début, milieu, fin
Ce matin, devant le pot à louches et cuillères en bois posé sur le plan de travail, je me suis surpris à penser que la beauté dépend parfois d’une chose aussi simple que la lumière. Elle tourne, elle monte, elle baisse. Ce qui paraissait banal devient net, puis redevient muet. Je note ça et, tout de suite après, je me demande si ça “veut dire” quelque chose, ou si l’écriture n’est qu’un endroit où déposer des phrases avant qu’elles ne disparaissent.
Jules Verne, paraît-il, ne commence pas un roman avant d’en connaître le début, le milieu et la fin. Moi, je fais souvent l’inverse : j’écris au fil, puis je regarde ce que ça forme. Et je cherche après coup ce que je voulais vraiment atteindre. Dans Scribus, je retombe sur la même leçon, mais sans mystique : si je veux une table des matières, il faut d’abord la penser, la structurer, avant de cliquer sur “générer”. Tant va la cruche au lait qu’à la fin elle se brise : écrire sans plan, c’est parfois compter sur la chance — et tomber, un jour, sur le point où ça casse.
Hier soir, j’ai achevé de recopier tous les textes de l’atelier d’écriture « été 2023 » dans SPIP. En parallèle, j’ai repris des versions dans Scribus, puis j’ai exporté le PDF et je l’ai placé dans le descriptif de la rubrique. En le relisant ce matin, l’effet est venu d’un bloc : c’est un type énervé qui écrit. Ensuite, est-ce l’auteur, est-ce le narrateur ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que l’énervement tient moins au “sens” qu’à la musique : phrases qui poussent, qui cognent, qui n’attendent pas.
Et là, une autre question s’est accrochée : qu’est-ce que je fabrique en exposant tout ça publiquement ? J’ai l’impression que l’exposition sert aussi à s’immuniser. Petite dose, tous les jours, contre le poison le plus banal : le désir de reconnaissance. On croit qu’on veut “être lu”, et on découvre vite la pente : l’attente, l’aigreur, la pose, les calculs. Et le jour où quelqu’un vous reconnaît vraiment, c’est rarement un triomphe : c’est une gêne, une capture, une assignation.
Je déteste les mondanités. Ce serait absurde que tout acte entrepris dans la vie converge vers elles, comme si écrire devait forcément finir en scène sociale. C’est aussi pour ça que je reviens à l’idée de Verne : penser le début, le milieu et la fin, non pour “faire un roman”, mais pour éviter que le texte, à force de dériver, n’aboutisse à la chose même qu’il prétend refuser.
Dans le même mouvement, j’ai fait un geste bizarre : demander à ChatGPT cinq descriptions de lieux à partir des Œuvres complètes de Rabelais. Un peu comme on provoque un hasard pour voir ce qu’il révèle. Comme renverser une tasse de café et regarder la figure que prend le marc au fond. Ou lancer des osselets.
Et, au bout, je me suis retrouvé devant la question simple : à quoi ça sert, une description ? Thélème donne une réponse nette. L’architecture, les matériaux, les proportions, la lumière, les galeries, les jardins : ce n’est pas un décor gratuit. C’est une utopie construite, un manifeste anti-monastique inscrit dans la matière. La forme dit : on inverse l’enfermement, l’ascèse, la règle. Et la devise « Fais ce que voudras » ne tient pas sans ce cadre concret.
L’espace est la condition de l’éthique. Donc la description fait système avec l’idée.
Reste, à la fin, la question de l’intention : à qui appartient-elle ? À l’auteur, au narrateur, à personne ? Je crois qu’elle bascule au lecteur. Pas “au lecteur” en général : à celui-là, précis, qui tombe sur ces phrases et décide, en silence, si elles tiennent — ou si elles ne sont qu’un passage de lumière sur un pot à cuillères.
