se relire ou pas, c’est moins une question de méthode que la façon dont on accepte — ou non — de se voir tel qu’on a été.

Je connais par cœur toutes les raisons de ne pas me relire. La première, c’est la superstition : croire qu’un texte posé d’un coup garde la trace sacrée de l’instant, et que le retoucher le ferait tomber dans le vulgaire. Ne pas y toucher, c’est protéger un enfant imaginaire, la toute-puissance de celui qui écrit sans se corriger. Une autre raison, c’est la fuite en avant : le temps file, je préfère rouvrir un nouveau fichier, un nouveau carnet, me dire que j’écris “du neuf”. En réalité, je recommence souvent la même chose, mais changer de page donne l’illusion d’avancer. Il y a aussi le confort de l’inachevé. Laisser un texte brut, c’est se dire qu’il n’est “pas encore ça”, donc qu’on n’est pas responsable de ce qu’il est vraiment. On confond l’achèvement avec la mort : un texte fini, ce serait un texte condamné, on ne pourrait plus se cacher derrière le “pas tout à fait”. Je me suis surpris plus d’une fois à glisser des pages dans une chemise, à les ranger dans un tiroir avec l’idée vaguement noble de “laisser reposer”. Ce que je fais surtout, c’est oublier jusqu’à leur existence. Des années plus tard, je retombe sur un carnet dont je ne me souvenais plus, je lis deux lignes et je reconnais immédiatement la même obsession, la même tournure, la même faute que j’écris encore aujourd’hui. Ne pas se relire sert aussi à ça : se protéger de la déception, de cette phrase qui vous saute au visage et qui dit “tu tournes en rond”. Alors je bricole d’autres justifications : ne pas se relire pour rester libre, ne pas faire “reliure”, ne pas entrer en “religion” du texte, garder son statut d’électron libre. Derrière ces grandes déclarations, il y a très simplement la peur de passer pour moins intelligent que l’image que je me fais de moi. Quand je me relis pourtant, les raisons inverses apparaissent. Je vois tout ce que je n’avais pas su lire au moment d’écrire. Je repère les trous, les facilités, les mots que j’utilise trop souvent. Il y a parfois une vraie douleur, presque physique, à constater ce que j’ai raté, ce que j’ai répété pendant des années sans m’en apercevoir. On peut vite basculer dans la pénitence : peser chaque mot, chaque virgule, tenter de “recoller les morceaux” comme si l’on pouvait réparer sa vie en corrigeant une phrase. Mais il arrive aussi que la relecture ouvre un peu d’air. Je tombe sur une formule maladroite, je la réduis, je garde trois mots, et d’un coup quelque chose se tend, se clarifie. Relire devient alors une manière de comprimer un ressort, de concentrer en quelques lignes ce qui s’éparpillait sur des pages entières. Il y a les relectures de pur plaisir, aussi : revenir à un texte parce qu’on se souvient d’une phrase, d’un rythme, et retrouver ou non ce plaisir. Là, relire sert de support à la rêverie plus qu’au jugement. La liste pourrait continuer, mais elle tourne autour d’un seul point : je me relis quand j’accepte de voir ce que j’ai vraiment écrit, pas ce que j’aurais voulu écrire. Je ne me relis pas quand je préfère garder intacts mes fantasmes d’auteur “spontané”, ou mes peurs d’être médiocre. Entre les deux, il y a peut-être un usage plus simple de la relecture : non pas se juger, non pas se vénérer, mais se relire comme on relit un livre qu’on n’a pas bien compris la première fois, pour voir ce qui s’y trouve vraiment, quitte à découvrir que c’est moins brillant, ou plus humble, qu’on ne le pensait.