Je ne lève pas la tête
Je ne sais plus quand j’ai commencé à remarquer ces moments où, après le passage du vent, le ciel se dégage d’un coup et révèle un bleu si pur qu’il en devient presque insupportable, un bleu froid, minéral, qui n’a rien de rassurant ; ça arrive toujours au moment où je lève la tête, presque par hasard, comme si cette clarté ne pouvait être saisie que dans un geste involontaire, un mouvement du corps avant la pensée, et je finis par comprendre que ces bouffées de clarté — faute d’un terme plus exact — coïncident presque toujours avec la perte d’une illusion, pas une grande illusion, plutôt ces petites fictions quotidiennes auxquelles on s’accroche sans même s’en rendre compte : l’illusion qu’une relation dure encore, qu’un projet aboutira, que quelqu’un vous comprend ; au moment précis où ça se dissipe, je lève la tête et le ciel est net, sans nuance, comme si le monde me faisait la démonstration de son indifférence, et le sentiment qui suit n’est ni tristesse pure ni soulagement pur, mais un mélange des deux qui ne se résout en aucun, une sorte d’acquiescement froid à ce qui est, à ce qui cesse d’être ; j’ai pensé récemment que cette émotion ressemblait à celle que doit éprouver quelqu’un qui sait avec certitude qu’il va mourir dans l’instant — pas la peur, plutôt une lucidité glaciale, totale, qui précède peut-être la disparition.
Ce matin, ça m’a pris dans une cuisine ordinaire : la chaise a dû heurter le carrelage, bruit bref, net ; dans l’évier, deux tasses, marc collé au fond ; Courbevoie, cinquième, fenêtre entrouverte, rideau qui remue à peine. La télévision chuchotait, pas assez fort pour être suivie, assez pour injecter des fragments dans l’air, et c’est une de ces phrases qui m’a accroché — une voix disait “chez vous”, banalité de présentateur, formule automatique — et j’ai senti à quel point il m’était devenu difficile de dire chez moi sans entendre quelque chose de faux dans la phrase.
Chez moi : c’est difficile de dire chez moi ; est-ce que je pense souvent à le dire ? non, jamais ; ce que je dis à la place : dans la ville, dans la maison, dans la chambre ; ça ne m’appartient pas, plus maintenant ; hard to say home ; what I say instead is the city, the house, the room ; it’s never really mine, not anymore ; je disais ma maison lorsque j’étais enfant, je disais aussi notre chambre puisque nous dormions là ensemble, mon frère et moi, et c’est peut-être ça qui me frappe aujourd’hui : le naturel avec lequel certains mots tenaient, sans justification, sans recul, alors que je n’arrivais déjà pas vraiment à dire mon jardin, mon école, mon village ; c’était plus loin, même si c’était géographiquement proche ; le village natal : je ne sais pas ce qui pèse le plus, village ou natal, ou les deux accolés, cette promesse d’origine qu’on prononce à haute voix comme on signerait un papier ; for home to stand in for chez, we would have to mean more than walls, more than a lease, more than an address ; because home is hām, is heim, isn’t it.
J’entends encore la voix de la télé dire “chez vous” comme si elle s’adressait à quelqu’un d’autre, et c’est peut-être ça qui insiste : chez Bertrand ce n’était pas comme chez Philippe, ni comme chez Anne-Marie, c’était toujours mieux que chez moi, enfant, parce que je pouvais y entrer sans y être assigné ; I hated saying let’s go to my place, as if I were leading someone into the quiet wreck of it ; puis je reviens, toujours, à cette formule plus sèche et plus vraie : chez eux ; je reviens à ça, à chez moi si l’on veut, mais au fond ce vide ; c’est à partir de là que, après m’être élancé et m’être toujours heurté au même mur, j’ai fait ce pas de côté ; and found an opening ; not their place, not mine, just the in-between ; chez nous n’a jamais tenu longtemps : chez nous était un songe, on tendait la main pour toucher une limite et il n’y en avait pas ; our place was a fiction we used as a makeshift truth ; on tenait comme on pouvait, bon an mal an, jour de soleil ou jour de pluie, un temps de bon grain, un temps d’ivraie, et on appelait ça chez nous pour ne pas regarder les fuites ; oh, la tranquillité rêvée d’un chez soi qui prend l’eau de toute part, mais qu’on ne veut pas voir ; we say there’s no place like home, we cling so tightly to that no place like it starts to feel suspicious — but we shut our ears — deep down we’re expecting something awful, something that must not be said, something never to be spoken.