Illustration : Vue de l’exposition Arnaud Labelle-Rojoux, C’est écrit dessus !, galerie Loevenbruck, Paris, 2025
Pour continuer
Carnets | décembre 2025
L’air du temps
L’effort, le courage, la volonté : j’ai des doutes. Non, je crois que ça part d’une soif, sinon ce n’est pas la peine. Cette réflexion me vient après la lecture de ce billet d’humeur , et elle m’amène à me demander ce qu’est, au fond, un billet d’humeur : est-ce que ça « tient » dans la durée ? Je crois que c’est une de mes préoccupations principales, et c’est sans doute ce qui fait que je n’en écris plus tellement. De même, j’essaie de me restreindre sur mes percées pseudo-philosophiques, comme sur l’auto-commentaire ; au bout du compte, ces relectures, ces réécritures, m’y forcent. Je vois presque aussitôt ce qui gêne à la lecture, et tout converge vers une locution que je pourrais nommer « l’air du temps ». Difficile à définir, d’ailleurs, cet air du temps, ou du moins à définir ce qui ne résistera pas… au temps, justement. Les mots du moment, sans doute, ne résisteront pas : les pulls et les pushs. À moins que, dans cent ans, nous soyons tous devenus anglophones. En ce moment, quelques soucis avec un des petits-enfants : il ne peut plus aller à l’école, et cela fait des mois que ça dure. Au bout du compte, la décision est prise de l’emmener lundi prochain pour une consultation en psychiatrie. C’est révoltant. Et en même temps, nous sommes tous impuissants vis-à-vis de la situation. Je sens remonter de vieux réflexes disant : il suffirait d’un peu plus de fermeté, d’un coup de pied au cul, mais l’air du temps rend ces pensées insupportables, évidemment. Ce que je sais, c’est la vitesse à laquelle les choses se produisent dans ce genre de situation : on tente un truc le premier jour, ça marche ; on recommence ; il y a un peu de résistance le surlendemain, on trouve de nouveaux prétextes, une stratégie nouvelle ; et au final on s’embourbe de plus en plus, avec toutes les difficultés du monde à revenir en arrière, à revenir à cette fameuse normalité qui veut qu’un gamin ne reste pas toute une journée dans l’appartement à jouer à un jeu vidéo débile. Si au moins il lisait, je serais tenté de penser, mais je sais que ce n’est pas une solution non plus. En même temps, chacun doit faire sa propre expérience, affronter ses propres démons. Donc tout est affaire de choix. Encore faut-il savoir le choix que l’on effectue et envisager les conséquences de celui-ci. Mais bon, là encore, il faut se rentrer ça dans le crâne : nous ne vivons pas tous en même temps dans le même monde. Hier soir : confection de pirojkis, recette russe de petits pains farcis avec des oignons, des pommes de terre, du chou et des œufs durs. Je pense que c’est en revenant sur certains textes évoquant Vania que cette envie m’est venue subitement. En revanche, je les ai fait cuire au four et non dans la friture. Reprise du cycle été 2023 de l’atelier d’écriture du Tiers Livre : première passe de correction rapide hier soir. Découverte que je pouvais utiliser le logo de la rubrique si j’étais en panne de logo pour les articles. Ce matin, je reviens sur chaque texte en résumant, pour chacun, la proposition d’écriture. Il faut retrouver les propositions bis, car F. B. ne les a pas mises sur le site. Ce qui est aussi un bon exercice : les retrouver à partir de ce que j’ai écrit. L’idée serait de créer un PDF et de le donner en accès libre dans la rubrique, ce qui est une bonne occasion pour acquérir de plus en plus de fluidité sur Scribus. Je n’ai pas vu l’heure : il me reste à peine un quart d’heure pour relire ce billet, car à 10 heures je dois coiffer mon bonnet de prof.|couper{180}
Carnets | décembre 2025
L’ami d’un ami
