#enfances #01 | Portraits à hauteur d’enfance
Les Gassion
En semaine, l’enfant est déposé chez les concierges. Tout le monde entre, il n’y a pas beaucoup de place dans l’ascenseur. Il y a une odeur de graisse et d’encaustique. La porte se referme doucement, lentement : il faut attendre, être patient. Puis il y a un clic, signe que tout est paré à la descente, et la machinerie s’ébranle ; on descend en s’étonnant que le tapis rouge ne commence qu’à partir du troisième. Des tiges dorées le maintiennent au creux de chaque marche. La cabine d’ascenseur en bois — est-il précieux ? on ne le sait pas — évoque la cabine de Némo dans Vingt mille lieues sous les mers, d’après une gravure vue dans un livre. Sur une applique en bois, des boutons ronds, peut-être en porcelaine : il y en a sept, plus un menant aux caves de l’immeuble. Les chiffres sont noirs et romains. Les Gassion habitent à l’entresol, derrière une porte vitrée avec des rideaux de dentelle et, accrochées aux rideaux, de grosses cigales lisses et brillantes, en plastique. L’odeur de soupe vous arrive directement dans le nez dès qu’on sort de l’ascenseur. Il y a une petite plaque à droite de la porte : « Gassion, concierges ». Au sol, un linoléum qui brûle les genoux. Sur la table, une toile cirée jaune, avec encore des cigales en décoration. On baisse la poignée de la porte des Gassion et, en entrant, on prend tout d’un coup le chant des cigales, celui des inséparables, l’odeur de soupe, et d’autres encore, moins faciles à identifier. Le mari de madame Gassion a fait la guerre de 14-18. Et ils ne sont pas pingres : il y a toujours des bonbons dans un pot en verre posé sur la table. Des bonbons qu’on doit sucer plutôt que croquer, dit madame Gassion, qui est une femme gentille. Le soir, c’est la libération : on sort de la loge et on remonte dans l’ascenseur. Les grands-parents ne disent pas grand-chose. On s’arrête au septième. L’enfant voudrait avoir un chien, mais moins vieux et malade que celui des Gassion.
Odette
Odette vient parfois le dimanche. Elle a l’accent du Bourbonnais et des chaussures à talons aiguilles. Avec la grand-mère, elles s’assoient dans la cuisine sur des chaises en formica blanc. Sur la table, on pose des mazagrans pour boire le café. Elle doit venir après les repas, pendant que le grand-père s’enferme dans la chambre pour faire la sieste. Odette apporte avec elle un nuage odorant inédit, mais qu’on finit par reconnaître presque quand elle arrive derrière la porte d’entrée de l’appartement. Parfois, l’enfant a droit à un canard : on coupe un sucre en deux et on le plonge dans le café. Des pigeons viennent se poser sur la margelle de la fenêtre : c’est un moment paisible. Odette est en froufrous, en froissement ; elle a les ongles rouges carmin et elle met longtemps à ôter son manteau. Parfois, elle ne le retire même pas : elle met son sac à main sur ses genoux et elle boit son café à toutes petites gorgées, en parlant de choses et d’autres que l’enfant ne comprend pas.
Marcel
Marcel est un vieux type, ami du grand-père. Parfois, l’enfant accompagne le grand-père, qui conduit sa camionnette-tube Citroën avec une seule main. De l’autre, il tient souvent une cigarette. Des Gitanes blanches. Chez Marcel, c’est quelque part dans le 15e, on y arrive à n’importe quelle heure : c’est un bazar merveilleux. Il y a de tout. Des jouets, des chevaux de bois, des piles de journaux, de magazines, des vêtements sur des cintres accrochés à des tubulures, des bandes dessinées. Marcel ne dit pas grand-chose, et le grand-père non plus. Ils se connaissent bien. Prisonniers ensemble chez les Allemands, au service du travail obligatoire. Du coup, depuis, ils n’ont plus jamais travaillé pour un patron. Ils sont à leur compte. Marcel veut parfois tailler les oreilles de l’enfant en pointe. Il sort un couteau et le brandit. C’est effrayant, ça compense presque le merveilleux du bazar, ici.
