Lyon. E. montre ses mains. Blanches, veineuses. Aux doigts, un rouge écaillé, résidu d’une semaine. La peau laisse voir l’os. Elle ne mange presque plus. Une demi-quenelle, pas davantage. Mais la crème à la vanille, un pot entier. Elle minaude, puis avale. Si maigre qu’un souffle pourrait l’emporter.

S. s’énerve. Leur lien, c’est ça : colère et miroir. Quand je pars, elles se calment. Sans observateur, le flux circule. Comme en physique : absence qui libère les ondes.

Je lis Koltès. Le mot or s’impose. Or donc. Or ni car. Souvenir scolaire. Certains mots collent, détonnent, comme des vols. Alors, pourquoi pas une langue de voleur ?

Mais voler, pour moi, c’était décoller du sol. Quelques secondes. Retomber. Repartir. Vol de poulet. Dans le rêve, je savais la faille, mais je n’y changeais rien.

L’enfer est peut-être ça : voir l’erreur, et malgré tout recommencer.


idée d’histoire à partir de : Pendant les trois jours de noirceur, il n’y aura plus de démons en enfer. Ils seront tous sur terre. Ces trois jours seront si noirs que quelqu’un ne pourra voir ses propres mains. Ceux qui ne seront pas en état de grâce mourront de frayeur provoquée par la vue d’horribles démons ou bien ils mourront de démence.

Un soir la nuit a décidé de rester. Plus de soleil. Plus d’électricité. On ne voit pas sa main. On ferme les volets, on tire les rideaux, on allume des bougies qui saignent leur petite cire. La maison devient îlot. On écoute : dehors, ça crie et ça chante des voix qu’on reconnaît. Une voix d’enfant. Une voix qu’on aimait. Elles raclent les portes. Elles supplient qu’on ouvre.

Ils savent imiter. Ils savent appeler les noms. Ils savent parler comme si rien n’avait changé. On entend des doigts gratter le bois, des langues lèchent la serrure. La compassion, ici, pèse comme une pierre. Ouvrir, c’est donner sa chair. Rester, c’est laisser l’autre hurler.

On attend. On compte les gouttes de cire. On boit à petites lames de thé. On s’apprend des mensonges : ce n’est pas réel, ce n’est pas réel. Mais la nuit a densité, elle colle, elle entre par les fissures. Elle trouve des oreilles.

Et puis la pensée débarque, absurde, aiguë : nous qui parlons d’humanité, nous qui croquons du poulet, du bœuf, du poisson — ne sommes-nous pas nous-mêmes des prédateurs ? Sous nos doigts graisseux, n’avons-nous pas l’œil d’un autre, la faim d’une entité ? Si la compassion ouvre la porte, la voracité la creuse de l’intérieur.

Un enfant appelle. Sa voix est exactement la voix de l’enfant qu’on a aimé. On regarde la poignée. La main tremble. On a sur la langue le goût du blanc de poulet, le souvenir salé d’un repas. Un petit rire, mécanique, s’exhale de la nuit.

On lâche la poignée. On recule. La bougie vacille. La nuit rit.


La garrulité rôde derrière ces deux textes, ne lui ouvre pas la porte.

illustration : Main rouge levée, Egon Shiele 1910