Ce genre d’amitié est un faux nez, et ceux qui y croient sont des clowns tristes. Les mafieux disent « c’est un ami » et les barrières font semblant de tomber. C’est pour ça que ça passe crème aussi quand ils disent « c’est l’ami d’un ami ». Les caves croient qu’il s’agit d’une histoire d’amitié, alors qu’en fait c’est une simple affaire de mot de passe. J’en ai connu, des mots de passe, de toutes sortes : il n’y a jamais eu la moindre amitié là-dessous. Au contraire, on n’hésitait pas à vous planter dès que vous aviez le dos tourné. Pourquoi ce serait différent ailleurs que chez les mafieux ? C’est pareil partout. Pas un endroit de cette ville pour rattraper l’autre : de la porte de Clignancourt à la porte d’Orléans, tout du pareil au même. Et je ne parle même pas de la banlieue. Même dans le trou du cul du monde, tu n’es jamais sûr d’être tout à fait anonyme. Il y aura toujours l’ami d’un ami d’un ami qui te reconnaîtra, et qui se rappellera que tu dois un chien — le chien de la chienne de je ne sais qui. Tout ce dont je peux me souvenir de cette période, c’est que je n’étais jamais vraiment tranquille. Je m’attendais toujours à croiser l’ami d’un ami au coin d’une rue, et ce qui était certain, c’est qu’on ne se demanderait pas des nouvelles d’untel ou d’unetelle à ce moment-là. Ce qui est sûr aussi, c’est qu’on gagne un temps fou à fréquenter ce genre de gonzes. Ce qui prend en général vingt ou trente ans chez les demi-secs, les embués du bulbe, les bons derniers de la comprenette, vous le chopez en l’espace de six mois, dans les rues de cette ville. Je me demandais encore hier pourquoi je n’arrivais plus à téléphoner à mon comptable ; d’ailleurs je ne devrais même pas dire « mon » : c’est encore un piège du langage. Ce qui autrefois était pratique pour vous faire croire que vous possédiez quelque chose — l’article, le pronom personnel — tout cela est devenu du vent en à peine quelques décennies. Encore que je ne sache pas si ça ne l’a pas toujours été. Peut-être que ça fait aussi partie de l’apprentissage du monde accéléré. On n’est pas tous à lire le même genre d’Usage du monde, depuis les soi-disant beaux quartiers jusqu’aux ruelles puant la pisse de Montreuil, de Saint-Denis, et au-delà du périph. À la fin, je crois que je suis devenu comme tout le monde, moi aussi : j’ai rangé assez vite ma boîte à musique pour ne plus jamais la ressortir. J’ai pris ma place dans la file et j’ai payé mon billet pour entrer voir le Grand-Guignol, en me pinçant de temps à autre, histoire de rester réveillé — jamais vraiment convaincu de l’être tout à fait. Car ici, la réalité est un labyrinthe aussi alambiqué que les rêves quand on a trop bu. Toute issue est un trompe-l’œil, chaque bouffée d’espoir un morceau de gruyère sur un piège à rats. Si vous ne vous mettez pas dans le crâne, très vite, que vous ne vous en sortirez pas, un barycentre vous manque et vous vous traînez : une pénitence qui n’en finit pas de vous brûler les genoux. Au lieu de ça, pour rester droit dans ses bottes, il vaut mieux décider une bonne fois pour toutes que vous avez atterri en enfer, que le diable est partout ; qu’il ne sert à rien de vouloir soutenir son regard — ce n’est pas une question de courage. C’est une affaire de discernement. Sauf que je sais aussi, et je le sais très bien, que ce « partout » est une facilité : il existe des exceptions, des gens qui ne vous demandent pas de mot de passe, des endroits où personne ne vous connaît et où, pendant une heure, vous respirez sans arrière-pensée. Le problème, c’est que je les repère mal, ou trop tard, parce que l’apprentissage a tordu le regard ; il m’a rendu rapide, mais il m’a rendu avare en confiance. Parfois il m’arrive encore d’avoir des relents, des remontées acides — des nostalgies de cette époque où, quand on me disait « c’est un ami », je ne voyais pas à mal. J’étais même assez candide pour payer la nouvelle d’un sourire, d’une poignée de main, d’une tournée. J’avais le sentiment d’appartenir, au moins, à quelque chose. Ce sentiment-là n’est pas très regardant, au fond. Pas besoin d’aller chercher midi à quatorze heures. Faire partie d’un groupe, ne pas être seul : voilà à quoi tient ce monde. Le reste, plus vite on comprend que c’est de la littérature, mieux c’est — ou pire c’est, je ne sais pas. Mais je n’aurais pas aimé, plus jeune, passer à côté de cette vérité-là. À la fin, je ne sais pas ce qui se passera. Je laisserai peut-être un bouquin ou deux, des ambiguïtés, quelques traces, et ce sera déjà beaucoup. J’aurai