# Enfance #00 | Des pertes comme prologue

Les saisons arrivent, s’en vont, reviennent ; elles reviennent presque pareilles, d’une année à l’autre, avec leurs signes répétés qu’on finit par reconnaître avant même de les comprendre. Ce rythme-là, l’enfant ne l’apprend pas dans les livres : il l’apprend par le corps, par le cœur, par les odeurs et les changements de lumière, par la terre qui colle aux semelles, par l’air qui pique ou qui se charge d’une douceur suspecte. Il sait, sans savoir le dire, quand l’automne approche ; il sait quand l’hiver se prépare ; il sait quand l’été s’achève, rien qu’à la façon dont le soir tombe et dont les fenêtres se remettent à briller plus tôt. Et pourtant, malgré la ville d’où il vient — si peu de temps passé en elle — il ne se sent ni des villes ni des campagnes : il se sent comme quelqu’un de passage, traversé par les saisons comme on est traversé par une musique qu’on n’a pas choisie. Quand il fait beau, il se laisse prendre ; quand il fait gris, il s’étonne ; quand il pleut, il tend les paumes ouvertes pour sentir l’eau froide s’y poser ; quand il neige, comme tous les enfants, il fabrique des boules de neige et il regarde la vapeur sortir de sa bouche comme une preuve qu’il est vivant. Il aurait voulu se laisser vivre ainsi, porté par le temps, comme autrefois porté dans un ventre. Mais l’histoire n’est pas d’accord avec ce projet ; elle lui propose une entrée brutale. Il perd le confort du ventre un mois trop tôt : prématuré. Il arrive au monde avec un manque d’informations qu’il ne saura jamais nommer, mais qu’il sentira longtemps comme une lacune dans l’usage du réel. Très vite, l’accueil devient urgence : la lumière trop blanche, les bips réguliers, le plastique, l’odeur d’alcool, le coton qui gratte, les scotchs sur la peau, les tuyaux qui montent vers le visage. Une prison de verre. On l’entube, on l’appareille, on le retourne avec des mains qui vont vite, et le voici seul, minuscule, dans un vaste monde qui ne le reconnaît pas. Il a peur, mais il n’a pas les mots ; il n’a que cette sensation de vide à combler, comme une page blanche au milieu d’une nuit sans bord. Au-delà du plexiglas, des silhouettes passent, des voix s’approchent puis s’éloignent, des odeurs étrangères s’accrochent un instant ; parfois, il y a une éclaircie, quelque chose de plus doux : elle est là, il la sent, il la devine dans une chaleur, dans un souffle, dans une voix qui se pose ; puis il la perd à nouveau, et la joie, coupée net, laisse place à une peine qui n’a encore ni nom ni histoire — seulement une béance, et toute une vie de nouveau-né contenue dans cette alternance : présence / absence. Plus tard, il partira aussi du primaire comme il est parti du ventre : trop tôt, ou trop de côté. Il n’aura pas la suite des histoires tissées depuis la maternelle, les liens déjà installés, les mêmes comptines, les mêmes habitudes ; il arrive dans un récit commencé sans lui. Il perdra la maison, le jardin, les champs, les collines, la forêt, et, presque aussitôt, son accent. Il le sent sur sa langue comme on sent un caillou : il gêne, il trahit. Alors il tente de le lisser, de parler « pointu », et cette correction-là devient une autre perte, plus sourde : une façon de se fondre, de