#enfances #08 | Trois moments en suspens

Pendant que grand-père s’enferme dans la chambre pour faire la sieste, grand-mère fait la vaisselle, range la cuisine, puis elle vient à la salle à manger, baisse le son de la télévision et dit :

Est-ce que tu t’ennuies ? Si tu veux, nous pouvons jouer ensemble, on peut faire une partie de petits chevaux.

Puis, sans attendre de réponse, elle ouvre le bas du buffet et prend le jeu : une grosse boîte en bois qui, lorsqu’on l’ouvre, d’un côté présente un damier, de l’autre un parcours constitué de cases de couleurs. À l’intérieur de la boîte, il y a deux gobelets, des dés, un sachet plastique contenant des pions pour jouer aux dames et un autre rempli de petites figurines représentant des chevaux. C’est à toi de commencer, elle dit, et elle me tend le dé. Il faut faire un six pour pouvoir commencer. C’est assez rare qu’on y parvienne du premier coup. Il faut recommencer plusieurs fois.

Le chien dort aux pieds de grand-mère, un petit chien, genre bâtard, pas très beau car il est très vieux. De temps en temps, il pète et ça pue. Mais grand-mère ne dit rien.

Encore à toi, elle dit, je ne suis pas arrivée à faire le six.

Parfois, j’ai ainsi plusieurs coups d’avance. Puis ça y est : le dé roule et sa face indique un six.

Je ne sais pas si je vais te rattraper, elle dit.

L’horloge de la salle à manger sonne, il est treize heures. C’est une horloge fabriquée dans la forêt, plus exactement dans le village de Tronçais. Elle se compose principalement d’une grande caisse en bois surmontée d’une pendule ; les chiffres y sont inscrits en romain, et il y a un trou un peu carré dans lequel on place une clé pour remonter le mécanisme. Quand on remonte le mécanisme, on voit les gros plombs remonter aussi lentement derrière la vitre de la caisse en bois, et puis il y a aussi une grande pièce de métal ouvragé, le balancier, que l’on doit immobiliser en même temps que l’on tourne la clé.

L’horloge sonne et on tressaute, mais on fait comme si de rien n’était : nous sommes pris par le jeu.

De temps en temps, grand-mère dit :

Tiens, le facteur n’est pas encore passé, ou encore : j’ai mal dans mes articulations, il va sûrement pleuvoir. Allez, la dernière, car je dois écosser les petits pois. Tu es sûr que tu ne t’ennuies pas ?

Derrière la porte de la chambre, on entend les ronflements puissants de grand-père. Puis le chien gémit dans son rêve, il bouge les pattes, et il pète et ça sent encore super mauvais.

On joue environ une heure. Parfois plus. Puis grand-père sort de la chambre, il a les cheveux en bataille. Il vient s’asseoir en bout de table, c’est sa place. Grand-mère se lève, elle va lui chercher son café qu’elle verse dans un mazagran. En passant, elle monte le son de la télévision. Grand-père boit son café à petites gorgées, lentement ; il fait semblant de regarder la télévision, mais en fait il a les yeux dans le vide. De temps en temps, il pète lui aussi, mais ça ne sent pas mauvais, et tout le monde fait comme s’il n’avait pas entendu.