surtout essayé de tenir : me relever quand je suis tombé, arrêter de mendier, arrêter de faire du bruit pour qu’on me voie. Et cette voix, au fond, était-elle vraiment la mienne ? Ça restera l’énigme. Quand je regarde mes souvenirs, je ne sais plus très bien si ce sont des souvenirs ou des histoires fabriquées pour éviter les vrais ; une histoire parmi les autres, qui finira quelque part, si elle trouve une place. Quant à savoir si les histoires sont faites pour être vécues ou racontées, je laisse ça en suspens. Je n’ai pas de point final à fournir avant d’entrer dans la Grande Muette. Après ça, je suis parti faire mon marché. Grosse promo sur l’oignon : j’ai pris un sac de dix kilos, et un autre de pommes de terre nouvelles, des choux-fleurs, des poireaux, des carottes — de quoi tenir un bon bout de temps. En ce moment, le soir, une bonne soupe à l’oignon suffit au repas. Il ne fait pas très froid. On ne chauffe plus toutes les pièces de la maison. Économie de 111 kWh en novembre 2025 par rapport à novembre 2024, m’apprend l’e-mail du fournisseur. J’ai refait un programme de stages pour le premier trimestre 2026 : déjà quelques inscriptions. Plus Noël approche, plus je vois approcher la dépression ; il y a encore des gisements de fragilité, de vulnérabilité, à creuser. Hier, relecture de textes de septembre, octobre 2019. Je me dis que je ne vais plus réécrire : juste corriger les fautes, la ponctuation, et placer tout ça à la bonne place dans SPIP. Mais je sais déjà que je vais faire des sélections ; j’ai mis en place un système d’étoiles dans Notion. Sinon, ce sera deux recueils de textes — ou un seul si je parviens à fusionner, à trouver la logique de fusion. L’idée serait de proposer d’abord une sélection en page d’accueil, de me laisser une chance de trouver un éditeur, et au bout de six mois de passer par KDP. Ce choix demande réflexion, parce qu’une fois un pied mis dans Amazon, ce sera terminé pour l’édition “normale”.|couper{180}
Carnets | décembre 2025
Je ne lève pas la tête
Je ne sais plus quand j’ai commencé à remarquer ces moments où, après le passage du vent, le ciel se dégage d’un coup et révèle un bleu si pur qu’il en devient presque insupportable, un bleu froid, minéral, qui n’a rien de rassurant ; ça arrive toujours au moment où je lève la tête, presque par hasard, comme si cette clarté ne pouvait être saisie que dans un geste involontaire, un mouvement du corps avant la pensée, et je finis par comprendre que ces bouffées de clarté — faute d’un terme plus exact — coïncident presque toujours avec la perte d’une illusion, pas une grande illusion, plutôt ces petites fictions quotidiennes auxquelles on s’accroche sans même s’en rendre compte : l’illusion qu’une relation dure encore, qu’un projet aboutira, que quelqu’un vous comprend ; au moment précis où ça se dissipe, je lève la tête et le ciel est net, sans nuance, comme si le monde me faisait la démonstration de son indifférence, et le sentiment qui suit n’est ni tristesse pure ni soulagement pur, mais un mélange des deux qui ne se résout en aucun, une sorte d’acquiescement froid à ce qui est, à ce qui cesse d’être ; j’ai pensé récemment que cette émotion ressemblait à celle que doit éprouver quelqu’un qui sait avec certitude qu’il va mourir dans l’instant — pas la peur, plutôt une lucidité glaciale, totale, qui précède peut-être la disparition. Ce matin, ça m’a pris dans une cuisine ordinaire : la chaise a dû heurter le carrelage, bruit bref, net ; dans l’évier, deux tasses, marc collé au fond ; Courbevoie, cinquième, fenêtre entrouverte, rideau qui remue à peine. La télévision chuchotait, pas assez fort pour être suivie, assez pour injecter des fragments dans l’air, et c’est une de ces phrases qui m’a accroché — une voix disait “chez vous”, banalité de présentateur, formule automatique — et j’ai senti à quel point il m’était devenu difficile de dire chez moi sans entendre quelque chose de faux dans la phrase. Chez moi : c’est difficile de dire chez moi ; est-ce que je pense souvent à le dire ? non, jamais ; ce que je dis à la place : dans la ville, dans la maison, dans