ne pas se faire remarquer, de ne pas donner prise. Il retrouve pourtant, certains matins d’hiver, une évidence qui n’a pas besoin de phrases : la neige, ce grand tapis blanc, et les merles posés dessus comme des points noirs. Il suit l’empreinte de leurs pattes, ces minuscules traces en V, jusqu’à l’endroit où tout s’arrête d’un coup ; il reste là, à regarder, à chercher la logique de la disparition. Parfois, on gratte à mains nues le froid pour voir plus clair : on casse la croûte gelée, on atteint le noir en dessous, la terre humide, lourde ; pas de merle, pas de grive. On n’a pas vu l’envol. C’est peut-être ça, se perdre : disparaître sans que personne n’ait vu le moment précis où l’on a quitté le sol. L’envol n’appartient pas au présent ; il se produit hors champ, comme les saisons qui changent sans qu’on surprenne jamais l’instant exact du basculement. Tant de choses nous traversent, et on n’en retient qu’une poignée, et encore, mal. Quelle heure est-il ? Il ne sait pas le dire en regardant les chiffres romains de l’horloge ; il ne sait pas lire ce temps-là, ce temps dessiné. Il aimerait pouvoir dire, comme un grand, « il est douze heures », « il est vingt heures », avec l’assurance d’une phrase qui ferme la discussion. Mais apprendre a un prix : du temps à perdre pour apprendre le temps. Dehors, on se débrouille sans précision ; le soleil donne l’heure, même quand il est caché, à la façon dont la lumière tombe sur le mur, à la longueur des ombres, au froid qui remonte du sol. Dans la cuisine, les paroles des adultes passent comme des consignes : mettre la table, faire le ménage, ranger le bois sous l’appentis, travailler bien à l’école, dire bonjour, dire au revoir, ne pas pleurer, ne pas faire d’histoires. Il entend ces phrases et il voit les visages qui les prononcent : la fatigue dans les yeux, la bouche serrée, l’habitude qui remplace la douceur. Un jour, il faut couper l’arbre : son ombre gêne le voisin et son potager. Il revient de l’école et il n’y a plus que du vide au milieu de la cour ; un tronc net, des copeaux au sol, une odeur de sève, et cette impression qu’on a retiré quelque chose du monde sans prévenir. La stupeur ressemble à un bruit sec : comme un coup de fusil dans la neige, quand un homme vise les merles ; après, on peut suivre les gouttes de sang sur le blanc, on peut suivre une trace jusqu’au bout, et au bout il n’y a pas une leçon, il y a un oiseau mort, et une tristesse qui s’installe sans qu’on sache quoi en faire. Plus tard encore, c’est quand il perd goût aux choses usuelles — quand l’usage général se décolle — que remontent l’ennui et les odeurs d’enfance : l’humus des bois, le roux des feuilles, le silence des arbres, leurs têtes lentes qui bougent dans le vent. Il essaie parfois de prononcer leurs noms ; la gorge se serre, ça ne vient pas. Il est presque au bord de quelque chose, comme au bord d’un mot qu’on a sur la langue et qui refuse de se donner. Et il comprend, sans l’expliquer, que ces pertes-là ne sont pas des épisodes : elles sont un prologue qui n’en finit pas, une manière d’entrer dans le monde en laissant derrière soi, à intervalles réguliers, des morceaux de soi, tandis que dehors les saisons continuent, indifférentes, à faire leur travail.

