Carnets | Ateliers d’écriture
Boost 02 # 10 | non, voilà comme elle est
Ce texte est né d’un exercice d’atelier autour d’Henri Michaux, Face aux verrous, et de la formule : « Non, voilà comme elle est / voilà ce qu’elle n’est pas ». La première version (que j’appelle ici “09”) déroule le récit de façon linéaire : Suresnes, la chambre, la cité-jardin, le travail, le bistrot. Dans le cadre de la proposition #10, il s’agissait de repartir de ce texte déjà écrit et de lui opposer une série de “Non” : non pas pour l’illustrer ni l’expliquer, mais pour refuser ses facilités, ses arrangements, ses angles morts. La “version atelier” reprend ce geste sous forme de liste : un “Voilà ce qu’elle est” suivi de “Non, voilà ce qu’elle n’est pas”, à partir des trois premiers paragraphes, dans l’esprit de l’exercice. La seconde version pousse plus loin le dispositif : entre chaque paragraphe du récit, un bloc de phrases au présent vient dire “Non” à ce qui vient d’être raconté, comme si une autre voix, plus sèche, plus rétive, refusait de laisser le texte se contenter de sa propre narration. Il ne s’agit pas d’un commentaire ni d’une correction, mais d’un contre-chant : une façon de laisser coexister la version racontable et la version qui résiste. 1
Voilà ce qu’elle est : arrivant à trente-cinq ans dans une petite chambre de Suresnes, habitant sans le savoir un fragment de cité-jardin, traversant chaque jour la cour, levant les yeux vers les immeubles, laissant le regard chercher Rueil-Malmaison sans la trouver, passant devant le cerisier japonais planté là pour offrir un peu de beauté, un peu d’air, admirant deux fois déjà sa floraison, ses pétales au sol, sentant parfois monter aux yeux une émotion qu’on ne sait pas nommer.
Non, voilà ce qu’elle n’est pas : un simple “quelques années auparavant” qui amortit le choc, un rappel vague de trentaine comme on feuillette un album, une petite chambre sans confort interchangeable avec toutes les autres, un décor neutre pour illustrer la galère. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : se contentant d’un “il a beau scruter” de narrateur posé à la fenêtre, regardant gentiment l’horizon, attendant de voir surgir un château au loin comme dans un livre pour enfants. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : accueillant, logeant proprement, organisant rationnellement la vie des gens comme lui, réalisant la promesse d’urbanistes bien intentionnés ; adoucissant les angles, distribuant la communauté, offrant un sens lisible aux plaques de rues et aux pavillons au cordeau. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : réduite à un tableau noir, à un cercueil tout trouvé, à un cliché de misère confortable pour lecteur compatissant, exhibant complaisamment la “nullité”, la “grande misère”, le “rien” comme motif décoratif. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : simple jolie touche de couleur qu’on “aurait tort d’oublier d’évoquer”, cerisier ajouté pour faire cadre, arbre japonais de catalogue adoucissant la scène, consolant proprement les ouvriers de retour de l’usine. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : expliquant clairement pourquoi les larmes montent, justifiant l’émotion par de beaux mots, fournissant une raison nette au serrement de gorge devant les pétales roses au sol. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : laissant intacte la possibilité de croire encore à un horizon disponible, à un ailleurs de château ou de ville voisine, à un futur qu’on pourrait rejoindre en plissant un peu les yeux. Tu la vois et tu ne la connais pas. 2
On aurait pu rester là longtemps. Des années peut-être. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitté Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a passé comme il passe : sans prévenir, par paquets.
Non, on n’aurait pas pu rester là longtemps, on ne tenait déjà pas debout. Non, on n’a pas « quitté » Suresnes, on a été expulsé par le salaire, par la lassitude, par le bail, par la honte, par tout ce qui pousse dehors sans qu’on décide. Non, ce n’est pas « un autre travail, un autre lieu » comme une série de cartes postales, c’est la même fatigue déplacée, la même angoisse empaquetée, juste changée de décor. Non, le temps ne « passe » pas, il ronge, il ponce, il enlève des options une par une.
Quelques années auparavant, mettons trente. Il a désormais trente-cinq ans, il est à Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu’il habite là un fragment de cité-jardin construite dans les années 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employés comme lui, censés former une communauté. L’unique fenêtre donne sur une cour et, au-delà, des immeubles. Peut-être un avant-goût de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n’est pas curieux.
Non, ce n’est pas « quelques années auparavant », c’est maintenant, encore maintenant, ça ne s’est jamais vraiment refermé. Non, ce n’est pas « une petite chambre sans confort », c’est la preuve qu’on accepte n’importe quoi tant qu’il y a une serrure et un matelas. Non, il ne « sait pas » pour la cité-jardin parce qu’il n’a pas le droit de savoir : toute l’architecture sociale est faite pour qu’il traverse sans lire, sans relier, sans comprendre qu’on l’a rangé là avec d’autres. Non, ce n’est pas qu’on n’est « pas curieux », c’est qu’on est trop épuisé pour se permettre la curiosité, qu’on a appris à ne plus lever la tête vers Courbevoie ou Nanterre de peur de voir ce qu’on n’aura jamais.
