté la Creuse à pied pour monter à Paris, dit-on. Il aurait construit un hôtel à Asnières — de ses propres mains, insiste la légende familiale, comme si les mains seules suffisaient à prouver l’existence. Il est mort le dernier jour de la Grande Guerre. C’est là que son nom s’est effacé. Mourir quand tout le monde fête la paix, c’est disparaître deux fois : d’abord du monde, ensuite des mémoires. Ce qu’il reste de lui, c’est cette marche, ce chantier, cette mort absurde. Une série d’actes sans visage. Une silhouette en marche vers l’oubli.

Robert (le grand-père aux deux visages)

Il racontait toujours les mêmes histoires. Des anecdotes de captivité en Allemagne, la camaraderie, les copains. Enfant, je le voyais comme un conteur jovial, entouré d’un cercle invisible de vieux amis. Il riait fort, buvait, partait en virée. Mais derrière ce masque affable, un autre Robert vivait. Celui de la cour arrière, silencieux, inquiétant. Un regard vide, presque inhumain. Des poils touffus sur le nez, une cotte noire, des gestes mécaniques. Il empilait des parpaings, rafistolait des toits de poulaillers branlants. Ce n’était plus un homme : une ombre à l’ouvrage.

Il avait fui un jour. Parti acheter des allumettes, dit-on. Il est revenu douze ans plus tard. Mon père ne l’a jamais embrassé. Ils se serraient la main, comme deux ennemis en trêve, pour signaler qu’ils n’étaient pas armés. Rien d’autre. Pas un mot de trop. Entre eux, un désert. Entre eux, un silence qui ne se raconte pas.

L’arrière-grand-père, lecteur de Victor Hugo

Il vit au rez-de-chaussée, nous à l’étage. Chaque matin, il part à pied chercher La Montagne au village, à trois kilomètres de la maison. L’arrière-grand-père, père de ma grand-mère paternelle. Il a connu le feu du détroit des Dardanelles pendant la Grande Guerre, en est revenu avec ses livres, son dictionnaire appris par cœur, les tirades de Victor Hugo, les vers de François Coppée. Il ne croit pas aux pas de l’homme sur la lune. Il sait trop bien ce qu’est une légende.

Il a épousé une Sylvestre, acariâtre et redoutée, une reine sans royaume que la vieillesse a rendue impitoyable. Depuis qu’elle est morte, il revit un peu. Il a ce calme triste des vieux hommes veufs, tenus droits par l’habitude. Son savoir pèse lourd, mais il le porte sans ostentation. Il appartient à une époque qui ne croit pas nécessaire de transmettre ce qu’elle a enduré. Alors on ne sait pas grand-chose. Mais on comprend qu’il a été un homme. Un vrai. D’avant les récits.

Nous arrivons à Gare de Lyon. Le voyage s’achève. Au moment de refermer la tablette je m’aperçois que je n’ai évoqué que des figures d’hommes. Certainement le plus facile, ce qui vient en premier comme d’habitude. Au retour j’essaierai de m’atteler au plus difficile.

Ce texte fait partie d’un ensemble ( voir la rubrique Agenda )