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#enfances #06 | Des voix fantômes à présent

Peu assurée, mais parfois tout de même, oui, dans sa volonté de fermeté surtout — et qui doit lui coûter beaucoup — la voix de ma mère. Les intentions souvent contradictoires de celle-ci. Si différente en présence des autres, ou quand elle veut nous gronder, nous rappeler les règles, que lorsqu’elle s’approche du lit : son visage tendu vers un front, une joue, souvent le soir à l’heure du coucher, se penche encore vers nous. Toute une météo liée ainsi au timbre, au ton d’une voix, et au silence quand elle ne parle pas, ne parle plus. Un soir, en rentrant du travail, l’un des seuls messages reçus sur le répondeur, des années après ; je mets un moment avant de reconnaître sa voix, comme on ôte doucement, méticuleusement, une écharde sous la peau. L’expression « être à la merci » d’une voix. Il est si banal d’entendre sa voix au travers des lettres que nous avons échangées. Toujours cette même difficulté à exprimer son affection, cette ambiguïté, et puis l’obsession de désirer faire de nous quelqu’un. Jusqu’à ce que ce ne soit plus qu’une correspondance, justement, avec quelqu’un ; mais ce quelqu’un n’est pas soi. Il est quelqu’un d’autre, voire quelque chose d’anonyme d’un côté comme de l’autre, on l’imagine. Quelque chose s’est perdu, on reste sans voix mutuellement, littéralement sans voix. Quand nous l’assaillons de désirs, d’envies, d’insistance, nous savons reconnaître au ton, à son inflexion de voix qu’elle tente de dissimuler en vain, par le fameux « on verra si c’est du lard ou du cochon ». Leurs voix se sont couchées dans le lit des nôtres, comme se couche une rivière en son lit ; on peut parfois les sentir présentes en élevant, en observant attentivement la nôtre. Des années plus tard, au téléphone, on me dit que j’ai la voix de mon père. Des conversations téléphoniques, il ne reste que des fantômes de leurs voix, qui disparaissent dans le temps qui passe. Une fois par semaine, il semblait que ce soit une corvée qu’elle appelle les grands-parents ; puis elle nous passait le combiné que nous collions à l’oreille. Les premiers mots de ces échanges étaient ponctués de longs silences des deux côtés de la ligne. Il m’arrive de faire de même avec les petits-enfants. La même difficulté, comme un miroir de la leur. Une voix comme une rivière roulant tantôt sur le gravier, tantôt sur le sable. Il ne suffit pas de s’éloigner pour ne plus l’entendre. Garder en mémoire les intentions d’une voix plus que son contenu : une transmission silencieuse. Une voix aigre comme une prunelle et qui laisse derrière elle un écho acre. Mais on finit par s’habituer à cette âcreté comme à celle des prunelles, voire parfois à la rechercher longtemps après qu’elle soit éteinte. Une voix si vieille, et qui pourtant, à chaque fois convoquée, chante une chanson pour enfant, une comptine inquiétante. Ce que ça laisse comme impression effrayante quand elle s’arrête, surtout. Quand la source se tarit, quand on n’est plus que le véhicule de ce souvenir. Dans le brouhaha, il ne m’est pas difficile de reconnaître son rire. Ça ne dure pas, c’est à la fois violent et fugace, mais l’écho reste, se déforme un peu avant de s’évanouir lui aussi, doucement. Le brouhaha des pensées, des souvenirs, de cette rapidité liée à l’instant présent. Du haut de l’escalier, elle appelle mon prénom, le hurle quand je ne rapplique pas assez vite. Puis quand j’apparais, qu’elle me voit, elle est soulagée, respire plus calmement. Elle dit à voix basse de soulever les feuilles mortes sans faire de bruit, de ne rien faire pour attirer l’attention du garde-chasse dont l’apparition semble imminente ; puis elle glousse de satisfaction en prononçant les mots « cèpes », « girolles ». De ces moments, le plaisir lié à l’omniprésence du danger d’être pris la main dans le sac, et sa voix, son murmure, comme la brise sur les feuilles sèches. Dans un rêve, une voix s’éloigne comme dans un