Je regarde le rideau, je pense soudain à l’hirondelle, à son chez à elle, ce mélange de terre et de paille collé par la salive, et je revois l’enfant que j’étais, fasciné par cette matière pauvre devenue tenue, cette architecture minuscule où la parole est littéralement le ciment ; je suis vieux maintenant, je sais que je parle d’un autre temps ; swallows have grown rare, they’ve faded, little by little, with the years ; chez l’hirondelle, la salive est le ciment — une parole qui se fait nid sous les toits — et moi je sens que tout ce qui tient chez nous tient aussi par des phrases, par des formules, par des façons de dire “chez” ; c’est peut-être pour ça que je dis “fait divers” pour me protéger du reste, pour recouvrir d’une étiquette ce qui déborde.
Et la télévision, justement, insiste, chuchote une histoire : on raconte qu’ils se voyaient depuis un moment, il aurait voulu “arrêter de parler”, ou qu’elle se taise, formule pratique, comme si la paix pouvait être un silence imposé ; sur la table, je remarque le couteau à manche de bois que je n’avais pas vu, simple objet posé là, et je comprends à quel point il suffit parfois de presque rien pour que le monde bascule dans l’interprétation ; on dira qu’il a eu peur, on dira qu’elle l’a poussé, on dira tout et son contraire, parce qu’on a besoin de versions, parce qu’on a besoin de couvercles ; est-ce qu’on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? la paix ou la raison, deux faces du même couteau ; on croit qu’une phrase finale mettra de l’ordre, elle met un couvercle, et le lendemain tout recommence, plus bas, plus sourd.
Je reviens à la fenêtre. L’air passe. Le rideau remue à peine. Le ciel doit être bleu maintenant, ce bleu froid que je connais, mais je ne lève pas la tête.
Pour continuer
Carnets | décembre 2025
16 décembre 2025
Cette nuit je rêve que je suis nu au milieu d’une pièce blanche. Je suis en position fœtale, plaqué au sol dans une posture humiliante, et je subis une longue série d’accusations qui viennent d’une coursive en surplomb. Les voix sont asexuées. Pour ne pas me laisser prendre par ce qu’elles disent, je me fixe sur leur tessiture, sur le grain, sur la hauteur, sur le souffle. Mon premier réflexe est de croire que ce sont des voix de femmes, puis ça se mélange : des femmes, des hommes, des enfants. Ce mélange enlève les visages. Elles parlent par salves. Entre les salves, des pauses nettes. Dans ces pauses quelque chose se retient encore, hésite. Je me ligote à la curiosité : je relève la hauteur d’une voix, la pause, la reprise. Ce relevé me tient au bord. Elles s’approchent autrement. Elles ne se jettent pas. Elles tournent. Elles avancent par petites touches, hésitent. Des rapaces autour d’une proie. D’abord le banal, un détail, une petite phrase sans éclat. Puis le retrait, l’attente, le retour. Ce va-et-vient use la curiosité : au lieu d’ouvrir, elle tourne sur place, prise dans le même cercle. Au début je tiens à distance. Le contenu reste au-dessus, une pluie qui ne touche pas le sol. Je n’attrape que la musique des voix. Puis certaines changent. Elles deviennent des corbeaux. Pas d’oiseaux visibles, des coups de bec dans l’air. Ça vient par à-coups, ça pique, ça arrache. Chaque accusation devient un impact, bref et précis, et je sens qu’on me prend. Je ne vois presque rien, mais je sens une méthode, une attaque qui revient, qui cherche une prise. Alors je me raccroche à la douleur. À chaque fois qu’une voix revient, elle m’arrache un lambeau de peau. Pas un arrachement vague : ça tombe toujours au même endroit. Je sens la nuque, le flanc, la gorge. La peau cède, un tissu qu’on tire. Je ne saigne pas. Je sens seulement que ça se détache. Je sens des morceaux qui partent. Et c’est là que surgit l’idée la plus simple, la plus indécente aussi : que tout s’arrête. Plus de voix, plus de pauses, plus de reprise. Une fin nette. La mort comme une sortie de secours, une extinction. Je la veux une seconde, pas pour mourir, pour que ça cesse enfin. Puis les voix reviennent, et l’idée se replie, elle aussi, sous la peau. Les voix reviennent. Elles ne crient pas. Elles ne s’emportent pas. Elles énoncent. Elles martèlent. Elles reprennent. Par moments, je sens l’approche avant l’impact, une montée légère dans l’air, puis le coup. Et mon corps réagit avant moi : je me crispe, je me replie plus fort, et l’arrachement suivant est plus profond. La crispation offre une prise. La pièce n’a plus l’air blanche. Le blanc devient une matière. Le sol a un grain. L’air a une odeur sèche, presque sanitaire, de produit d’entretien. Je