Double Voyage

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00. Prologue

consigne : Écris deux listes de dix noms de lieux : une de lieux réels que tu as visités, une de lieux imaginaires que tu rêves de visiter — chaque nom doit être suivi d’une courte phrase poétique ou visuelle, et dans chaque liste, glisse un intrus indiscernable (un rêve dans les réels, un réel dans les rêves).

Texte :

Voyages effectués

  • J’étais à Paris, dans la ville des bibliothèques infinies et des supermarchés tièdes.
  • J’étais à Château-Rouge, au marché des mangues blessées et des mots dépareillés.
  • J’étais à Alger, sous les balcons écaillés, là où les mères lavent les souvenirs.
  • J’étais à Marseille, dans le port où l’on échange les silences contre du tissu.
  • J’étais à Naples, la ville qui déborde même quand elle se tait.
  • J’étais à Genève, dans les rues si propres qu’on n’ose y poser un soupir.
  • J’étais à Istanbul, entre deux rives où le temps bascule d’un thé à l’autre.
  • J’étais à Djibouti, sur le quai des matins blancs, entre deux cargos de rêve.
  • J’étais à Lisbonne, dans les tremblements de voix des vieux fado au fond des cafés.
  • J’étais à Samarcande, dans la ville au goût de cendre et de coriandre.

Voyages imaginaires

  • J’étais à Tombouctou, là où l’alphabet dort en spirale dans la poussière chaude.
  • J’étais à Java, dans la forêt où les orchidées ont des voix de femmes anciennes.
  • J’étais à Célèbes, sur la côte tordue comme un chat qui rêve.
  • J’étais à Zanzibar, la ville des marchands de sommeil, aux parfums triangulaires.
  • J’étais à Kyoto, dans le jardin minéral où les pierres prient sans dire un mot.
  • J’étais à Mexico, dans l’altitude qui fait parler les lianes et les tambours.
  • J’étais à Ulan Bator, sous les yourtes palpitantes comme des cœurs d’enfance.
  • J’étais à Ithaque, sur l’île jamais atteinte, où l’on ne revient jamais pareil.
  • J’étais à Tananarive, là où les couleuvres lisent dans les cœurs.
  • J’étais à Clermont-Ferrand, en équilibre sur le volcan éteint du monde.

01. La nuit d’avant

Consigne :

Écris un texte sur un lieu qui revient sans cesse dans tes rêves ou tes pensées, un lieu réel ou imaginaire, qui te hante ou te réconforte.

Texte :

Tu n’as pas dormi. Presque pas. Juste un flottement vers trois heures, le corps effondré dans ce canapé de gardien trop propre pour toi. Depuis des semaines tu te répètes : il faut que je fasse quelque chose de moi. Tu te le murmures comme on mâche un os. Et cette nuit, tu sais que c’est là. Le seuil. L’appartement est prêt. Tu as briqué jusqu’aux plinthes, désinfecté l’évier, rangé l’agrandisseur dans un sac-poubelle. Même la cafetière est prête : eau, café, bouton. Il ne manquera qu’un doigt pour faire basculer la machine. Tu as rompu. Tu as tout quitté. Tu n’as aucune image de là-bas, seulement le besoin de l’ailleurs. Tu marcheras au matin le long du canal. Tu as tout prévu pour arriver juste à l’heure. Et pourtant, tout en toi est flou. Tu ne pars pas vraiment vers un lieu. Tu pars de toi. C’est ce que tu crois.

Tu t’es réveillé en sueur, sans rêve en tête, mais avec cette sensation précise d’avoir oublié quelque chose d’essentiel. C’était la nuit d’avant. Celle où tu t’étais juré de partir. Tu avais encore hésité. Pesé, repesé. L’envie de fuir contre l’impossibilité de lâcher. Et puis tu avais compris : tu ne fuyais rien, tu cherchais à revenir. À cet homme que tu n’as jamais connu, ton grand-père. Parti d’Estonie, passé par Saint-Petersbourg, échoué à Paris. Tu portes sa blessure en creux dans la tienne. Tu repensais à ta mère. À sa manière de tout tenir sous un “ne t’inquiète pas”, alors que tout s’écroulait. Et là, sur le bord du lit, tu avais su. Ce n’était pas un départ. C’était une tentative d’approche. D’un lieu. D’un fantôme. De toi.

02. L’arrivée dans la ville

consigne :

Écris deux fragments décrivant l’arrivée dans une ville — réelle ou imaginaire — comme première scène de voyage, où chaque détail compte, chaque micro-perception construit une vision totale et fondatrice. L’un des fragments doit être basé sur un souvenir, l’autre sur une invention. Mais le lecteur ne doit jamais pouvoir distinguer lequel est vrai.