labyrinthe ; je sais, comme on peut le savoir à cet instant, que c’est sûrement la mienne, qu’il me sera impossible de la rattraper. Une voix chevrotante, un couteau qui épluche un bâton de réglisse : ça ne dure pas si longtemps, il rentre ensuite chez lui, il est veuf et vieux, c’est mon ami. Le jardinier qui vit en face de chez nous. Le père Bory. J’essaie de me souvenir de sa voix et, triste constat, je ne dispose que des mots « chevrotante », « couteau », « réglisse » pour me souvenir, à côté de celle-ci. La voix aiguë et fausse de la voisine, et quand elle veut faire croire qu’elle est gentille, c’est encore pire. Cette obstination à vouloir toujours rester dans les aigus. Et la mienne à vouloir rester perché dans le cerisier, probablement un peu la même. Dans leurs voix, le sens des mots n’avait plus d’importance, mais ce que trimballait leur souffle, leur respiration, leur histoire. Un décalage sensible. Il m’arrivait encore d’appeler le répondeur pour me faire mal, puis sur cela aussi je tirai soudain un trait. Parce qu’un répondeur, c’est une machine qui emprisonne une fausse voix qu’on désire vraie. Trouver le bon ton pour lire une poésie fut, depuis l’origine, un enfer miniature sur terre. Soit il y avait trop d’exagération, soit les mots devenaient neutres : je ne savais pas mettre l’accent sur l’important, j’ignorais tout de ce qui, pour eux — camarades de classe et professeur — comme pour moi, l’était. Des voix sans importance, des silhouettes sans importance : une négligence créée par l’idée d’importance. Plaisir d’écouter, vers l’âge de huit ans, la voix de ce chanteur. Il y a dans sa voix quelque chose d’énormément rassurant : un cheveu sur la langue. Et qui donne envie de l’imiter un temps, de chanter ses chansons avec le même cheveu sur la langue. Puis s’apercevoir du grand vide qui nous pousse à faire ça. Suite à ça, chanter seul pour trouver sa voix, sans témoin gênant. De préférence en pleine nature, près de la mare aux grenouilles, aux alentours du crépuscule. Chanter en chœur avec les grenouilles. Risible et, en même temps, bien émouvant. Trouver une voix, c’est s’abstraire d’une temporalité, ne plus tenir compte ni du temps ni même de l’idée que nous nous faisons de la fin des temps, de leur origine. Et si le souvenir de ces voix était comme un phare ? Et si j’avais construit moi-même ce phare, m’apprêtant à me lancer dans une carrière de naufragé perpétuel ? La voix d’une personne incinérée est partout autour de nous dans l’air, comme emprisonnée dans l’air qu’on respire. Les voix de ceux qui demeurent sous terre sont plus étouffées ; elles sont en route vers l’intérieur, la rejoignent jusqu’à sa graine, son noyau, ne semblent plus si disponibles que ce que l’on pensait jadis des vivants. Celle-ci encore, avec son accent dont il ne reste pour souvenir qu’écueils, l’étrange prononciation de ses discours, éraillée par les disques bleus sans filtre. « Tais-toi, dis rien, il comprend rien, c’est un enfant. » Et la colère dans quoi ça me met toujours un peu d’entendre ces mots mal prononcés. Ce devait être si vrai que c’était insupportable de l’entendre. De cet autre, plus qu’un silence tant partagé le long d’allées de peupliers, des saules sur les bords de Marne : seulement ma voix apprenant le russe pour revenir parfois sur les lieux comme pour équilibrer le silence. Ia ne lioubliou tchaï, ia lioubliou cacao… Je n’aime pas le thé, j’aime le cacao, mais toujours si présente, cette phrase apprise contre n’importe quel espoir, attente. Ia nié panimaïou, je ne comprends rien. Comme la voix sombre, comme tout ce que l’on pensait comprendre sombre aussi, peu à peu. On dirait qu’il y a eu une sorte de naufrage : un morceau de voix qui flotte, un phare au loin, des étoiles au-dessus de nos têtes et, partout autour, les éléments épars des fragments, la réalité qu’on ne sait pas bien dire.|couper{180}

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#enfances #05 | Liste de merveilles dans l’enfance