reste au sol, nu, de plus en plus léger. Je sens qu’on me retire quelque chose à chaque passage, pas seulement la peau : la capacité de tenir, de faire écran, de détourner. Il reste moins de surface. Puis une voix, plus proche que les autres sans être plus forte, ne lance pas une accusation. Elle demande, avec une neutralité administrative : « Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? » La question tombe dans une pause, et la pause se referme sur moi. La douleur ne suffit plus. Il faut répondre. J’ouvre la bouche, l’air est glacial. Je veux sortir un mot, mais ma langue est gelée. Je force, je sens le froid dans la gorge, un froid qui bloque, qui blanchit tout. Je dis : « Je… » Et le son qui sort n’a pas de corps. Ce n’est pas ma voix. C’est la leur : la même diction, la même neutralité, la même voix sans sexe. La phrase se forme toute seule, nette, prête : « Je suis là. » Puis, sans transition, dans cette même voix, la question revient, mais elle sort de moi : « Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? » La coursive s’efface. Il n’y a que la pièce blanche, et ma bouche qui parle avec leur voix, qui reprend leurs phrases, qui relance la procédure. Mes lèvres continuent de bouger. Les mots sortent au bon rythme, comme appris. Je me réveille au moment précis où ça continue encore dans le noir, et j’ai honte non pas d’être nu, mais d’être enfin exactement ce que l’on attend que je sois. Illustration : Prométhée délivré , de Carl Bloch est exposé au musée Pavlos et Alexandra Canellopoulos d'Athènes. Photo : Panagiotis Moschandreou/The Guardian|couper{180}
Carnets | décembre 2025
15 décembre 2025
La France ne peut être la France sans Jésus-Christ, dit une femme à la caisse du Super U. La caissière ne relève pas. Elle demande seulement : carte de fidélité ? Le caddie est plein à ras bord. Vignettes. Réductions. Ça bloque la file. Plus loin, devant les primeurs, mon voisin affirme que c’est BlackRock qui pousse aux abattages. Liquider le cheptel, dit-il. Des années de croisements, de patience, et tout détruit en une journée, par décret, pour une maladie. Il paraît qu’ils ont mis le paquet : blindés Centaure, hélicoptères, CRS. Tout ça contre une ferme. Tout ça pour des vaches. Il conclut : je ne sais pas où l’on va. Au rayon boucherie je demande pourquoi la viande hachée ne colle pas avec le prix au kilo affiché. J’en ai pris 300 grammes. Il regarde le ticket, puis moi. Si vous savez lire, c’est par cinq kilos ce prix que vous avez lu. Je ne réponds rien. Je l’ai interrompu, je crois, pendant son café en réserve. Tout ça pour 300 grammes. Après les caisses, les sapins sont entassés avec le charbon de bois, les sacs de granulés, les bidons de pétrole. Cette année je n’en achèterai pas : les petits-enfants ne viennent pas. S. veut quand même un sapin pour sa mère. Elle me demande de vider la Dacia. On sera quinze ou seize à Noël. Foie gras déveiné : près de 50 euros le paquet. Je déteste le foie gras. Rien que l’idée de ces lobes à déveiner me donne envie de fuir, et pourtant il va en falloir, pour quinze ou seize. Combien de paquets ? Champagne aussi. C’est notre participation. Ça va dépasser 200 euros, sans compter le sapin. Si S. prend un Nordmann, il faut ajouter 40 ou 50. Je me sens déjà mal : les pièces pleines, la chaleur, la foule, les voix. Et les cadeaux. À minuit tout le monde met ses chaussures sous le sapin. Je n’en offre pas, donc je n’attends rien. Recevoir quand on n’a rien donné, c’est se retrouver à découvert. En revenant, le long de la RN7, il ne reste presque plus de feuilles aux arbres. On doit être en hiver. Je ne sais jamais quand ça bascule. Je repense à la caisse, à la carte de fidélité, aux vignettes, à mon voisin et à ses blindés imaginaires, au boucher et à ses cinq kilos. Tout passe dans la tête en même temps, en paquets, comme les courses sur le tapis roulant. Hier on a déjeuné chez D., à V. Pot-au-feu. S. voulait lui acheter des pots en terre. Il les avait sortis dans le jardin. Cette année, de l’herbe à la place des légumes : une pelouse, plus un jardin. Le froid piquait les mains quand on touchait la terre cuite. À l’intérieur ça sentait le bouillon. J. est arrivé en retard. Le dimanche, on n’est pas vraiment en retard. Puis on a parlé politique. Mauvaise idée. J. a regardé S. : tu es pour la paix ? Dans ce cas il faut voter M. S. est devenue furieuse. Elle déteste la politique à table. Elle n’aime pas M., son côté tribun. Elle n’aime pas non plus le gouvernement. Elle dit qu’elle ne sait pas où tout ça va nous mener. Elle voudrait qu’on déménage : un appartement à V., un ascenseur, une petite terrasse pour la caisse du chat. Moi je parle de la Grèce, de l’Espagne, du soleil. Elle répond : trop loin des enfants, des petits-enfants. Par moments je me vois partir seul. Une île, Andros, ou Kalymnos. Une location pas chère. Écrire autant que je veux. Et surtout : ne plus voir les gens que je connais. Voir des inconnus. Entendre une langue que je ne comprends pas. Une langue qui me fasse revenir à la mienne.|couper{180}