Texte

La nuit tombe vite. Le bus tousse une dernière fois, s’éteint. Tu poses le pied sur un sol sablonneux, tu crois le silence, mais c’est un mensonge : le vent mugit, et dans ses bourrasques, des voix de femmes chantent, aigres, lointaines, dans des haut-parleurs pendus aux baraques. Les klaxons se répondent comme des chiens. Les moteurs pétaradent, les rickshaws déraillent, les bus scintillent, bosselés comme des bêtes métalliques au repos. Une place. Une meute. Des lumières clignotantes. Des signes illisibles. C’est la ville nouvelle. Elle t’agresse d’abord, te repousse. Puis, tu tournes. Tu bifurques. Et là, à quelques rues, une autre ville : la vraie. Moins de bruit, plus d’odeurs. Des volutes d’épices, de linge chaud, de sueur. Tu respires. La ville est double. Comme toi. Comme chaque arrivée.

Il n’y a pas de carte. Pas de nom sur les panneaux. Les atlas mentent. Les GPS dérivent. Et pourtant tu arrives. La nuit déjà tombée, tu ne vois rien, mais tu sens. Une odeur — de feuilles sèches, de fleurs oubliées. Elle te parle. Elle te reconnaît. Tu marches, lentement. Tu n’as jamais mis les pieds ici, mais tu sais chaque détour. Comme si quelqu’un t’attendait depuis longtemps. Comme si c’était ta ville d’avant ta naissance. Tu crois reconnaître les silhouettes. Elles s’approchent. Elles te saluent. Comme si tu rentrais. Tu n’as pas vu Sonora. Tu l’as devinée. Et maintenant elle te regarde.

03. L’impossible retour

Consigne

Écris deux fragments à la manière de Michaux, chacun ancré dans un lieu où le narrateur est empêché de repartir, comme piégé dans une forme d’étrangeté.

  • L’un est issu d’une expérience réelle (un lieu que tu as visité, mais où tu te sens comme captif, empêché, déphasé).

  • L’autre est issu d’un voyage inventé, mais doit être aussi convaincant, sensoriel, obsessionnel.

Texte

Il fallait revenir. On me l’avait dit. Le corps l’avait dit. Fièvre, vomissements, couleurs du foie. Kandahar s’éloignait dans le brouillard jaune. À Peshawar on confirma. À Quetta, on plia mes bagages. France, Roissy, métro. Je marchais comme un rat dans son propre plan. Retourner n’avait plus de sens. Tout avait rétréci. Les couloirs, les vêtements, les visages. La boîte aux lettres vomissait les preuves du monde. J’étais revenu. Mais où ? Kandahar était ailleurs, maintenant. Et moi, de ce côté, coincé dans ce qu’il restait de moi. L’espoir, c’était une mauvaise paire de chaussures.

Je l’avais bâtie moi-même. Pas de murs, non. Une cellule en lignes droites qui ne se croisent jamais. Un rêve, un plan, un nom — photographe — pour avancer. Mais ça tournait, ça revenait. Rien ne s’ouvrait. À force, j’ai vu : ce n’était pas une route, c’était une boucle. Les images s’évanouissaient. Le but aussi. Et le soulagement, oui, un peu, de ne plus devoir sortir. Les échappées devenaient illusions, les illusions devenaient sol. Ce n’était pas une prison, mais je n’avais plus la force d’en chercher la porte. Alors je suis resté. Et tout est devenu supportable.

04. étapes

Consigne

Écris deux fragments décrivant exactement la même halte, dans le même style, syntaxe, rythme, mais :

  • le premier doit décrire une halte réelle vécue dans un de tes voyages
  • le second doit être entièrement inventé, mais sans modifier la structure du premier texte.

Texte

1983 : L’hiver dure. J’ai rendu les clés de la Fuego. Fini le porte-à-porte entre Boissy et Brunoy. Trop de noms, trop d’étages. J’empilais les phonèmes comme des miettes de pain dans mon Moleskine. La matinée pour prospecter, l’après-midi pour rebondir. On ne vend pas le matin. On déplie, on écoute. On boit du thé, du café, du chocolat chaud. Les femmes racontent : l’école, les enfants, la peur. L’ascenseur en panne, les croquettes du chien, la moquette qui pue. Les photos sur le mur, les fleurs en plastique, les rideaux marron. Parfois une vente, une Twingo à vingt heures, jackpot. Et puis la honte. Toujours. De gagner sur leur dos. De sourire. D’y retourner. Mais c’était une halte, tout ça. Une étape, comme les autres. Et j’y suis resté un peu trop.

Hiver 83. Une 2CV poussive, Paris-Avignon. Plus de chauffage. Le froid ronge. Je bifurque à Chanas, entre deux stations. La nuit pèse. Les parkings sont vides, pelés, les camions roupillent. À chaque étape, j’espère un café, une lumière, un rien de chaud. Je pense à Jack London, ses chiens, le blizzard. C’est à l’avant-dernière station qu’un gars me dit : "T’as oublié de passer en mode hiver." Il bidouille sous le capot. Le chauffage revient. Miracle. Je ris comme un con. Le café brûle, le cœur se détend. Après ça, je m’arrête à toutes les stations. Trop chaud. Trop crevé. Trop vivant d’un coup.

05. Usages du monde

Consigne

Replonge toi dans un voyage que tu as fait, même lointain dans le temps.