Totor
Totor aussi veut couper les oreilles du gamin en pointe. C’est sans doute une mode. On a peur au début, puis on comprend que c’est juste pour dire quelque chose. Des montagnes de pommes de terre, de carottes, de choux, et la voix de stentor de Totor couvrant le brouhaha du marché, boulevard Brune. Puis celle des autres marchands, dont le grand-père, les poules et les lapins du Gâtinais. Et puis l’enfant sera initié ainsi, Totor lui dit : faut gueuler pour attirer le chaland, mon petit vieux. C’est quoi ton cri de guerre, allez. Treize à la douzaine, les œufs, mes beaux œufs, tout frais pondus, approchez, mesdames, approchez, messieurs. C’est bien, et il met sa grosse paluche sur le crâne du gosse. Si les petits cochons ne te mangent pas, qu’il ajoute. Totor est mort d’un coup en tendant à une jeune femme une botte de persil. La vie tient à peu de chose. Puis, après le marché, les ouvriers de la voirie s’amènent et nettoient tout ; quelques passants récupèrent des légumes, des fruits talés dans les piles de cageots. La voix de Totor résonne encore un peu, et puis l’enfant passe à autre chose.
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#enfances #06 | Des voix fantômes à présent
Peu assurée, mais parfois tout de même, oui, dans sa volonté de fermeté surtout — et qui doit lui coûter beaucoup — la voix de ma mère. Les intentions souvent contradictoires de celle-ci. Si différente en présence des autres, ou quand elle veut nous gronder, nous rappeler les règles, que lorsqu’elle s’approche du lit : son visage tendu vers un front, une joue, souvent le soir à l’heure du coucher, se penche encore vers nous. Toute une météo liée ainsi au timbre, au ton d’une voix, et au silence quand elle ne parle pas, ne parle plus. Un soir, en rentrant du travail, l’un des seuls messages reçus sur le répondeur, des années après ; je mets un moment avant de reconnaître sa voix, comme on ôte doucement, méticuleusement, une écharde sous la peau. L’expression « être à la merci » d’une voix. Il est si banal d’entendre sa voix au travers des lettres que nous avons échangées. Toujours cette même difficulté à exprimer son affection, cette ambiguïté, et puis l’obsession de désirer faire de nous quelqu’un. Jusqu’à ce que ce ne soit plus qu’une correspondance, justement, avec quelqu’un ; mais ce quelqu’un n’est pas soi. Il est quelqu’un d’autre, voire quelque chose d’anonyme d’un côté comme de l’autre, on l’imagine. Quelque chose s’est perdu, on reste sans voix mutuellement, littéralement sans voix. Quand nous l’assaillons de désirs, d’envies, d’insistance, nous savons reconnaître au ton, à son inflexion de voix qu’elle tente de dissimuler en vain, par le fameux « on verra si c’est du lard ou du cochon ». Leurs voix se sont couchées dans le lit des nôtres, comme se couche une rivière en son lit ; on peut parfois les sentir présentes en élevant, en observant attentivement la nôtre. Des années plus tard, au téléphone, on me dit que j’ai la voix de mon père. Des conversations téléphoniques, il ne reste que des fantômes de leurs voix, qui disparaissent dans le temps qui passe. Une fois par semaine, il semblait que ce soit une corvée qu’elle appelle les grands-parents ; puis elle nous passait le combiné que nous collions à l’oreille. Les premiers mots de ces échanges étaient ponctués de longs silences des deux côtés de la ligne. Il m’arrive de faire de même avec les petits-enfants. La même difficulté, comme un miroir de la leur. Une voix comme une rivière roulant tantôt sur le gravier, tantôt sur le sable. Il ne suffit pas de s’éloigner pour ne plus l’entendre. Garder en mémoire les intentions d’une voix plus que son contenu : une transmission silencieuse. Une voix aigre comme une prunelle et qui laisse derrière elle un écho acre. Mais on finit par s’habituer à cette âcreté comme à celle des prunelles, voire parfois à la rechercher longtemps après qu’elle soit éteinte. Une voix si vieille, et qui pourtant, à chaque fois convoquée, chante une chanson pour enfant, une comptine inquiétante. Ce que ça laisse comme impression effrayante quand elle s’arrête, surtout. Quand la source se tarit, quand on n’est plus que le véhicule de ce souvenir. Dans le