C’en est fini, pour cette fois, du travail de réécriture. Il m’a laissé cette fatigue blanche, cette limaille dans la tête qui suit les longs frottements contre la matière opaque du texte. J’ai franchi un seuil, peut-être. Ce n’est jamais plus qu’un couloir mal éclairé, et l’on croit progresser alors qu’on s’enfonce, avec plus d’attention, dans la même obscurité.

Je devrais m’y résoudre : faire cela chaque jour, ne serait-ce que pour gagner ces quelques centimètres sur l’ignorance. Mais il y a toujours ce double écueil, le ralentissement d’abord — cette viscosité du langage, cette pesanteur des jours identiques —, et puis l’empressement, quand le corps cède, qu’il veut en finir, abréger, comme à l’usine, dans les tâches de manutention répétitive. Le geste, d’abord tâtonnant, se rogne, s’épuise, se simplifie. On pense économiser. Mais j’ai peu de dépenses à couvrir. Pas de soirées, pas de verres levés, pas d’amitiés tapageuses. Seulement des livres, encore, empilés comme des blocs dans une carrière.

Ce que je fais, je ne sais plus si c’est du travail. Il me semble que non. C’est une manière de rester là, de prolonger les jours en y inscrivant quelque chose. S., parfois, me dit que je devrais peindre. Elle insiste. Et plus elle le dit, moins je peins. C’est une mécanique simple, une sourde résistance. Comme celle qui me fait écrire, alors même que je sais que rien de ce que je pose là ne tiendra, sauf peut-être la trace du mouvement, cette usure invisible qui marque le temps, comme la pierre, sous les pas.

Aujourd’hui, rien n’avance. J’ai bien ouvert le carnet, tourné les pages, posé le stylo. Mais ce n’est pas venu. Il y a des jours où l’écriture se dérobe, comme si elle allait se tenir ailleurs, dans une autre pièce, un autre moment, et qu’il ne restait là que son écho, indistinct.

J’ai regardé par la fenêtre. Rien de nouveau. Le même mur d’en face, le jasmin qui lance ses fins bras, le feuillage vert frais , et déjà de toutes petites fleurs, garance ou purpurine . Il n’y a rien à dire, justement parce que tout est là, en place, trop stable. les saisons passent et reviennent. J’aurais voulu une fêlure, un tremblement, quelque chose à saisir.

Mais peut-être est-ce cela qu’il faut écrire : le manque, le vide, la stupeur devant les jours sans relief. Ce n’est pas rien, après tout. C’est notre lot commun. Le roman est un luxe ; la note de carnet, une nécessité. Elle consigne l’absence, la fatigue, l’échec — mais elle les transforme aussi. Elle donne forme au creux. Elle le désigne.

Je repense à ce que disait mon père sur le bois : certains nœuds ne cèdent jamais. Il faut apprendre à les contourner. Peut-être qu’écrire, c’est cela aussi. Pas forcer, mais revenir, plus tard, autrement. Et garder la main, toujours.

C’était hier. L’après-midi tirait déjà vers son déclin quand je suis allé chercher des plantes, des fleurs pour ranimer un peu la cour. Un geste simple, presque rituel. On pourrait croire qu’il n’y a rien à en dire. Mais c’est là, dans cette simplicité, que les choses me prennent. Cela m’a fait plaisir, oui. Un vrai plaisir, immédiat, presque enfantin. Les couleurs, les étiquettes, les feuillages tendres, le pépiement de la vie qui revient — tout cela m’a saisi sans que je m’y attende.

J’ai pris des photos, machinalement, avec mon téléphone. Je voulais retenir les noms — kalimeris, bidens, lithodora, peut-être — mais ils m’ont échappé aussitôt. Ils avaient cette beauté fragile des choses qu’on croit pouvoir ramener à soi et qui, déjà, s’effacent. C’était un langage que je ne parlais pas.

Je m’étais dit que je dresserais la liste en rentrant. Je ne l’ai pas fait. Il faisait chaud, d’une chaleur brusque, inhabituelle, cette chaleur presque violente des débuts d’avril quand le monde s’ébroue un peu trop vite. Est-ce le médicament du matin, cette pilule pour la tension que je prends chaque jour sans y penser ? Ou ce capharnaüm à entasser dans le coffre, bricoles et souvenirs que S. veut vendre dimanche, à ce nouveau vide-grenier qu’elle a repéré ? Peut-être tout cela ensemble. En tout cas, l’épuisement est tombé, d’un seul coup. Une sorte de panne. Comme si l’énergie du jour avait été dérobée par ce trop-plein d’images, de gestes, d’intentions éparses.

Et je suis resté là, immobile, les bras le long du corps, comme un arbre sans sève dans un monde qui se remet à pousser.

Et puis il y a eu cette plaque minéralogique. Arrivée par courrier, bien emballée, rigide, accompagnée de son petit sachet de plastique et de quatre rivets que je n’avais pas demandés. Il fallait la poser. Un geste de rien. Deux trous, deux rivets, une pince. Je croyais avoir l’outil, dans la remise, quelque part parmi les clous rouillés, les câbles enroulés, les poignées orphelines. Mais non. Ce n’était qu’une pince à œillet, un reste d’un bricolage oublié.

Le monde a cette manière de vous retenir à lui par des riens, des accrocs, des résistances techniques. Chaque objet devient un seuil, un empêchement.

Alors, puisque nous devions retourner à nouveau chez l’horticulteur, j’ai proposé un détour par le garage. Ce n’était pas loin. Ils ont accepté, les garagistes, de remplacer la plaque. Geste simple, minute offerte. Et ce qui a suivi… un relâchement tel qu’il m’a presque inquiété. Un soulagement, oui. Mais si total, si lourd, qu’il ressemblait à une défaillance. Comme si les nerfs, tenus trop longtemps, lâchaient d’un coup. Comme si le cœur, brusquement, décidait de battre plus lentement. Peut-être que je confonds les deux, épuisement et apaisement.

J’ai pensé, sans ironie, que cette histoire de plaque — dérisoire, minuscule — avait tout d’un épisode symbolique : la mécanique du monde moderne, son exigence absurde, sa façon de nous soumettre à ses procédures, à ses pièces manquantes. Et nous, là-dedans, vacillants, à chercher des pinces à œillet là où il faudrait des rivets.