  • note neuf repères visuels simples comme sur un croquis ( ex : "pont", "buisson", "garde", "échoppe").
  • Pour chacun des neuf mots, écris un court paragraphe ( 2 à 5 lignes ) qui ne décrit pas mais restitue la vision, le vécu sensoriel, l’impression mémorielle pure.

Texte

  • 1. Limbes Encore dans les limbes, flottant entre deux injonctions, entre deux billets non publiés. Ce mot surgit, comme le premier cercle de l’Enfer. Il ramène aussi à Bertrand, à Gaspard de la nuit, à ces livres qui ont failli rester invisibles, comme parfois nos vies. Les organismes, les factures, les coups de fil coupants : j’ai décidé de partir. Pas au loin, mais en moi. C’est un départ quand même. Un enfermement au fond duquel peut naître une carte. Celle qu’on trace en imagination.

  • 2. Luxure On m’a volé le mot. Il ne désigne plus rien. Une épaule luxée, peut-être. Pourtant le vent de Dante me soulève, comme Francesca et Paolo, emportés non par le péché mais par la lecture. Une banquiere me réprimande. Je deviens animal. Mais c’est peut-être ça, la luxure moderne : une pulsion contrariée, un désir de vivre contrarié par les chiffres. Le désir n’a plus de lieu où s’épandre, sinon dans le refus, dans la résistance molle.

  • 3. Gourmandise Un bonbon dans la bouche. Pour faire taire la langue. Pour ne pas qu’elle se retourne contre moi. L’épicier, la main dans la poche, la salive qui précède le vol. Dans le jardin, des canaux de boue. Je recrée une ville avec des boutiques gratuites. Ma langue danse de plaisir. Le chien à trois têtes veille à la porte. Mais j’ai un bonbon. Ça suffit pour rester en vie.

  • 4. Avarice Ils roulent des pierres. Des jours entiers sur des routes en chantier. Moi, jérémiades intérieures en boucle, je secoue mon corps à bord d’engins vibrants. Le soir, un verre, pour recomposer la forme humaine. Puis un achat absurde, pour sortir de la boucle. Le lendemain, la boucle recommence. Le bitume fond. Je rêve d’une sortie, mais le cercle est parfait.

  • 5. Colère Je l’ai méditée, cette colère. Pas les cris, les postillons. Non : l’énergie. Le signal. J’ai vu des gens s’en faire une mère, un rempart. Moi, je l’ai laissée couler dans les silences, les mots avalés. C’est elle qui me fait partir. Elle que je ne nomme pas. Elle qui m’a appris à dire : ça suffit.

  • 6. Hérésie Penser par soi-même, puni. Faire mourir l’âme avec le corps, dit Dante. Je l’ai fait, souvent. Par fatigue. Par dégoût. Par lucidité aussi. J’ai adoré Farinata : l’homme qui sépare la ville de sa vengeance. Je suis resté longtemps bras croisés, regard au sol. Là, au bord du brasier.

  • 7. Violence Trois cercles pour les violents. Trois façons d’en vouloir au monde. J’ai été arbre sec. J’ai été Harpie. J’ai été feu et sable. On m’a dit : calme-toi. On m’a dit : pardonne. Mais parfois il faut rester dans le feu. Y rester, pour savoir.

  • 8. Ruse et tromperie Les bolges sont innombrables. Chacun son piège. Chacun sa façon de courber l’autre à ses fins. J’ai été flatteur, j’ai été voleur. Mais le pire était de croire à la pureté. D’en faire un mensonge. De le dire. Ulysse, mon frère. Diomède, mon reflet.

  • 9. Trahison La glace. Le silence. L’immobilité. J’ai déjà vu la Judée. J’y suis né. Trahir son espoir, trahir son geste. Ne plus croire que partir suffit. Ne plus croire qu’on revient.

06. Qui raconte, à qui ?

Consigne

Écris un dialogue entre deux personnages (comme Marco Polo et Kubilaï Khan chez Calvino) où l’un raconte ses voyages (réels, rêvés, oubliés) à l’autre, qui l’écoute, interroge, relance — pour créer un fil narratif qui reliera tous tes récits passés.

Texte

-- Tu n’avais pas parlé depuis combien de temps ? -- Je ne sais plus. Peut-être dix ans. Peut-être depuis le retour. -- De quel retour ? -- D’Asie. Six mois de voyage. C’est là que j’ai commencé à disparaître. -- Et maintenant, tu racontes ? -- J’essaye. Silence. L’autre ne note rien. Il attend. Une mouche vole dans l’air tiède. Le voyageur replie ses mains sur ses genoux. Il n’a pas encore levé les yeux. -- Je n’ai jamais su ce que j’étais censé rapporter. Ni à qui. -- Mais tu avais des images, des notes. -- Trop d’images. Aucune voix pour les dire. Je suis rentré, j’ai voulu raconter. Personne n’écoutait. Alors j’ai continué à voyager. En dedans. -- Et ça ressemble à quoi, un voyage en dedans ? -- À un exil. Sans carte. Sans auditoire. -- Tu n’écris pas pour eux ? -- J’écris pour ceux qui n’ont pas encore entendu. L’autre hoche la tête. Il feuillette un carnet invisible. Il note à mi-voix : « Le voyageur se méfie des formes. Il en cherche une. Il rature. Il recommence. Il n’ose pas signer. » -- Pourquoi tant de silence ? -- Parce qu’on m’a appris à me taire. À croire que mes mots ne valaient rien. Et j’ai fini par les croire. -- Tu parles de ta famille ? -- De tous. De moi. -- Et la colère ? -- Elle m’a sauvé. J’ai refusé leur monde, leur carrière, leurs attentes. J’ai choisi la fatigue, la poussière, les petits boulots. -- Pour penser libre ? -- Pour penser vrai. L’autre s’approche, ouvre une boîte. En sort un petit appareil photo. -- Tu étais photographe. -- J’ai arrêté. Trop de faux regards. -- Tu écrivais ? -- Je noircissais des carnets. -- Et maintenant ? -- Je cherche comment les relier. Silence encore. -- Il te faudrait une forme. -- J’en ai une. -- Laquelle ? -- Toi. Le deuxième homme sourit. Il disparaît lentement dans la lumière.