En le faisant, on voit qu’il y a bien une difficulté. Écrire tout ce qui vient comme ça vient, dans cet ordre créé par le hasard de la mémoire ou de l’invention. Puis on se demande si on peut ordonner cette liste. C’est là le problème. Qui est-on pour s’imaginer plus fort, plus intelligent, plus malin que le hasard ? Déjà ça. Ensuite, la sensation que c’est une fabrication. Que si on commence à modifier cet ordre premier, si on se mêle de vouloir le changer, le modifier, on détruit quelque chose d’important. Pas loin de penser que c’est une transgression, que ce n’est pas bien parce que non naturel, artificiel. C’est là-dessus que je bute pour tout, pas que pour dresser une simple liste. Une volonté bizarre de non-ingérence dans la loi du hasard, quelque chose de fondamentalement primitif, certainement. Peut-être même de très sauvage. Donc j’écris comme ça vient, je choisis le hasard plutôt que de vouloir faire le malin. Le rai de lumière, la porte de la chambre qui s’ouvre, sa silhouette, c’est elle. Et le bisou du soir sur le front, la joue ; ce baiser qui rend invulnérable pour traverser la nuit, rejoindre l’aube prochaine. Tout ce qui surgit de l’ombre en pleine lumière, et doucement le fil de vierge qui passe lentement au-dessus de toutes ces choses. Tout ce qui miroite et étincelle : lumière et ombres, contrastes, le mouvement et la fixité, les flaques d’eau et ce qui passe à côté. L’odeur d’encaustique des vieux meubles ou du parquet. L’odeur de l’essence dans le garage de Monsieur Renard. Dans l’herbe encore humide de rosée, ces petits champignons blancs qui ont surgi comme par magie : des mousserons. Le bruit d’une vesse-de-loup qui pète quand on marche dessus. Une goutte de rosée prise dans les mailles d’une toile d’araignée : ça fait mouche. Le saut d’une carpe dans l’étang, et sa gerbe d’eau et de lumière. Un fruit mûr qui choit au sol, une pomme : quelque chose d’à la fois grave et gai, naturel en somme. Le regard d’une petite fille qui s’arrête sur soi un tout petit instant, et c’est l’éternité. Le vent sur la joue quand on pédale dans la descente en venant d’Hérisson pour rejoindre le vallon. La cime des arbres quand on lève la tête et qu’on ne pense à rien. La floraison du vieux cerisier en avril : la stupeur merveilleuse qui nous cueille tout à coup, l’éblouissement. L’envol d’un oiseau : ce silence dans la partition inscrite sur les fils électriques. La secousse qu’on ressent dans les mains quand on pêche un poisson dans le canal. Faire la planche dans l’étang de Saint-Bonnet. Nager sous l’eau en réussissant à ouvrir en grand les yeux. La découverte épatante d’une pastille Pulmoll dans la boîte de pastilles Vichy. Décocher une flèche au hasard et mettre dans le mille. Le parfum du lilas au crépuscule quand on revient chez soi. Le goût du citron. Le goût de l’oseille. Le goût d’un haricot vert cru. Le goût d’un petit pois cru. La fraîcheur quand on a bien chaud. Regarder un insecte à l’aide d’une loupe. Rêver qu’on a un cheval comme meilleur ami. Réussir soudain à voler sans le faire exprès dans les rêves. Marcher sans tomber sur la bordure du trottoir tout le long du chemin pour se rendre à l’école. Sentir encore, dans une pièce, l’odeur de quelqu’un quand il n’est plus là. Oublier un cauchemar quand il fait beau le matin. Les grains de poussière qui traversent les volets de manière oblique. Appuyer sur un interrupteur pour éclairer la pièce. La première fois qu’on a le droit de se servir tout seul d’une fourchette. La première fois qu’on réussit à couper son bifteck tout seul. La première fois qu’on réussit à lire un mot. La première fois qu’on écrit son prénom. La première fois qu’on reçoit un bon point, une image. La première fois qu’on réussit à faire des ricochets dans l’eau. La première fois qu’on pédale seul. Toutes les premières fois qu’on réussit à faire seul quelque chose sans effort. La première fois qu’on a la sensation d’être entendu. La première fois qu’on écoute vraiment. Cueillir des cerises et les manger, puis pincer entre deux doigts le noyau pour l’envoyer promener. Porter son premier pantalon long. Avoir un cartable neuf. Avoir une trousse et des choses à mettre dedans. Écrire à la craie blanche sur une ardoise noire. Observer un buvard, voir les lettres à l’envers, leurs nuances diverses, la profondeur que ça crée.|couper{180}