brouhaha, il ne m’est pas difficile de reconnaître son rire. Ça ne dure pas, c’est à la fois violent et fugace, mais l’écho reste, se déforme un peu avant de s’évanouir lui aussi, doucement. Le brouhaha des pensées, des souvenirs, de cette rapidité liée à l’instant présent. Du haut de l’escalier, elle appelle mon prénom, le hurle quand je ne rapplique pas assez vite. Puis quand j’apparais, qu’elle me voit, elle est soulagée, respire plus calmement. Elle dit à voix basse de soulever les feuilles mortes sans faire de bruit, de ne rien faire pour attirer l’attention du garde-chasse dont l’apparition semble imminente ; puis elle glousse de satisfaction en prononçant les mots « cèpes », « girolles ». De ces moments, le plaisir lié à l’omniprésence du danger d’être pris la main dans le sac, et sa voix, son murmure, comme la brise sur les feuilles sèches. Dans un rêve, une voix s’éloigne comme dans un labyrinthe ; je sais, comme on peut le savoir à cet instant, que c’est sûrement la mienne, qu’il me sera impossible de la rattraper. Une voix chevrotante, un couteau qui épluche un bâton de réglisse : ça ne dure pas si longtemps, il rentre ensuite chez lui, il est veuf et vieux, c’est mon ami. Le jardinier qui vit en face de chez nous. Le père Bory. J’essaie de me souvenir de sa voix et, triste constat, je ne dispose que des mots « chevrotante », « couteau », « réglisse » pour me souvenir, à côté de celle-ci. La voix aiguë et fausse de la voisine, et quand elle veut faire croire qu’elle est gentille, c’est encore pire. Cette obstination à vouloir toujours rester dans les aigus. Et la mienne à vouloir rester perché dans le cerisier, probablement un peu la même. Dans leurs voix, le sens des mots n’avait plus d’importance, mais ce que trimballait leur souffle, leur respiration, leur histoire. Un décalage sensible. Il m’arrivait encore d’appeler le répondeur pour me faire mal, puis sur cela aussi je tirai soudain un trait. Parce qu’un répondeur, c’est une machine qui emprisonne une fausse voix qu’on désire vraie. Trouver le bon ton pour lire une poésie fut, depuis l’origine, un enfer miniature sur terre. Soit il y avait trop d’exagération, soit les mots devenaient neutres : je ne savais pas mettre l’accent sur l’important, j’ignorais tout de ce qui, pour eux — camarades de classe et professeur — comme pour moi, l’était. Des voix sans importance, des silhouettes sans importance : une négligence créée par l’idée d’importance. Plaisir d’écouter, vers l’âge de huit ans, la voix de ce chanteur. Il y a dans sa voix quelque chose d’énormément rassurant : un cheveu sur la langue. Et qui donne envie de l’imiter un temps, de chanter ses chansons avec le même cheveu sur la langue. Puis s’apercevoir du grand vide qui nous pousse à faire ça. Suite à ça, chanter seul pour trouver sa voix, sans témoin gênant. De préférence en pleine nature, près de la mare aux grenouilles, aux alentours du crépuscule. Chanter en chœur avec les grenouilles. Risible et, en même temps, bien émouvant. Trouver une voix, c’est s’abstraire d’une temporalité, ne plus tenir compte ni du temps ni même de l’idée que nous nous faisons de la fin des temps, de leur origine. Et si le souvenir de ces voix était comme un phare ? Et si j’avais construit moi-même ce phare, m’apprêtant à me lancer dans une carrière de naufragé perpétuel ? La voix d’une personne incinérée est partout autour de nous dans l’air, comme emprisonnée dans l’air qu’on respire. Les voix de ceux qui demeurent sous terre sont plus étouffées ; elles sont en route vers l’intérieur, la rejoignent jusqu’à sa graine, son noyau, ne semblent plus si disponibles que ce que l’on pensait jadis des vivants. Celle-ci encore, avec son accent dont il ne reste pour souvenir qu’écueils, l’étrange prononciation de ses discours, éraillée par les disques bleus sans filtre. « Tais-toi, dis rien, il comprend rien, c’est un enfant. » Et la colère dans quoi ça me met toujours un peu d’entendre ces mots mal prononcés. Ce devait être si vrai que c’était insupportable de l’entendre. De cet autre, plus qu’un silence tant partagé le long d’allées de peupliers, des saules sur les bords de Marne : seulement ma voix apprenant le russe pour revenir parfois sur les lieux comme pour équilibrer le silence. Ia ne lioubliou tchaï, ia lioubliou cacao… Je n’aime pas le thé, j’aime le cacao, mais toujours si présente, cette phrase apprise contre n’importe quel espoir, attente. Ia nié panimaïou, je ne comprends rien. Comme la voix sombre, comme tout ce que l’on pensait comprendre sombre aussi, peu à peu. On dirait qu’il y a eu une sorte de naufrage : un morceau de voix qui flotte, un phare au loin, des étoiles au-dessus de nos têtes et, partout autour, les éléments épars des fragments, la réalité qu’on ne sait pas bien dire.|couper{180}