la chambre ; ça ne m’appartient pas, plus maintenant ; hard to say home ; what I say instead is the city, the house, the room ; it’s never really mine, not anymore ; je disais ma maison lorsque j’étais enfant, je disais aussi notre chambre puisque nous dormions là ensemble, mon frère et moi, et c’est peut-être ça qui me frappe aujourd’hui : le naturel avec lequel certains mots tenaient, sans justification, sans recul, alors que je n’arrivais déjà pas vraiment à dire mon jardin, mon école, mon village ; c’était plus loin, même si c’était géographiquement proche ; le village natal : je ne sais pas ce qui pèse le plus, village ou natal, ou les deux accolés, cette promesse d’origine qu’on prononce à haute voix comme on signerait un papier ; for home to stand in for chez, we would have to mean more than walls, more than a lease, more than an address ; because home is hām, is heim, isn’t it. J’entends encore la voix de la télé dire “chez vous” comme si elle s’adressait à quelqu’un d’autre, et c’est peut-être ça qui insiste : chez Bertrand ce n’était pas comme chez Philippe, ni comme chez Anne-Marie, c’était toujours mieux que chez moi, enfant, parce que je pouvais y entrer sans y être assigné ; I hated saying let’s go to my place, as if I were leading someone into the quiet wreck of it ; puis je reviens, toujours, à cette formule plus sèche et plus vraie : chez eux ; je reviens à ça, à chez moi si l’on veut, mais au fond ce vide ; c’est à partir de là que, après m’être élancé et m’être toujours heurté au même mur, j’ai fait ce pas de côté ; and found an opening ; not their place, not mine, just the in-between ; chez nous n’a jamais tenu longtemps : chez nous était un songe, on tendait la main pour toucher une limite et il n’y en avait pas ; our place was a fiction we used as a makeshift truth ; on tenait comme on pouvait, bon an mal an, jour de soleil ou jour de pluie, un temps de bon grain, un temps d’ivraie, et on appelait ça chez nous pour ne pas regarder les fuites ; oh, la tranquillité rêvée d’un chez soi qui prend l’eau de toute part, mais qu’on ne veut pas voir ; we say there’s no place like home, we cling so tightly to that no place like it starts to feel suspicious — but we shut our ears — deep down we’re expecting something awful, something that must not be said, something never to be spoken. Je regarde le rideau, je pense soudain à l’hirondelle, à son chez à elle, ce mélange de terre et de paille collé par la salive, et je revois l’enfant que j’étais, fasciné par cette matière pauvre devenue tenue, cette architecture minuscule où la parole est littéralement le ciment ; je suis vieux maintenant, je sais que je parle d’un autre temps ; swallows have grown rare, they’ve faded, little by little, with the years ; chez l’hirondelle, la salive est le ciment — une parole qui se fait nid sous les toits — et moi je sens que tout ce qui tient chez nous tient aussi par des phrases, par des formules, par des façons de dire “chez” ; c’est peut-être pour ça que je dis “fait divers” pour me protéger du reste, pour recouvrir d’une étiquette ce qui déborde. Et la télévision, justement, insiste, chuchote une histoire : on raconte qu’ils se voyaient depuis un moment, il aurait voulu “arrêter de parler”, ou qu’elle se taise, formule pratique, comme si la paix pouvait être un silence imposé ; sur la table, je remarque le couteau à manche de bois que je n’avais pas vu, simple objet posé là, et je comprends à quel point il suffit parfois de presque rien pour que le monde bascule dans l’interprétation ; on dira qu’il a eu peur, on dira qu’elle l’a poussé, on dira tout et son contraire, parce qu’on a besoin de versions, parce qu’on a besoin de couvercles ; est-ce qu’on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? la paix ou la raison, deux faces du même couteau ; on croit qu’une phrase finale mettra de l’ordre, elle met un couvercle, et le lendemain tout recommence, plus bas, plus sourd. Je reviens à la fenêtre. L’air passe. Le rideau remue à peine. Le ciel doit être bleu maintenant, ce bleu froid que je connais, mais je ne lève pas la tête.|couper{180}