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#enfances #04 | Terrassé par la fièvre

Le mot « terrassé » provient certainement d’un de ces livres de contes dont j’étais extrêmement friand entre 7 et 9 ans. Le héros s’y retrouve toujours terrassé par les épreuves. Et quand j’essaie de me figurer ce mot, c’est un espace plat recouvert de pierres plates, de planches, tout à fait comme on peut se figurer une véritable terrasse. Chose étrange car, dans mon souvenir, nous n’avions pas de terrasse, juste une cour en terre battue. Et plus loin un jardin avec des allées au cordeau. Donc, l’idée d’être terrassé par quelque chose — une épreuve, un coup dur — je l’imaginais toujours provenant de l’extérieur, du monde. Ce fut le jour où je fus malade de la varicelle que je compris que l’on pouvait aussi être terrassé de l’intérieur. Par une grosse fièvre, notamment, qui vous cloue proprement au lit en vous faisant osciller, en claquant des dents, entre des pointes de glace et d’autres de braises ardentes. En même temps, je m’étais étonné, ou presque réjoui, car il m’arrivait enfin quelque chose de sérieux. Je ne me souviens pas d’avoir été aussi malade avant cela. Le corps, qui jusqu’ici n’avait été qu’un moyen, devenait le sujet même de la maladie. Il était attaqué et se défendait comme il le pouvait ; ma tête, quant à elle, n’avait que très peu de voix au chapitre. Ma mère avait tiré les volets et je voyais passer la lumière à travers. Je me tenais allongé là, dans la pénombre, malade certes, mais tranquille. Ce devait être une belle journée d’automne, l’une de ces journées où l’on se rend à l’école avec un peu d’espoir, un peu d’excitation et de nouvelles fournitures, sans doute un tout nouveau cartable. Voire même de nouveaux vêtements. Une journée où l’on va à la rencontre du vaste monde avec la sécurité chevillée au cœur de pouvoir, le soir venu, rentrer sans danger chez soi. Mais le peu d’expérience que j’avais acquis de l’école, en ce jeune âge, me faisait déjà osciller entre la joie et le dégoût. La plupart du temps, je m’ennuyais en classe, et les moments de récréation me renvoyaient à une solitude que j’envisageais comme un rempart, tant j’avais peur des autres, de leurs brusqueries. Il faut aussi, à ce moment de mon récit, que je dise combien, physiquement, je n’étais pas gâté. L’abus de sucreries, de denrées en tous genres, beurre, graisses et saindoux, m’avait affligé d’un embonpoint sérieux dont je ne prenais honte que sitôt que je mettais le pied en dehors de la maison. Ce handicap a dû jouer grandement sur la relation que j’installais petit à petit avec le monde, ou plutôt que je me défendais d’installer. Car avec cela, je me souviens d’une colère qui remonte à si loin que j’en ai perdu l’origine. Je ne me sentais moi-même vraiment qu’au contact de la nature : le jardin, les arbres, les lapins, les poules, les insectes, les herbes, la terre que je grattais à pleines mains pour y creuser des galeries, la plupart du temps dotées d’issues tout à fait imaginaires. Ma vie d’enfant se construisait entre deux pôles : s’enfouir dans la terre ou grimper aux arbres. Des bas et des hauts, rien de plus juste. Lorsque j’étais seul, j’étais obsédé par ces deux positions du corps à chercher, et cela m’occupait tout entier. Je crois que tout le reste — la vie de famille, la relation aux autres — m’était un agacement permanent, tant je sentais toute la compromission qu’elle nécessitait. Cette année-là, durant une quinzaine, je fus allongé à l’horizontale, terrassé par la maladie. C’était inédit. C’était une petite tragédie. Mais il fallait bien faire avec et, comme les héros de