Vania, c’est ainsi que les grandes personnes le nomment quand elles parlent de lui ; ou alors on dit pépé Jean quand on s’adresse à nous, mon frère et moi — « Viens, on va aller voir maman et pépé Jean. » Quand on arrive avenue des Piliers, à La Varenne, il doit guetter à la fenêtre du rez-de-chaussée : c’est comme ça qu’il nous ouvre la lourde porte d’entrée de l’immeuble, à peine a-t-on sonné. On s’engouffre dans le couloir et déjà on peut sentir cette odeur d’ail et d’oignon, de petits pâtés en train de frire. Pépé Jean se bourre d’ail qu’il mange cru, ce qui lui donne une haleine de chacal, alors que c’est un vieux type très attentionné, à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession. Mais il ne faut pas s’y fier. Il n’est pas le vrai père de ma mère, qui est mort vers la quarantaine, laissant ma grand-mère maternelle seule avec ses quatre enfants. Vania, ou pépé Jean, est russe. Il sait faire la cuisine russe. Lorsqu’on vient à La Varenne avec maman, il prépare des pirojkis, ces petits pâtés confectionnés avec les restes de choux, de riz, de viande de pot-au-feu et des moitiés d’œufs durs, et bien sûr beaucoup d’ail et d’oignon. C’est bon pour santé, dit pépé Jean. Quand maman et sa mère discutent dans la pièce à côté, pépé Jean et moi restons seuls. Nous sommes dans cette pièce qui sert à la fois de chambre et de salle à manger. C’est là qu’il dort seul, sur un cosy, depuis qu’une histoire de blonde flotte dans l’air, ici, avec l’odeur d’ail et d’oignon. Il me prend sur les genoux et me fait lire l’Assimil russe. Il m’aide à déchiffrer l’alphabet cyrillique en mettant son doigt noueux sous chaque lettre et en la prononçant à haute voix, puis il me fait un signe de tête pour que je répète.

Aucun souvenir d’avoir jamais passé la nuit dans cet appartement de La Varenne-Chennevières. En revanche, nous devions venir de bonne heure le dimanche car j’ai des souvenirs de marche pour nous rendre au bord de la Marne. Des allées de peupliers, de belles façades de maisons, des portails, des jardinets : un quartier ensoleillé, résidentiel et tranquille, avec peu de commerces. Puis, au bout d’une rue, on aperçoit tout à coup le fleuve et de grands saules, et le ponton, les barques, l’île en face : c’est là que nous nous installons pour pêcher. On s’assoit là et on peut passer des heures sans se dire un seul mot. À la fin, on rentre, on s’arrête au bureau de tabac qui est à un angle de deux rues tranquilles et qui fait aussi PMU. Il fait son tiercé et puis nous revenons à l’appartement. La table est mise, maman et la grand-mère qu’on nomme mémé Barenne fument assises ; elles sont désormais silencieuses, comme si notre retour avait interrompu une conversation. Pépé Jean fait mine de rien, il va à la cuisine et rapporte le plat de pirojkis, le dépose comme un trophée sur la table. C’est délicieux. Ia lioubliou pirojkis. Pépé Jean sourit sans piper mot.

Nous nous sommes levés avant le jour pour nous rendre au bord du Cher, quelque part entre Vallon-en-Sully et Montluçon. La voiture est garée sur le bas-côté. Mon père ouvre le coffre et on attrape tout le matériel. Puis on soulève le loquet d’une barrière qui donne sur les champs. On devine la silhouette des bêtes, là-bas, sous les arbres, dans la pénombre ; il y a peut-être des taureaux, il ne faut pas faire de mouvements brusques, ne pas parler ; avancer jusqu’à une autre clôture, des barbelés qu’on soulève pour passer dessous ; encore quelques pas et on entend rouler le fleuve sur son lit de graviers. Mon père installe tout son attirail : plusieurs cannes à pêche munies de moulinets qu’il installe sur des piquets de fer fichés en terre. Il bourre sa pipe de tabac blond, d’Amsterdamer, puis frotte une allumette et l’odeur de tabac s’associe pour toujours à ces moments passés ensemble au bord du Cher. De mon côté, je n’ai qu’une seule canne à pêche et je m’éloigne à la recherche d’ablettes, ou de petites perches, du menu fretin. Peu à peu, le jour se lève doucement ; on entend les premiers chants d’oiseaux, l’herbe de la berge est mouillée, le fleuve s’écoule comme s’il montait soudain d’un ton avec le surgissement du jour. Il y a depuis peu un cirque qui s’est installé sur la place du village. Un soir, ma mère voulait que nous y allions avec mon jeune frère, tandis que mon père désirait plutôt aller à la pêche aux anguilles, à peu près au même endroit que maintenant. J’ai choisi plutôt les anguilles que le cirque. Ce n’était pas si facile : beaucoup d’hésitation. C’est comme ça que je n’ai pas été, pour la toute première fois, au cirque, mais sans regret vraiment : il y aurait sûrement d’autres occasions.