07. un tout petit voyage

Consigne

Écris, sous forme de motifs distincts et précis, le récit d’un tout petit voyage que tu as fait souvent — une promenade, un trajet familier — en t’inspirant de la manière de Pierre Bergounioux : discontinuité, détails concrets, et confiance dans la sensation.

Texte

L’été nous allions à Saint-Bonnet, à une vingtaine de kilomètres de La Grave. La question du pourquoi ne se posait pas. C’était. On partait.

  1. Le lieu Saint-Bonnet. Un nom sans mystère mais un endroit singulier. Plus qu’un lieu, une destination rituelle. Il y avait d’autres lieux de baignade, plus proches, mais c’est celui-là qui comptait.

  2. Le passé du père Je crois que mon père y avait passé une part de son enfance. Un exil depuis Paris vers ses grands-parents. Il n’en parlait pas. Ou très peu.

  3. Les anciens Charles Brunet, l’instituteur, combattant dans les Dardanelles. Son épouse, aveugle, acariâtre, la mère Picard. On les évoquait comme des statues, figées dans la mémoire.

  4. L’image Un gamin en blouse, aux boucles sages, sur une photo. Mon père. Accrochée dans le salon de son enfance. Télé allumée pour les premiers pas sur la lune. Deux images fondatrices.

  5. Le départ Le père disait « on y va » et tout se mettait en place. La mère organisait. Le panier, les serviettes. Le père fumait. Le frère aidait. Moi j’ouvrais le portail. Le voyage commençait.

  6. La montée La Simca 1000 peinait dans la montée du Cluzeau. Le père retrogradait. En haut, il rallumait sa pipe. La mère, une cigarette. Le plateau s’ouvrait.

  7. L’étang L’étang de Saint-Bonnet était notre mer à nous. Des châtaignes d’eau piquantes. Le ciel, le sable, les feuillages s’y reflétaient.

  8. La nage Le père s’éloignait. Lentement. Il nageait comme on part, à peine un bruit. Son crâne s’éloignait. Puis disparaissait. Nous restions sur la berge.

  9. Le retour Je refais ce trajet encore. En voiture, en vélo. Parfois à pied. Toujours le même élan. La même bouffée d’air. L’immense ciel au-dessus de l’Aumance.

  10. Le deuil Février, mars. Ma mère, mon père. L’absence a ses saisons. Arrêter de fumer, c’est affronter les fantômes. Les souvenirs sortent du silence, déroulent leurs paysages.

  11. La forêt Tronçais au loin. Chênes de Vauban. L’étang, comme un diamant au milieu de cette forêt ancienne. Une trouée, une paix, un tout petit voyage incrusté dans le grand.

  12. Le recommencement L’étang est toujours là. Le père ne revient pas. Mais j’écris. Et en écrivant, je me tiens encore sur la berge, les pieds dans l’eau, les yeux sur l’horizon où un point noir s’efface doucement.

08. Reconstitutions

Consigne

Écris un récit sous forme de fragments disjoints (avec des tirets), comme dans Une américaine de Nathalie Quintane, qui reconstitue un voyage ou une figure de voyage fictionnelle (ou semi-fictionnelle), en laissant la juxtaposition des notes produire du sens sans narration unifiée.

Tu peux inventer un personnage ou une situation, t’appuyer sur des bribes de réalité ou de mémoire, faire des détours, des hypothèses, laisser la reconstitution ouverte, stratifiée, lacunaire. Ce sont les fragments eux-mêmes, dans leur constellation, qui forment le récit.

