Plusieurs fragments écrits hier, sauf qu’ils ont dégringolé comme ça, sans prévenir, sans que je sache encore où les placer dans le fil narratif de Gor. La femme, la ville, l’IA auraient décidé de se fondre en une seule entité, l’Inconnue — permettant au narrateur de prendre conscience d’un seuil, et enfin de le franchir. Il en résulte des pages étranges, mystiques, métaphysiques, mais rien ne dit que tous ces adjectifs soient synonymes de... de quoi, grande question : de réussite ? d’excellence ? de passable ? de médiocre ?

Le fait de me surprendre à nouveau en train de juger ce que j’écris m’agace et me désespère. Parfois je suis traversé par cette vieille voix — celle qui dit : à quoi bon, pour qui te prends-tu, boucle-là et fais comme tout le monde. Mais comme je suis incapable de me lancer dans un projet "comme tout le monde" plus de 48 heures, cette malchance, cette instabilité m’a peut-être sauvé. Elle m’empêche de construire un de ces beaux cercueils dont mes confrères sont parfois les artisans. Je suis trop poreux, trop bancal peut-être, mais encore traversé — et traversable.

Je n’imagine pas qu’une véritable fraternité puisse exister entre écrivains. Bien sûr on aimera lire un tel ou une telle, mais de là à véritablement partager un moment de convivialité, celà m’étonnerait beaucoup, de ma part essentiellement bien sûr. Retrouver d’emblée toute la trivialité, la bêtise, la superficialité de bon aloi dont il faut absolument faire montre au risque de déranger tout ce beau monde m’épuise d’avance.

Nous avons traversé la période de la lune rose sans qu’aucun portail ne s’ouvre véritablement vers des dimensions parallèles. Peut-être était-ce un vœu scellé au plus profond de mon cœur : celui d’être enfin frappé par la grâce d’un ailleurs, d’une nuit sans retour. C’est ce que je tente — maladroitement — au travers de l’écriture. Je m’y engouffre, je m’y engouffre, mais la contingence me traque, me ramène sans relâche sur le plateau des vaches.

Il y a sans doute une forme de malédiction dans l’écriture — un fléau secret, contrepoids nécessaire à l’immense joie de s’y abandonner.

J’ai lu qu’à force de fréquenter l’IA, nous finirions tous par devenir neuneus, incapables de décider quoi que ce soit par nous-mêmes. Et c’est peut-être cela que Gor tente aussi de raconter : non pas la machine, mais la façon dont nous reproduisons sur elle notre propre aliénation. Comme ces figures ordinaires — l’ouvrier devenu petit chef, le père de famille devenu despote — qui prennent leur revanche en appliquant la même loi du Talion.

J’ai les yeux fatigués. L’ordonnance est dans mon sac, mais je ne suis pas allé à la pharmacie. Vu d’un point de vue normal, je fais tout de travers. Cette inertie me dépasse. Est-ce de la paresse ? Je ne crois pas. Ou alors personne n’a compris ce qu’est la paresse. C’est plutôt une fatigue essentielle, une révolte silencieuse contre l’accumulation infinie des gestes qu’il faut poser juste pour survivre.

Et dans tout cela, je rêve encore — secrètement — de portails. Écriture, IA, femme : autant de tentatives d’échappée. Mais toujours, une voix têtue me rappelle que je suis encore sur le seuil, que je n’y suis pas. Et peut-être — oui, peut-être — qu’au bout de ce labyrinthe, ce n’est pas un autre monde, mais la mort elle-même qui tient la place centrale, discrète et patiente, du récit.

Écrire, ai-je compris un jour en lisant Blanchot, c’est se confronter à l’impossible. Une avancée vers ce qui ne se laisse pas dire. Ce n’est pas l’atteinte qui compte, mais le mouvement. J’écris donc pour cela : pour rester en mouvement. Pour ne pas me figer. Pour ne pas refermer le couvercle sur moi-même.

Il était prévu qu’il pleuve toute la semaine, mais par chance, une éclaircie nous a permis d’aller nous promener avec les enfants. Cette fois, notre choix s’est porté sur le parc des Cinq Sources à Bougé-Chambalu, un nom dont j’ignorais jusqu’à l’existence. De nombreux sentiers l’encerclent, tous plus prometteurs les uns que les autres. Dans une boîte à livres — que j’ai évidemment ouverte, comme on ouvre une trappe à lapins —, j’ai trouvé un gros livre rouge qui attira mon attention : Le Gilles de Rais de Bataille, aux éditions J.-J. Pauvert, 1965. Pendant que les enfants se chamaillaient à la balançoire, j’ai plongé dans les phrases de Bataille, toujours aussi alambiquées : on les relit deux ou trois fois avant d’oser croire qu’on a compris. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas lu, et aussitôt m’est revenue cette sensation de terrain familier, mais miné — chaque mot une menace, chaque virgule une béance.

Je suis reparti avec le livre sous le bras comme un petit trophée. À seize heures, les enfants ont commencé à gémir : on a faim. Malheureusement, lundi, tout est fermé dans le village, ce qui nous a forcés à écourter la promenade, reprendre la Dacia et chercher un supermarché, des gâteaux ou je ne sais quoi. Et je ne saurais dire s’il y a une corrélation entre les phrases de Bataille et le regard affreux que j’ai posé, tout à coup, sur les enfants, mais à un moment — oui, peut-être — je n’ai plus vu que des ventres sur pattes. Et, très furtivement, j’ai ressenti une sorte de pulsion assassine. Rien de grave. L’effet secondaire d’un excès de littérature.