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#enfances#09 | quelques chambres

Ce que dit la chambre de nous, de moi, mieux vaudrait l’ignorer activement, si on le peut — ou tout le contraire. Ce n’est pas un rectangle, pas un carré, pas un cercle : c’est un polygone. Si l’on suit la plinthe, celle-ci se brise en segments consécutifs, avec, à chaque changement de direction, des angles plus ou moins aigus ou obtus. Un grand lit, placé au milieu d’un mur car on ne pouvait pas le placer dans un coin : aucun coin convenable ne pouvant l’accueillir. Un lit comme à la campagne, avec une large tête de lit, un pied de lit, des draps rugueux, un édredon épais. Sur un autre pan de mur, une armoire à glace qui déforme l’image quand on cherche à s’y voir. Avec, tout en haut, au-dessus d’une corniche, la silhouette d’une panthère noire en plâtre dont la moitié de la tête est brisée, laissant apparaître une tache blanche dans la pénombre. Le soir, des lueurs courent sur les murs, accompagnées par le grondement des moteurs, des coups de klaxons. En pleine nuit, le ronflement puissant d’un homme qui dort près d’un enfant qui veille, terrorisé par les hurlements lugubres d’une folle, au même étage de l’immeuble d’en face. Elle s’agrippe à une rambarde de fer sous un déferlement d’arabesques de style Art déco, en pleine tempête, de l’autre côté de la rue. La collection de porte-clés est accrochée au mur vert pâle de la chambre. C’est un ensemble qui tape dans l’œil, une sorte de tout qui surgit, qui s’impose par la quantité : le nombre, ou plutôt l’innombrable. Il doit y avoir plus de cent porte-clés. Chacun témoigne d’une époque traversée, d’un paysage constitué de forêts problématiques, de steppes immenses, de gouffres insondables, de pics inaccessibles. Un paysage où le Grand Organisme à Mille Têtes de la Consommation des Objets félicite ceux qui le traversent de l’avoir traversé, les récompense en leur offrant un porte-clé de la marque Antar, ou bien affublé d’une mignonette, d’un scoubidou, d’une tête de nègre Banania. C’est la seule décoration de la chambre, mais c’est aussi ce qui la distingue de toutes les autres chambres. Une chambre avec quatre lits simples, quatre armoires, un lavabo, une fenêtre donnant sur un parc en hiver. Toutes les feuilles des arbres sont tombées et l’eau du bassin circulaire qu’on devine derrière les vitres embuées est probablement gelée. Une porte s’ouvre avec fracas, une voix, toujours la même, désagréable, crie : « Réveil ! » et aussitôt une lumière forte frappe les paupières closes. Sur la commode, un napperon blanchâtre sur lequel une grande lampe est posée, avec un abat-jour en boyau peint de figures noires : ça semble danser quand ça s’allume. Un peu plus loin, derrière un paravent, un seau dans lequel on a mélangé de la Javel avec de l’eau, le tout muni d’un couvercle. Sur le mur, une pendule à coucou avec deux cordelettes qui pendent. Au sol, un tapis de laine épaisse, un tapis volant usé avec, tout du long, des franges. La fenêtre est ouverte sur un vaste ciel bleu. On peut, allongé sur le lit, entendre ici la mer et les oiseaux. Une chambre qui donne sur un patio si l’on se penche, et l’odeur de pâte cuite, de basilic, qui se mêle aux pétarades des Vespa et aux quelques notes d’intro de la chanson Michele, à la guitare, qu’on y cherche. L’hôtel se trouve à Meta di Sorrento ; depuis la chambre jusqu’à la plage, guère plus de dix minutes à pied. Plusieurs lits, des silhouettes allongées dans la pénombre : quelqu’un a fermé les persiennes, des voix murmurent. Une grande fille plaisante avec un jeune garçon ; ils sont allongés l’un à côté de l’autre, une tension nerveuse qui monte à la limite du supportable, à l’heure de la sieste, puis qui retombe, s’évanouit lorsqu’on ouvre à nouveau les volets. On n’entend plus alors que les cigales.|couper{180}