Texte

  • Un père peut-être grand, ou petit. Tout dépend de l’humeur avec laquelle on se l’évoque.
  • On peut dire le père, le grand-père, le petit père. Si on est peu respectueux on peut aussi dire pépé, ou pire pépère.
  • Comment on ne serait pas respectueux envers ses pères exigerait un assez long développement. Pas ici et pas maintenant.
  • Sans doute parce que le respect s’invente ou se construit comme toute chose, qu’on ne trouve pas le respect comme on ramasse une pierre, qu’ on enlace un arbre.
  • Il faut du temps. Le respect nécessite des années de réflexion. Sinon ce n’est rien que de l’admiration béate ou de la peur, n’est-ce pas la même chose, c’est à dire du désir, une envie de meurtre ou encore du cannibalisme qui ne se dit pas.
  • Un petit père âgé d’une vingtaine d’années, il se nomme Johannes Musti. Il part de la ville de Tallinn en Estonie, j’arrive à voir sa silhouette. C’est un maigrichon, élancé, fragile. Je le vois faire un détour de quelques années par Saint-Pétersbourg pour y apprendre à peindre.
  • Je le vois un peu moins nettement à Epinay-sur-Seine, à peindre des décors de cinéma pour la firme Eclair qui a racheté les locaux au producteur Joseph Menchen.
  • Johannes Musti boit pour oublier qu’il a voulu être un grand peintre. Mais on croit peut-être à tort qu’il faut une raison pour boire. On invente des raisons. Il boit pour oublier l’Estonie. Il boit car il a maintenant trois enfants en bas âge plus un quatrième, un grand gars qui peut lui le regarder bien en face. Ils sont de même taille. Quatre gamins. Il se ressert un verre. Le verre de trop. Il en mourra.
  • Dans ces quelques lignes tant de choses se cachent déjà. La moindre n’est pas le fait que je n’ai jamais connu Johannes Musti. Tout ce que je sais de lui provient de la rumeur, de la légende familiale. Johannes Musti disparait presque entièrement une fois que ma grand-mère disparait, que ma mère disparait à sa suite. Il n’en restera encore moins que ça encore quand je disparaa encore quand je dispara\u00eitrai moi-même.
  • La nécessité de dire le nom Johannes Musti pour ne pas l’oublier tout à fait. De l’écrire une fois de temps en temps pour ne pas perdre ce couple de mots.
  • Où est enterré Johannes Musti ? Est-ce le cimetière du Montparnasse ? Au Père-Lachaise ? Même ça impossible d’en être sur. Quand on ne sait pas où se trouve un mort il peut bien se trouver partout. Il vit chez moi, il vit avec moi. C’est une constat tardif. Et même désarçonnant. A 63 ans de constater la présence d’un mort dans sa propre maison. Un mort sous son toit.
  • Un petit père épouse une petite mère et en 1916 - C’est pendant la première guerre mondiale ( on tient le compte ) - puis vient la révolution russe ça devient d’une violence inouïe. C’est là qu’ils décident de fuir ; mais fuir vers où ? Pas la France tout de suite, ils partent ailleurs. De toute façon on part toujours ailleurs.
  • On ne sait pas vraiment où. Peut-être en Grèce, en Macédoine, en Turquie. C’est après un premier périple qu’ils arrivent en France. Peut-être le jour même de l’armistice. Dans l’effervescence. Les rues sont envahies, tout le monde s’embrasse, on jette des confettis et des fleurs du haut des balcons à Paris.

09. tout le monde raconte l’histoire

Consigne

écrire un texte en fragments où plusieurs personnages racontent chacun une histoire autonome, en écho au procédé narratif utilisé par Monique Wittig dans Les Guérillères, afin d’explorer le récit de voyage comme constellation d’histoires enchâssées

Texte

Il faudrait remonter assez loin dans cette histoire pour retrouver la trace de l’inspecteur Blanchard. Celle de Dali embarqué dans un vaisseau de l’Alliance Galactique en guerre contre les reptiliens. De même qu’Alonso Quichano disparait lui aussi. Tous les moulins à vent se seront effondrés avec le temps. De nombreux personnages semblent ainsi s’enfoncer dans l’oubli. Ce récit n’est-il pas un voyage ? On y rencontre des pays, des personnages, des objets, on saute du coq à l’âne. Les frontières n’existent ici qu’à la façon de jours qui succèdent à la nuit, ou encore la nuit qui succède aux jours.

Blanchard raconte l’histoire suivante : il traque un peintre disparu, un certain C.R., vu pour la dernière fois dans une station-service de l’A75, la veste maculée d’huile et le regard perdu dans le vide. Il note les chiffres des pompes comme s’il s’agissait de coordonnées célestes.

Sur un fichier pdf reçu ce jour on peut admirer la découpe des blocs noir sur blanc sans même lire le texte. Ils sont d’une taille similaire, et l’on pourrait imaginer que si l’on prend le premier au hasard il parlera exactement de la même chose que tous les autres : d’une résistance probablement vaine à cet oubli. Des femmes racontent des histoires. Elles portent des noms stupéfiants de familiarité, mais d’une familiarité si lointaine qu’on découvre un autre type d’oubli, venu de l’amont, de l’avant.

Dali raconte l’histoire suivante : dans l’œil d’un caméléon cosmique, il découvre un désert inversé. Chaque grain de sable est un souvenir condensé d’un autre voyage. Il tente de les trier avec une pince à épiler dorée. Homère raconte une guerre qui n’en finit pas. Elle semble s’achever parce que le livre s’achève, mais elle ne s’achève pas. Et l’on comprend qu’on serait bien en peine de savoir le moment exact où elle a commencé. Si on ne tient pas compte des prétextes, des raisons, des justifications, des caractéristiques si lamentables de la nature humaine.