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#enfances #05 | Liste de merveilles dans l’enfance
En le faisant, on voit qu’il y a bien une difficulté. Écrire tout ce qui vient comme ça vient, dans cet ordre créé par le hasard de la mémoire ou de l’invention. Puis on se demande si on peut ordonner cette liste. C’est là le problème. Qui est-on pour s’imaginer plus fort, plus intelligent, plus malin que le hasard ? Déjà ça. Ensuite, la sensation que c’est une fabrication. Que si on commence à modifier cet ordre premier, si on se mêle de vouloir le changer, le modifier, on détruit quelque chose d’important. Pas loin de penser que c’est une transgression, que ce n’est pas bien parce que non naturel, artificiel. C’est là-dessus que je bute pour tout, pas que pour dresser une simple liste. Une volonté bizarre de non-ingérence dans la loi du hasard, quelque chose de fondamentalement primitif, certainement. Peut-être même de très sauvage. Donc j’écris comme ça vient, je choisis le hasard plutôt que de vouloir faire le malin. Le rai de lumière, la porte de la chambre qui s’ouvre, sa silhouette, c’est elle. Et le bisou du soir sur le front, la joue ; ce baiser qui rend invulnérable pour traverser la nuit, rejoindre l’aube prochaine. Tout ce qui surgit de l’ombre en pleine lumière, et doucement le fil de vierge qui passe lentement au-dessus de toutes ces choses. Tout ce qui miroite et étincelle : lumière et ombres, contrastes, le mouvement et la fixité, les flaques d’eau et ce qui passe à côté. L’odeur d’encaustique des vieux meubles ou du parquet. L’odeur de l’essence dans le garage de Monsieur Renard. Dans l’herbe encore humide de rosée, ces petits champignons blancs qui ont surgi comme par magie : des mousserons. Le bruit d’une vesse-de-loup qui pète quand on marche dessus. Une goutte de rosée prise dans les mailles d’une toile d’araignée : ça fait mouche. Le saut d’une carpe dans l’étang, et sa gerbe d’eau et de lumière. Un fruit mûr qui choit au sol, une pomme : quelque chose d’à la fois grave et gai, naturel en somme. Le regard d’une petite fille qui s’arrête sur soi un tout petit instant, et c’est l’éternité. Le vent sur la joue quand on pédale dans la descente en venant d’Hérisson pour rejoindre le vallon. La cime des arbres quand on lève la tête et qu’on ne pense à rien. La floraison du vieux cerisier en avril : la stupeur merveilleuse qui nous cueille tout à coup, l’éblouissement. L’envol d’un oiseau : ce silence dans la partition inscrite sur les fils électriques. La secousse qu’on ressent dans les mains quand on pêche un poisson dans le canal. Faire la planche dans l’étang de Saint-Bonnet. Nager sous l’eau en réussissant à ouvrir en grand les yeux. La découverte épatante d’une pastille Pulmoll dans la boîte de pastilles Vichy. Décocher une flèche au hasard et mettre dans le mille. Le parfum du lilas au crépuscule quand on revient chez soi. Le goût du citron. Le goût de l’oseille. Le goût d’un haricot vert cru. Le goût d’un petit pois cru. La fraîcheur quand on a bien chaud. Regarder un insecte à l’aide d’une loupe. Rêver qu’on a un cheval comme meilleur ami. Réussir soudain à voler sans le faire exprès dans les rêves. Marcher sans tomber sur la bordure du trottoir tout le long du chemin pour se rendre à l’école. Sentir encore, dans une pièce, l’odeur de quelqu’un quand il n’est plus là. Oublier un cauchemar quand il fait beau le matin. Les grains de poussière qui traversent les volets de manière oblique. Appuyer sur un interrupteur pour éclairer la pièce. La première fois qu’on a le droit de se servir tout seul d’une fourchette. La première fois