livres, découvrir comment la surmonter. Je crois que les deux ou trois premières journées, j’observais la chambre comme je ne l’avais encore jamais observée. Le bureau à cylindre, la commode, l’armoire à linge, les motifs de la tapisserie des murs : je fis très consciencieusement le tour de chacun de ces objets et je me fis, au bout du compte, la remarque que je ne les avais jamais vraiment vus tels qu’ils étaient. C’était déjà pas mal de me rendre compte de ça : que l’on puisse découvrir à quel point l’opinion qu’on entretient des objets qui nous entourent est superficielle quand elle n’est pas totalement erronée. Le bureau à cylindre venait de mon arrière-grand-père, qui nous l’avait cédé. Il y avait un grand repose-main de couleur verte (peut-être était-ce simplement un grand buvard), et de petites étagères où l’on pouvait placer du courrier, des notes, à l’intérieur de la partie cylindrique. Sous le plateau, il y avait quatre tiroirs peu profonds. J’essayais de visualiser ce qu’il y avait été placé depuis que nous l’avions installé dans notre chambre. Les deux tiroirs de gauche étaient réservés pour mon jeune frère et les deux de droite étaient pour moi. Je fis des efforts pour tenter de me souvenir, mais rien ne vint. Ce fut ce qui me motiva, le troisième jour, à me lever et aller les ouvrir. Mon frère faisait collection de petites voitures de la marque « Dinky Toys ». Ses tiroirs en étaient remplis. Puis, quand j’ouvris les miens, je découvris qu’ils étaient vides. Les jours suivants, je parvins à sortir de la chambre et à me rendre au salon. L’étage de la maison où nous vivions était tranquille. Mon père voyageait toute la semaine pour son travail, et ma mère, couturière, travaillait en bas, au rez-de-chaussée, à confectionner des robes de mariée. J’arrivais donc au salon face à la bibliothèque et découvris les livres d’Émile Zola, toute la collection brochée en simili-cuir des Rougon-Macquart. Je décidai donc, à ce moment-là, d’en entreprendre la lecture. De temps à autre, la fièvre revenait et je fermais le livre que j’avais entre les mains pour me laisser aller à la maladie. Pour mieux observer son effet général sur mon corps. Pour me laisser terrasser par elle. J’imagine que ce mécanisme d’abandon m’en rappelle un autre, fort semblable, lors des raclées que mon père m’infligeait de temps en temps. Le même « à quoi bon », le même abandon, la même stupidité perçue comme une découverte d’y opposer la moindre résistance. Ai-je fait le lien alors ? Je l’ignore. En tout cas, certainement pas aussi lucidement qu’à présent. Il est possible qu’en tant qu’être essentiellement cérébral, et enfermé dans la cérébralité, tout ce qui pouvait me rappeler, d’une façon agréable ou pas, que je possédais un corps me rassurait. Souvent, la douleur l’évoque bien plus que le plaisir, d’après l’expérience qu’il me reste de cette époque. Cette varicelle dura une quinzaine de jours, et outre le plaisir de lire, de me gratter les croûtes, de remettre en question ma vision étriquée du monde, je découvris aussi l’ennui comme on découvre un nouveau monde tant espéré. En fus-je amélioré par la suite ? Je ne le pense pas. Ce n’était guère autre chose que de simples prémisses. Mais tout de même, j’étais paré pour l’avenir d’une certaine manière. Le fait d’accepter la solitude, l’ennui, de ne pas les fuir à coups répétés de prétextes comme je le vis chez la plupart de mes contemporains joua certainement dans la construction de ce personnage que je devins par la suite. Encore que je ne prisse durant longtemps aucune position franche entre le statut de héros et celui de monstre, ainsi que me le résumaient en gros les contes de mon enfance. Il me semble que durant longtemps je fus cloué dans un entre-deux, au demeurant confortable. Confortable comme un lit moelleux dans lequel on patiente quand on est terrassé par la fièvre et la rage, qu’on passe du temps à vouloir les étudier.|couper{180}

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