L’école d’aujourd’hui ? Une pâle copie d’elle-même. Elle reste fidèle à sa mission première : produire des citoyens dociles, prêts à s’imbriquer dans n’importe quel système — capitaliste, communiste, ou toute autre idéologie capable d’organiser la société sans trop de vagues. Elle fonctionne comme un rouage discret, rassurant, dans la perpétuation de l’ordre établi. Une institution pétrie de bonne conscience, bardée d’arguments qu’un examen attentif suffit à réduire en poussière. Et pourtant, ce mensonge fondateur, ce récit nécessaire, c’est lui qui cimentent les groupes humains, les communautés. Pour éviter l’effondrement, le chaos, l’autodestruction. Peut-être n’est-ce que cela : un compromis pour ne pas s’entretuer.

Récemment, j’ai mis la main sur un petit livre scolaire, dédié au théâtre comique d’Aristophane. Un manuel ancien, probablement destiné à des classes de terminale d’un autre siècle. Dès les premières pages, j’ai été frappé : clarté du propos, érudition des analyses, exigence intellectuelle. Et puis cette surprise : les extraits sont en grec, sans traduction systématique, avec pour tout secours quelques notes de bas de page. On considérait alors que des lycéens pouvaient affronter cela.

Aujourd’hui, je regarde les enfants, scotchés à leurs écrans, avalant sans filtre un flux ininterrompu d’inepties. Par curiosité — ou par obstination — j’ai demandé à l’un d’eux quels étaient ses centres d’intérêt. Il m’a fixé, interloqué, comme si j’avais parlé une langue étrangère. J’ai dû expliciter ma question. Sa réponse a claqué, brutale : « Oh non, ça ne m’intéresse pas. » Il ne s’intéresse qu’à ses jeux, à manger. Quant à ses devoirs — il n’en avait qu’un — il l’a expédié avec une négligence presque ostentatoire, comme si rater chaque mot lui procurait une obscure jubilation.

Je me rends compte du paradoxe : je critique l’école et, dans le même souffle, je reproche à mon petit-fils de ne pas s’y intéresser. De ne pas faire l’effort de s’instruire. C’est tout moi, ça. Après ce genre de réflexion, je me tais, mutique, répondant aux sollicitations par des hochements de tête. Car ce double discours, insidieux, nous habite tous. Nous collaborons, à notre insu, à ce que nous dénonçons. Et les enfants, eux, redemandent du cadre, du contrôle — souvent par leurs turbulences même. Ce besoin de structure alimente la survie d’un système absurde, qui tourne en rond depuis des lustres.

Cette sévérité, notamment envers M., je la reconnais. Elle me vient d’un agacement ancien, celui que mon père nourrissait envers l’enfant que j’étais. Son humeur basculait sans prévenir, sans cause apparente, sinon cette impression que quelque chose clochait en moi. Pas moi tout entier. Juste un détail, un travers. Le détestait-il ? Ou le reconnaissait-il comme sien, au point de ne pas pouvoir le supporter ? Je m’aperçois que je reproduis cela. Que je suis lui. C’est plus fort que moi, comme on dit. Et l’on confond cette programmation avec le « naturel ». Rien de moins naturel pourtant que ces réflexes pavloviens codés dans notre cerveau.

Alors vient la honte. Le sentiment d’être une merde. Et la litanie des reproches — celle qu’on nous a apprise. Par qui ? Je ne sais plus. Et puis je vois, par la fenêtre de la cuisine, H., le frère de ma mère. Il arrive à midi, comme toujours. Trente minutes de mobylette depuis La Varenne jusqu’à Limeil. Et là, commence la leçon d’autoflagellation. Si ma mère est en verve, ils l’accompagnent d’une bouteille de blanc. Un spectacle complet. Très slave, en somme. On s’auto-accable, on s’observe, puis on recommence.

Contre cette fatigue sourde, cette pesanteur de la répétition, il reste peut-être une échappatoire : l’écriture. Elle seule parfois fait affleurer des phrases qui semblent émerger d’ailleurs. Elle nous surprend, nous prend à rebours. Elle nous met face à nous-mêmes. Et peut-être, dans cet éclat fugace, quelque chose sera dit. Une bonne fois. Ou du moins, jusqu’à demain. Car on pourra toujours recommencer.