Alonso Quichano raconte l’histoire suivante : il vit désormais dans une cité pavillonnaire. Il écrit des avis Google sur les ronds-points, les trouve trop timorés, regrette les lances, les dragons et les géants. Il parle seul aux grillages des lotissements.

Vendredi est le compagnon de Robinson, mais c’est aussi le jour des stages de peinture. Ce dernier vendredi fut le lieu d’un mythe. Le peintre avait trouvé l’idée dans l’air du temps. L’intitulé du stage est toujours « de n’importe quoi à quelque chose ». Tous furent ravis, dans le sens d’être enlevés d’un autre lieu, d’un autre temps.

Circé transforme les marins en cochon mais quid de ceux qui le sont déjà, l’histoire ne le dit pas. A moins que l’évidence soit si limpide qu’on ne cesse de l’éviter.

Borgès raconte aussi beaucoup d’inepties pour attirer les mouches avec autre chose que du vinaigre. On peut passer des années à le lire sans comprendre qu’il se moque de toute érudition. Ce qui lui importe : une matière poétique, seule trouée de lumière dans son aveuglement.

Pour voyager une boussole est nécessaire. En revenir à l’intuition première peut être salutaire lorsqu’on s’égare. Ainsi, cette admiration pour la mise en page de Monique Wittig, Les Guérillères, Minuit 1969. On peut recopier une partie du texte pour voir comment il s’inscrit dans la colonne : "Dans la légende de Sophie Ménade, il est question d’un verger planté d’arbres de toutes les couleurs. Une femme nue y marche. Son beau corps est noir et brillant. Ses cheveux sont des serpents fins et mobiles qui produisent une musique à chacun de ses mouvements. C’est la chevelure conseillère." Peut-être que cette association d’idée entre colonne et texte, entre récit et double voyage, entre ménade et folie recèle un sens caché. Et que ne pas le trouver rend furieux. Mais tout vouloir comprendre est-il nécessaire ? Peut-être suffit-il de se laisser éclairer du fond de son aveuglement.

10. trois cartes postales & une fiction

Consigne

Choisissez un lieu précis dans le monde, ( avec Google Street View ) —puis écrivez trois courts paragraphes comme des cartes postales décrivant trois images Street View de ce lieu (sans nommer le lieu), suivis d’un quatrième paragraphe fictionnel mettant en scène un personnage dans ce cadre.

Texte

La vitrine reflète les néons de la place, bleu pâle, rouge vif, des lettres clignotent au-dessus de la porte : Self Place Clichy. À travers la vitre, le carrelage blanc semble glisser vers l’arrière, désert. Une silhouette se tient seule au comptoir, comme plantée dans une attente qui ne viendra pas. À cette heure-ci, la lumière intérieure est plus froide que la rue.

Une table métallique collée au mur, deux chaises vissées au sol. Le plastique des sièges est fissuré par endroits. Des miettes traînent sur le plateau, vestiges d’un repas anonyme. Au fond, un distributeur de boissons éteint renvoie un reflet tremblant du néon du plafond.

À l’angle de la ruelle qui longe la place, un rideau de fer tagué s’enroule sur lui-même. Une enseigne sans lettres, juste l’ombre d’un nom effacé. Au-dessus, trois étages de fenêtres noires. Une seule, au deuxième, reste allumée – rectangle tiède suspendu dans l’humidité nocturne.

Il rentre lentement, la boîte de restes à la main. Elle lui a raconté ce soir-là une anecdote sur les carmélites et le silence, ils ont ri tous les deux. Dans la ruelle, il accélère un peu, monte les marches de l’immeuble sans lever les yeux. La chambre l’attend, avec son lit métallique, ses murs nus, et ce silence, plus épais que la soupe.

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Carnets | avril 2025

30 avril 2025

Je ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouillées, les papillons morts ou les ex-voto exsangues — je n’ai ni cette patience, ni cette foi-là. Mais parfois, l’idée me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire à une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je numérote, je cherche à enfermer le monde dans des tiroirs bien rangés. Puis vient l’écoeurement. L’idée reste là, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l’église d’un hameau déserté. Ces jours derniers, une nuée de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l'ordre : elles étaient étranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-là, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je prétends écrire. Cent soixante-dix pages de texte serré, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans cloître, sans Dieu. J’y passai des heures à extraire les phrases, à guetter le point final comme une délivrance. Je rêvais — oui, littéralement — qu’une forme naîtrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-être. Mais rien. Sinon l’illusion fugace d’avoir domestiqué un peu de vide. Le soir, j’ouvris Tagebücher 1910–1923. Kafka. L’Allemand m’échappa comme l’eau d’une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant à voix haute, en trébuchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une idée, comme une flèche douce, me traversa : lire Kafka au micro, en français. Faire podcast, oui, avec la voix d’un autre. Celle d’Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne — trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un rêve. Et puis : les droits d’auteur. Kafka, rien à dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c’est toute une vie pour quelqu’un comme moi, quelqu’un sans suite. Alors j’ai fui sur le site de Gutenberg. J’y ai trouvé Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J’ai balbutié Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison funèbre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? À ma façon. En français dépouillé, ravalé. Des phrases pâles comme des os blanchis. Exemple : Écrire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar é preciso, viver não é preciso. Alors j’imaginai deux voix disant la même chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une stéréo de l’obsession. Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j’avais touché une amulette trop ancienne. J’y vis, d’un coup, tout : le ridicule, l’inutile, l’amour absent — surtout lui. L’amour qui m’aurait donné la constance. L’amour qui me manque pour mener quoi que ce soit à terme. Il me vint que je pourrais, à défaut de toute autre collection, faire celle de mes défaites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire. Enfin, je pensai à ce tableau qu’on m’a commandé. Je revis la scène, très lente, très claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j’aurais dû dire non, je le savais, je le savais déjà. Le oui est sorti comme on trébuche. Il ne fut pas prononcé. Il fut, tout simplement.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection rêves