qu’on réussit à couper son bifteck tout seul. La première fois qu’on réussit à lire un mot. La première fois qu’on écrit son prénom. La première fois qu’on reçoit un bon point, une image. La première fois qu’on réussit à faire des ricochets dans l’eau. La première fois qu’on pédale seul. Toutes les premières fois qu’on réussit à faire seul quelque chose sans effort. La première fois qu’on a la sensation d’être entendu. La première fois qu’on écoute vraiment. Cueillir des cerises et les manger, puis pincer entre deux doigts le noyau pour l’envoyer promener. Porter son premier pantalon long. Avoir un cartable neuf. Avoir une trousse et des choses à mettre dedans. Écrire à la craie blanche sur une ardoise noire. Observer un buvard, voir les lettres à l’envers, leurs nuances diverses, la profondeur que ça crée.|couper{180}
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#enfances #04 | Terrassé par la fièvre
Le mot « terrassé » provient certainement d’un de ces livres de contes dont j’étais extrêmement friand entre 7 et 9 ans. Le héros s’y retrouve toujours terrassé par les épreuves. Et quand j’essaie de me figurer ce mot, c’est un espace plat recouvert de pierres plates, de planches, tout à fait comme on peut se figurer une véritable terrasse. Chose étrange car, dans mon souvenir, nous n’avions pas de terrasse, juste une cour en terre battue. Et plus loin un jardin avec des allées au cordeau. Donc, l’idée d’être terrassé par quelque chose — une épreuve, un coup dur — je l’imaginais toujours provenant de l’extérieur, du monde. Ce fut le jour où je fus malade de la varicelle que je compris que l’on pouvait aussi être terrassé de l’intérieur. Par une grosse fièvre, notamment, qui vous cloue proprement au lit en vous faisant osciller, en claquant des dents, entre des pointes de glace et d’autres de braises ardentes. En même temps, je m’étais étonné, ou presque réjoui, car il m’arrivait enfin quelque chose de sérieux. Je ne me souviens pas d’avoir été aussi malade avant cela. Le corps, qui jusqu’ici n’avait été qu’un moyen, devenait le sujet même de la maladie. Il était attaqué et se défendait comme il le pouvait ; ma tête, quant à elle, n’avait que très peu de voix au chapitre. Ma mère avait tiré les volets et je voyais passer la lumière à travers. Je me tenais allongé là, dans la pénombre, malade certes, mais tranquille. Ce devait être une belle journée d’automne, l’une de ces journées où l’on se rend à l’école avec un peu d’espoir, un peu d’excitation et de nouvelles fournitures, sans doute un tout nouveau cartable. Voire même de nouveaux vêtements. Une journée où l’on va à la rencontre du vaste monde avec la sécurité chevillée au cœur de pouvoir, le soir venu, rentrer sans danger chez soi. Mais le peu d’expérience que j’avais acquis de l’école, en ce jeune âge, me faisait déjà osciller entre la joie et le dégoût. La plupart du temps, je m’ennuyais en classe, et les moments de récréation me renvoyaient à une solitude que j’envisageais comme un rempart, tant j’avais peur des autres, de leurs brusqueries. Il faut aussi, à ce moment de mon récit, que je dise combien, physiquement, je n’étais pas gâté. L’abus de sucreries, de denrées en tous genres, beurre, graisses et saindoux, m’avait affligé d’un embonpoint sérieux dont je ne prenais honte que sitôt que je mettais le pied en dehors de la maison. Ce handicap a dû jouer grandement sur la relation que j’installais petit à petit avec le monde, ou plutôt que je me défendais d’installer. Car avec cela, je me souviens d’une colère qui remonte à si loin que j’en ai perdu l’origine. Je ne me sentais moi-même vraiment qu’au contact de la nature : le jardin, les arbres, les lapins, les poules, les insectes, les herbes, la terre que je grattais à pleines mains pour y creuser des galeries, la plupart du temps dotées d’issues tout à fait imaginaires. Ma vie d’enfant se construisait entre deux pôles : s’enfouir dans la terre ou grimper aux arbres. Des bas et des hauts, rien de plus juste. Lorsque j’étais seul, j’étais obsédé par ces deux positions du corps à chercher, et cela m’occupait tout entier. Je crois que tout le reste — la vie de famille, la relation aux autres — m’était un agacement