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#enfances #07 | chambres à air

Avant que je n’oublie son nom de la même façon que j’ai oublié son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, et, pour en arriver à lui ou à elle, à cet objet fascinant tant il recèle encore de potentiel pour fabriquer toujours, au sein de l’ennui, une diversion — cet objet si insignifiant pour mon entourage à cette période de ma vie et qui probablement l’est encore : la chambre à air (principalement de camion ou de tracteur) — prononcer tout haut « Monsieur Renard » ferait-il mouche ? Monsieur Renard ! Voilà… Monsieur Renard surgit et me la donne, la voici, elle est encore tout à fait nette, si lui est devenu tout flou. Une grande bande molle de caoutchouc, car elle a été vidée de tout son air. On peut ainsi mieux la plier et l’emporter comme une sorte de butin, de trésor. L’étudier. Grise, c’est sa couleur — mais dont l’intensité n’est pas la même à l’extérieur qu’à l’intérieur. Si l’on essuie d’un revers de main la couche de talc à l’intérieur du boyau, on aperçoit alors un gris plus foncé, plus brillant, comme neuf. Pour le savoir, avant, il faut dérober en douce une paire de gros ciseaux et découper la chambre à air. Rien n’est moins facile que de trouver l’angle, le point d’attaque pour effectuer une ouverture : la plupart du temps, par lassitude, on s’aide de la pointe de métal, en l’enfonçant dans la matière flasque mais toutefois extrêmement résistante du caoutchouc. Ensuite, il faut aussi de la force pour découper cette matière ; on progresse lentement, patiemment. La chambre à air ne se laisse pas découper facilement. Il est nécessaire de s’armer de patience pour y tailler des lanières. Son odeur pourrait jouer le même rôle que celle dont se sert la plante nommée Népenthès pour attirer certains insectes, mais ce n’est pas la pourriture qu’elle exhale : plutôt une odeur d’usine, de piston, d’huile et de bielles, de labeur ; peut-être même, certains jours avant l’hiver, vers novembre, un relent de tristesse, de malheur. Une vieille odeur d’air vicié mêlé à celle du caoutchouc. À un moment, si l’on insiste, que l’on n’abandonne pas, elle semble consentir à se laisser découper, taillader, déformer ; elle accepte de perdre son vieux rôle fatiguant de chambre à air pour devenir lance-pierre, corde d’arc, ou encore ceinturon, étui de revolver, holster. On sent qu’elle résiste un peu encore, car il est presque impossible de la découper en lignes parfaitement droites, sans bavure : ça fait comme des dents, des crans de crémaillère, irréguliers. Enfin, elle capitule, se laisse de plus en plus docilement percer par l’aiguille, le fil, s’abandonne à la fantaisie enfantine ; voire même, au terme de l’abandon, il est tout à fait possible qu’elle l’inspire. Et finalement, le jeudi soir, sa dépouille gît dans un recoin de l’appentis, au bout du jardin. L’enfant l’a mise en pièces : elle ne sera plus jamais gonflée d’air, ni protégée par la dureté d’un pneu ; elle ne voyagera plus, ne traversera plus de frontière ; elle se décomposera lentement, en s’écaillant, se ridant peu à peu, tout comme se rident, s’écaillent les noms, les souvenirs, l’utile et l’inutile, dans le temps.|couper{180}

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#enfances #06 | Des voix fantômes à présent