Carnets | avril 2025

29 avril 2025

Le fait que nous soyons déjà morts, et que ce que nous nommons la vie ne soit qu'un état plus ou moins fumeux, oscillant entre rêverie et dépression — purgatoire pour les uns, enfer pour d'autres, et pire encore : paradis pour ceusses qui régissent cet univers carcéral. Les milliardaires. Ce serait ça, le paradis sur terre : avoir tout pouvoir pour faire avaler autant de mensonges qu'on peut aux foules avec des mots comme liberté fraternité égalité tout en les ratiboisant copieusement d'année en année jusqu'à les voir crever les unes après les autres dans le grand dépotoir des dégâts collatéraux du bien-être. Je m'emballe. Pont-Neuf. Plus de première fraîcheur. Mais je m'emballe quand même. Je le vois. Je le sens. Or donc, tout serait écrit d'avance, y compris cette phrase. M A I N T E N A N T et de surprendre la supercherie, qu’est-ce que ça va encore coûter, me demandai-je — soudain — faisant bien entendu semblant d’être effaré, puisque je suis quelque part déjà, depuis plusieurs millénaires, plusieurs kalpas, avec mon petit calepin, six pieds sous terre. Il faut que je me raccroche à l'époque. Il le faut, sous peine de décrocher un direct du gauche à tout ce qui passe dans mon champ de vision. Ces monstres — ils sont absolument partout. Je m'en suis fait la réflexion en allant au pain. Il fait beau. Une lumière exceptionnelle qu'on peinerait à penser artificielle. Mais — il suffit que l'on soit ravi par cette idée qu'elle puisse l'être — et aussitôt l'on se retrouve au sol, traîné par les bras ou les jambes vers le pot aux roses, par des ombres hostiles, au souffle de chacal, forcément belliqueuses, abjectes. Sans quoi, comment pourrions-nous avoir l'opportunité de tester notre stoïcisme, notre indifférence crasse au bien comme au mal, et à toute l’étendue des nuances entre deux. Donc je disais : l’éternité peut sembler bien longue, une fois cette certitude acquise que nous sommes bel et bien morts et enterrés. Et que la ronde des saisons nous rappelle parfois — par éclats — des clameurs oubliées. Un vieux chant de coq enroué. Le camion des ordures. Une odeur de métal dans l’air. Alliage d’un parfum d’encaustique et de fourrure de chat. Fil de vierge scintillant, serpentant dans l’air pailleté de poussières d’amiante. je demeure Et nous place, comme toutes les fins d’avril, entre sanglots et fou rire.|couper{180}