permanent, tant je sentais toute la compromission qu’elle nécessitait. Cette année-là, durant une quinzaine, je fus allongé à l’horizontale, terrassé par la maladie. C’était inédit. C’était une petite tragédie. Mais il fallait bien faire avec et, comme les héros de livres, découvrir comment la surmonter. Je crois que les deux ou trois premières journées, j’observais la chambre comme je ne l’avais encore jamais observée. Le bureau à cylindre, la commode, l’armoire à linge, les motifs de la tapisserie des murs : je fis très consciencieusement le tour de chacun de ces objets et je me fis, au bout du compte, la remarque que je ne les avais jamais vraiment vus tels qu’ils étaient. C’était déjà pas mal de me rendre compte de ça : que l’on puisse découvrir à quel point l’opinion qu’on entretient des objets qui nous entourent est superficielle quand elle n’est pas totalement erronée. Le bureau à cylindre venait de mon arrière-grand-père, qui nous l’avait cédé. Il y avait un grand repose-main de couleur verte (peut-être était-ce simplement un grand buvard), et de petites étagères où l’on pouvait placer du courrier, des notes, à l’intérieur de la partie cylindrique. Sous le plateau, il y avait quatre tiroirs peu profonds. J’essayais de visualiser ce qu’il y avait été placé depuis que nous l’avions installé dans notre chambre. Les deux tiroirs de gauche étaient réservés pour mon jeune frère et les deux de droite étaient pour moi. Je fis des efforts pour tenter de me souvenir, mais rien ne vint. Ce fut ce qui me motiva, le troisième jour, à me lever et aller les ouvrir. Mon frère faisait collection de petites voitures de la marque « Dinky Toys ». Ses tiroirs en étaient remplis. Puis, quand j’ouvris les miens, je découvris qu’ils étaient vides. Les jours suivants, je parvins à sortir de la chambre et à me rendre au salon. L’étage de la maison où nous vivions était tranquille. Mon père voyageait toute la semaine pour son travail, et ma mère, couturière, travaillait en bas, au rez-de-chaussée, à confectionner des robes de mariée. J’arrivais donc au salon face à la bibliothèque et découvris les livres d’Émile Zola, toute la collection brochée en simili-cuir des Rougon-Macquart. Je décidai donc, à ce moment-là, d’en entreprendre la lecture. De temps à autre, la fièvre revenait et je fermais le livre que j’avais entre les mains pour me laisser aller à la maladie. Pour mieux observer son effet général sur mon corps. Pour me laisser terrasser par elle. J’imagine que ce mécanisme d’abandon m’en rappelle un autre, fort semblable, lors des raclées que mon père m’infligeait de temps en temps. Le même « à quoi bon », le même abandon, la même stupidité perçue comme une découverte d’y opposer la moindre résistance. Ai-je fait le lien alors ? Je l’ignore. En tout cas, certainement pas aussi lucidement qu’à présent. Il est possible qu’en tant qu’être essentiellement cérébral, et enfermé dans la cérébralité, tout ce qui pouvait me rappeler, d’une façon agréable ou pas, que je possédais un corps me rassurait. Souvent, la douleur l’évoque bien plus que le plaisir, d’après l’expérience qu’il me reste de cette époque. Cette varicelle dura une quinzaine de jours, et outre le plaisir de lire, de me gratter les croûtes, de remettre en question ma vision étriquée du monde, je découvris aussi l’ennui comme on découvre un nouveau monde tant espéré. En fus-je amélioré par la suite ? Je ne le pense pas. Ce n’était guère autre chose que de simples prémisses. Mais tout de même, j’étais paré pour l’avenir d’une certaine manière. Le fait d’accepter la solitude, l’ennui, de ne pas les fuir à coups répétés de prétextes comme je le vis chez la plupart de mes contemporains joua certainement dans la construction de ce personnage que je devins par la suite. Encore que je ne prisse durant longtemps aucune position franche entre le statut de héros et celui de monstre, ainsi que me le résumaient en gros les contes de mon enfance. Il me semble que durant longtemps je fus cloué dans un entre-deux, au demeurant confortable. Confortable comme un lit moelleux dans lequel on patiente quand on est terrassé par la fièvre et la rage, qu’on passe du temps à vouloir les étudier.|couper{180}