Peu assurée, mais parfois tout de même, oui, dans sa volonté de fermeté surtout — et qui doit lui coûter beaucoup — la voix de ma mère. Les intentions souvent contradictoires de celle-ci. Si différente en présence des autres, ou quand elle veut nous gronder, nous rappeler les règles, que lorsqu’elle s’approche du lit : son visage tendu vers un front, une joue, souvent le soir à l’heure du coucher, se penche encore vers nous. Toute une météo liée ainsi au timbre, au ton d’une voix, et au silence quand elle ne parle pas, ne parle plus. Un soir, en rentrant du travail, l’un des seuls messages reçus sur le répondeur, des années après ; je mets un moment avant de reconnaître sa voix, comme on ôte doucement, méticuleusement, une écharde sous la peau. L’expression « être à la merci » d’une voix. Il est si banal d’entendre sa voix au travers des lettres que nous avons échangées. Toujours cette même difficulté à exprimer son affection, cette ambiguïté, et puis l’obsession de désirer faire de nous quelqu’un. Jusqu’à ce que ce ne soit plus qu’une correspondance, justement, avec quelqu’un ; mais ce quelqu’un n’est pas soi. Il est quelqu’un d’autre, voire quelque chose d’anonyme d’un côté comme de l’autre, on l’imagine. Quelque chose s’est perdu, on reste sans voix mutuellement, littéralement sans voix. Quand nous l’assaillons de désirs, d’envies, d’insistance, nous savons reconnaître au ton, à son inflexion de voix qu’elle tente de dissimuler en vain, par le fameux « on verra si c’est du lard ou du cochon ». Leurs voix se sont couchées dans le lit des nôtres, comme se couche une rivière en son lit ; on peut parfois les sentir présentes en élevant, en observant attentivement la nôtre. Des années plus tard, au téléphone, on me dit que j’ai la voix de mon père. Des conversations téléphoniques, il ne reste que des fantômes de leurs voix, qui disparaissent dans le temps qui passe. Une fois par semaine, il semblait que ce soit une corvée qu’elle appelle les grands-parents ; puis elle nous passait le combiné que nous collions à l’oreille. Les premiers mots de ces échanges étaient ponctués de longs silences des deux côtés de la ligne. Il m’arrive de faire de même avec les petits-enfants. La même difficulté, comme un miroir de la leur. Une voix comme une rivière roulant tantôt sur le gravier, tantôt sur le sable. Il ne suffit pas de s’éloigner pour ne plus l’entendre. Garder en mémoire les intentions d’une voix plus que son contenu : une transmission silencieuse. Une voix aigre comme une prunelle et qui laisse derrière elle un écho acre. Mais on finit par s’habituer à cette âcreté comme à celle des prunelles, voire parfois à la rechercher longtemps après qu’elle soit éteinte. Une voix si vieille, et qui pourtant, à chaque fois convoquée, chante une chanson pour enfant, une comptine inquiétante. Ce que ça laisse comme impression effrayante quand elle s’arrête, surtout. Quand la source se tarit, quand on n’est plus que le véhicule de ce souvenir. Dans le brouhaha, il ne m’est pas difficile de reconnaître son rire. Ça ne dure pas, c’est à la fois violent et fugace, mais l’écho reste, se déforme un peu avant de s’évanouir lui aussi, doucement. Le brouhaha des pensées, des souvenirs, de cette rapidité liée à l’instant présent. Du haut de l’escalier, elle appelle mon prénom, le hurle quand je ne rapplique pas assez vite. Puis quand j’apparais, qu’elle me voit, elle est soulagée, respire plus calmement. Elle dit à voix basse de soulever les feuilles mortes sans faire de bruit, de ne rien faire pour attirer l’attention du garde-chasse dont l’apparition semble imminente ; puis elle glousse de satisfaction en prononçant les mots « cèpes », « girolles ». De ces moments, le plaisir lié à l’omniprésence du danger d’être pris la main dans le sac, et sa voix, son murmure, comme la brise sur les feuilles sèches. Dans un rêve, une voix s’éloigne comme dans un labyrinthe ; je sais, comme