Carnets | décembre 2025
14 décembre 2025
Depuis une semaine, que s’est-il passé ? Déjà, j’ai gagné ma vie. De façon elliptique : pas besoin de s’étendre. Sans opinion sur le sujet. Puis j’ai commencé à préparer le vrai boulot : un inventaire de fichiers Markdown à importer dans Scribus. Malheureusement, le problème, c’est la conversion des balises MD. Ce que j’espérais, c’est que les styles se créent automatiquement à l’import dans Scribus. Mais même en utilisant un script Python, je n’y suis pas parvenu. Les styles se mettent bien à jour dans Scribus, mais uniquement dans la fenêtre Propriétés, pas dans le document. Cela signifie que je dois tout reprendre ligne par ligne, à la main. Trop fastidieux — ou alors un excellent exercice de relecture. À choisir. Pour un PDF, un EPUB, la solution est très facile avec Pandoc. Je peux même prévoir une couverture, une table des matières, et les placer directement dans les commandes du terminal. L’utilisation de Notion s’avère intéressante, vraiment — peut-être encore mieux qu’Obsidian. Le problème, c’est de devoir s’adapter à chaque nouvel outil, sans être jamais certain que demain un autre remplacera encore celui-ci. On pourrait se dire : stop, ne pas se disperser ; une fois qu’un workflow fonctionne, pourquoi en changer. C’est vrai, on peut se le dire. Mais si on faisait tout ce qu’on dit, le monde ne serait pas ce monde. L’avantage, en outre, de pouvoir utiliser selon les besoins plusieurs modèles d’IA avec Notion est un vrai plus. En ayant injecté ma base d’articles en CSV, je peux demander vraiment tout ce que je veux : proposer une recherche approfondie par plusieurs séries de mots-clés, puis me formater un fichier Markdown ou un docx, et le classer dans une base de données. Me réordonner le document plusieurs fois tout en changeant la table des matières. ( Bientôt j'aurais peut-être droit à un café et des petits gâteaux ?) — bref, Le gain de temps est spectaculaire. Ensuite, la question se pose : qui commande, au bout du compte ? Est-ce l’IA qui, au travers des solutions qu’elle me propose, parvient à m’influencer dans mes décisions — ou bien est-ce le contraire ? Il me semble que, pour l’instant, je garde encore l’avantage. Je ne sais pas pour combien de temps. Hier, j’ai lu un article : Une IA conçoit un ordinateur Linux fonctionnel en une semaine : la révolution du hardware. 48 h au lieu de 500 heures de boulot en moyenne : tout ça donne le vertige. J’en reviens à la perplexité qui m’a retenu toute cette semaine. Perplexe, mais pas sidéré. Cette perplexité aura été un bon moteur d’écriture. Hier, par exemple, trois récits de fiction sont sortis tout droit d’une molécule fabriquée : perplexité + honte. L’idée est de faire de ces assemblages temporaires quelque chose d’actif, qui ne laisse pas dans la sidération. ( ça pourrait rejoindre l'idée de récapitulation de Don Juan pour récupérer une énergie bloquée ) Ce qui me rassure, c’est que, quels que soient les progrès, ce que l’on veut vraiment reste tellement subtil, tellement instable, tellement difficile à formuler — et nous échappe si souvent — qu’aucune machine ne pourra, je crois, produire cette ambiguïté fondamentale de l’esprit humain. Autre chose : l’idée de communauté m’est tout à fait insupportable. Je ne sais absolument plus comment m'y adapter. Hormis mes cours ou stages dans lesquels je crois avoir placé une sorte de pilote automatique. C’est la raison principale pour laquelle je fuis les réseaux sociaux. Je peux partager des posts, mais échanger est au-dessus de mes forces. Ça ne vient pas des gens : les gens sont ce qu’ils sont. Ça vient d’une sidération qui, cette fois, me colle littéralement au sol, sans que je puisse me relever. Le mot sollispcisme en filigrane arrive en fin d'article, j'effectue une recherche et je tombe sur ce début de phrase : "Même si le solipsisme est faux, même s'il existe une « réalité empirique » indépendante de notre « conscient intérieur », cette théorie comporte tout de même un fond de vérité [...] ( emprunté à l'encyclopédie du rien Illustration Jacques Prevert|couper{180}