Carnets | avril 2025

Je suis mort, j’ai tout mon temps

Mon attention est partout et nulle part. L’attention est une opportunité qui se présente qui se présente qui se présente qui se présente sauf que lorsqu’elle se présente je suis souvent ailleurs. Mais aujourd’hui, coup de chance, j’étais là. Je n’avais rien à faire qu’être là, et soudain je l’ai vue arriver. Elle était en nage, elle a posé son sac à main sur le bras du canapé, elle s’est assise et elle a commencé à dire comme chaque fois : « ouh ouh je suis là » et j’ai dit : « oui je vois. » Elle a été surprise, et elle a eu un petit rire nerveux. Je ne savais pas que j’avais une tête de clown quand je suis attentif à l’attention. Maintenant c’est fait. L’attention est revenue ce matin. Elle a trébuché sur le tapis de l’entrée. Son sac a glissé par terre avec un bruit mou. Elle s’est redressée, un peu penaude, et elle m’a lancé un regard d’excuse. « Ouh ouh, je suis tombée », a-t-elle dit, en riant comme si cela n’avait pas d’importance. Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas parlé. Je l’ai seulement regardée. Peut-être que c’était ça, être attentif : ne rien rattraper, ne rien réparer, juste être là quand l’attention tombe. Alors elle s’est assise par terre, comme si c’était normal. Et moi, j’ai baissé les yeux à son niveau. Nous sommes restés ainsi longtemps, sans rien faire d’autre que de respirer ensemble. Elle est revenue ce soir. Elle s’est arrêtée dans l’embrasure de la porte. Elle avait l’air fatiguée, un peu confuse. Elle a cherché quelque chose dans ses poches, dans son sac, dans sa mémoire. « Comment que je m’appelle déjà ? » a-t-elle murmuré. Je l’ai regardée sans rien dire. Je savais qu’il ne fallait pas l’aider. Que son oubli faisait partie du voyage. Elle a secoué la tête, comme pour chasser un rêve. Elle a haussé les épaules. Elle s’est assise par terre, dos contre le mur, et elle a souri d’un sourire éclaté, maladroit. Je me suis assis en face d’elle, sans un mot. Et ensemble, nous avons laissé l’oubli s’asseoir aussi, entre nous, comme un invité normal. Ce matin-là, je l’ai vue venir de loin. Elle avançait entre les herbes hautes, levant parfois les bras, comme pour saluer. Je me suis redressé, prêt à lui ouvrir la porte. Mais elle a hésité. Elle a regardé à gauche, à droite. Elle a tourné sur elle-même, une fois, deux fois, comme si le chemin lui échappait. Puis elle a pris un sentier de travers. Elle a disparu derrière une haie, une palissade, un brouillard. J’ai attendu un peu. Je me suis dit qu’elle allait revenir. J’ai attendu encore, plus longtemps que raisonnable. Puis j’ai baissé les yeux. Et je suis resté là, avec cette attente dans les mains, comme un oiseau trop léger pour être tenu. Elle est arrivée par le chemin de traverse. Ses pas soulevaient à peine la poussière. Elle ne m’a pas vu. Elle regardait au loin, comme si quelque chose d’urgent l’appelait. Elle a traversé l’air entre nous sans rien effleurer, sans rien soulever. Je l’ai suivie du regard, lentement, sans faire de gestes, sans faire de bruit. Elle a disparu derrière la haie sans se retourner. Je suis resté assis, les mains sur les genoux, à attendre que la poussière retombe sur moi. Elle s’est arrêtée au milieu de la pièce. Elle a levé la tête, tendu l’oreille. Moi je n’entendais rien. Pas un souffle, pas un craquement, pas un murmure. Elle, pourtant, restait immobile, concentrée, comme suspendue à une vibration très fine, très loin, très loin d’ici. Je l’ai regardée sans bouger. Je n’ai pas osé parler. Je n’ai pas osé me lever. Je n’ai pas osé respirer plus fort. Elle semblait entendre quelque chose d’important, quelque chose que je ne pouvais pas atteindre. Alors je suis resté là, à partager avec elle le silence que je ne comprenais pas. Elle s’est approchée du banc. Elle a frôlé le bois du bout des doigts. Elle a regardé le ciel, puis le sol, puis ses mains. Ses épaules ont bougé imperceptiblement, comme si un poids invisible hésitait à se poser ou à s’envoler. Elle a fait un pas en arrière, un pas en avant. Elle a effleuré le bord du banc, sans s’asseoir. Moi, je n’ai rien dit. Je n’ai pas bougé. Je me suis contenté d’ouvrir un peu plus mon silence pour qu’il l’accueille, si elle voulait. Après un long moment, elle a soupiré, très bas, puis elle s’est tournée doucement et elle est repartie, en laissant derrière elle une forme vide, une attente polie. Elle est entrée sans bruit. Elle s’est arrêtée à deux pas de moi. Elle ne s’est pas assise. Elle n’a pas parlé. Elle est restée debout, les bras le long du corps, le regard posé quelque part entre moi et un point que je ne voyais pas. Je n’ai pas bougé non plus. Je n’ai pas rompu le fil ténu qui flottait entre nous. Le temps a commencé à s’étirer, à s’étaler, à s’épaissir. Il n’était plus ni tôt ni tard. Il n’y avait plus ni matin ni soir. Il n’y avait que son silence debout, et le mien qui essayait d’être aussi debout que possible. Elle est revenue sans bruit. Elle s’est approchée plus près que d’habitude. Tellement près que j’aurais pu sentir son souffle, si elle avait respiré. Elle ne disait rien. Elle ne bougeait presque pas. Elle attendait que je regarde vraiment. Alors j’ai eu peur. Pas peur d’elle. Peur de ce qui allait se passer si je m’y plongeais sans retour. Peur que l’attention m’engloutisse comme un puits sans fond, m’efface jusqu’à ce que je ne sois plus qu’une tache d’écoute sur le monde. J’ai détourné les yeux. Pas brusquement, pas méchamment. Juste assez pour échapper au vertige. Quand je suis revenu, elle était partie. Elle n’avait pas eu besoin de courir. Seulement de se fondre doucement dans l’air. Elle était là. Je la voyais. Elle tenait debout, fragile, comme une flamme qui hésite entre la nuit et l’aube. Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas cligné des yeux. Mais déjà elle devenait floue. Ses contours tremblaient, se déliaient, s’effilochaient dans l’air. Je voulais tendre la main, pas pour la retenir, juste pour être là au moment où elle se dissoudrait. Mais même ce geste-là aurait été trop lourd. Alors je suis resté immobile, à la regarder devenir presque rien, puis plus rien. Et le silence, doucement, a reflué vers moi.|couper{180}

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