on peut le savoir à cet instant, que c’est sûrement la mienne, qu’il me sera impossible de la rattraper. Une voix chevrotante, un couteau qui épluche un bâton de réglisse : ça ne dure pas si longtemps, il rentre ensuite chez lui, il est veuf et vieux, c’est mon ami. Le jardinier qui vit en face de chez nous. Le père Bory. J’essaie de me souvenir de sa voix et, triste constat, je ne dispose que des mots « chevrotante », « couteau », « réglisse » pour me souvenir, à côté de celle-ci. La voix aiguë et fausse de la voisine, et quand elle veut faire croire qu’elle est gentille, c’est encore pire. Cette obstination à vouloir toujours rester dans les aigus. Et la mienne à vouloir rester perché dans le cerisier, probablement un peu la même. Dans leurs voix, le sens des mots n’avait plus d’importance, mais ce que trimballait leur souffle, leur respiration, leur histoire. Un décalage sensible. Il m’arrivait encore d’appeler le répondeur pour me faire mal, puis sur cela aussi je tirai soudain un trait. Parce qu’un répondeur, c’est une machine qui emprisonne une fausse voix qu’on désire vraie. Trouver le bon ton pour lire une poésie fut, depuis l’origine, un enfer miniature sur terre. Soit il y avait trop d’exagération, soit les mots devenaient neutres : je ne savais pas mettre l’accent sur l’important, j’ignorais tout de ce qui, pour eux — camarades de classe et professeur — comme pour moi, l’était. Des voix sans importance, des silhouettes sans importance : une négligence créée par l’idée d’importance. Plaisir d’écouter, vers l’âge de huit ans, la voix de ce chanteur. Il y a dans sa voix quelque chose d’énormément rassurant : un cheveu sur la langue. Et qui donne envie de l’imiter un temps, de chanter ses chansons avec le même cheveu sur la langue. Puis s’apercevoir du grand vide qui nous pousse à faire ça. Suite à ça, chanter seul pour trouver sa voix, sans témoin gênant. De préférence en pleine nature, près de la mare aux grenouilles, aux alentours du crépuscule. Chanter en chœur avec les grenouilles. Risible et, en même temps, bien émouvant. Trouver une voix, c’est s’abstraire d’une temporalité, ne plus tenir compte ni du temps ni même de l’idée que nous nous faisons de la fin des temps, de leur origine. Et si le souvenir de ces voix était comme un phare ? Et si j’avais construit moi-même ce phare, m’apprêtant à me lancer dans une carrière de naufragé perpétuel ? La voix d’une personne incinérée est partout autour de nous dans l’air, comme emprisonnée dans l’air qu’on respire. Les voix de ceux qui demeurent sous terre sont plus étouffées ; elles sont en route vers l’intérieur, la rejoignent jusqu’à sa graine, son noyau, ne semblent plus si disponibles que ce que l’on pensait jadis des vivants. Celle-ci encore, avec son accent dont il ne reste pour souvenir qu’écueils, l’étrange prononciation de ses discours, éraillée par les disques bleus sans filtre. « Tais-toi, dis rien, il comprend rien, c’est un enfant. » Et la colère dans quoi ça me met toujours un peu d’entendre ces mots mal prononcés. Ce devait être si vrai que c’était insupportable de l’entendre. De cet autre, plus qu’un silence tant partagé le long d’allées de peupliers, des saules sur les bords de Marne : seulement ma voix apprenant le russe pour revenir parfois sur les lieux comme pour équilibrer le silence. Ia ne lioubliou tchaï, ia lioubliou cacao… Je n’aime pas le thé, j’aime le cacao, mais toujours si présente, cette phrase apprise contre n’importe quel espoir, attente. Ia nié panimaïou, je ne comprends rien. Comme la voix sombre, comme tout ce que l’on pensait comprendre sombre aussi, peu à peu. On dirait qu’il y a eu une sorte de naufrage : un morceau de voix qui flotte, un phare au loin, des étoiles au-dessus de nos têtes et, partout autour, les éléments épars des fragments, la réalité qu’on ne sait pas bien dire.|couper{180}

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