Ce serait dommage de ne pas évoquer le cerisier japonais juste là, devant la porte. On l’a déjà vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé là. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d’origine : offrir un peu de beauté, un peu d’air, à ceux qui rentraient de l’usine au pied du Mont-Valérien. On l’a admiré, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c’était beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces pétales roses au sol déclenche ce type d’émotion. On ne cherche pas trop non plus à le savoir, on n’a pas vraiment le temps.
Non, ce ne serait pas dommage de ne pas l’évoquer, le cerisier ; c’est même lui qui sert d’alibi, de petit sucre poétique posé sur la langue du récit pour le faire passer. Non, il ne « se contente pas » de perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé, il rappelle chaque année qu’on est resté, coincé, planté là comme lui, sans projet d’origine. Non, ce n’est pas « offrir un peu de beauté, un peu d’air » qui tient : la beauté ici est prévue, programmée, distribuée comme un calmant, et c’est précisément ce qui donne la nausée. Non, les larmes ne viennent pas « tellement c’est beau », elles montent parce que c’est trop beau pour l’endroit, parce que ça ne colle pas, parce que ce rose au sol met en lumière tout le reste qui ne l’est pas. Non, ce n’est pas qu’on « ne peut pas vraiment dire en quoi » : on pourrait le dire, mais il faudrait pour ça soulever la chape entière, ce qu’on ne se permet pas. Non, ce n’est pas qu’on « n’a pas vraiment le temps », c’est qu’on n’a pas le droit de s’y attarder sans que tout le reste s’effondre avec.
Pour payer cette turne, il s’est inscrit dans une boîte d’intérim et a dégoté un emploi de chauffeur-livreur à deux rues de là. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de réformateurs sociaux qui avaient juré de sortir les ouvriers des taudis : des destins effacés derrière de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, ça tombe bien, il n’en possède pas trop. À part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n’existe pas encore. On n’imagine même pas que ça puisse exister un jour.
Non, ce n’est pas « pour payer cette turne » comme si tout se résumait à une combine provisoire, c’est pour continuer d’accepter qu’il n’y ait pas mieux qu’une turne à payer. Non, ce n’est pas « sans y penser » qu’il traverse ces rues : c’est en pensant à autre chose pour ne pas devenir fou devant ces noms de bienfaiteurs cloués sur les façades, en détournant le regard pour ne pas voir ce qu’on a fait de leurs promesses. Non, ce n’est pas qu’« il ne possède pas trop de jugeote », c’est qu’on lui a appris à la retourner contre lui : à se croire un peu idiot plutôt que de voir l’intelligence qu’il faudrait pour démonter la machine où il sert. Non, ce n’est pas un détail attendrissant d’époque que ce plan papier sans GPS : c’est la preuve qu’on lui confie la ville uniquement comme labyrinthe à livrer, pas comme espace à habiter.
Nulle nécessité de se déguiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson éventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la précaution d’une écharpe. Le vent remonte de la Seine, s’engouffre entre les barres récentes et les vieux immeubles de la cité-jardin, mélangeant les générations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid bêtement.
Non, ce n’est pas « nul besoin de se déguiser en clown », ce n’est pas une liberté vestimentaire, c’est simplement qu’on ne possède rien d’autre à mettre sur le dos. Non, ce n’est pas une « précaution » de prendre une écharpe, c’est la peur de perdre un jour de salaire pour une bronchite, la peur de glisser encore un peu plus loin dans la pente. Non, ce vent de Seine ne « mélange » pas les générations comme une jolie métaphore, il les use pareil, il passe à travers toutes les couches de peinture sociale, et lui n’a juste pas les mots pour le dire. Non, ce n’est pas qu’il « ne voudrait pas attraper froid bêtement », c’est qu’il sait très bien que le moindre rhume, ici, n’est jamais bête : il coûte.
Encore que, si l’on tombe malade, ça n’est pas un drame. L’arrêt de travail nous permet de traîner au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tirés toute la journée. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de réhabilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s’obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers à des morts célèbres qu’aux voisins de palier. Un bon livre, de préférence, un bien difficile qu’on prendra la peine d’annoter à chaque page.
Non, ce n’est pas « pas un drame » de tomber malade, c’est juste l’unique manière d’obtenir une trêve sans avoir à la demander. Non, ce n’est pas « traîner au lit », c’est s’effondrer enfin, les rideaux tirés pour ne pas voir la lumière insistante de ce dehors qui continue sans lui. Non, la « petite histoire de réhabilitations et de plans sociaux » n’est pas une toile de fond : c’est la manière officielle de renommer la violence qui le traverse, pendant que lui s’accroche à un livre pour rester vivant dans sa tête. Non, ce n’est pas une anecdote romantique d’ouvrier qui lit un « bon livre difficile », c’est une coupure supplémentaire : choisir les morts célèbres parce que les vivants autour sont trop proches, trop visibles, trop douloureux à regarder en face.
On pourrait, de temps en temps, au début en tout cas, passer toute la journée au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le désire, cela nous changera un peu les idées de retrouver ce N., poète brésilien exilé, pour causer philosophie, poésie, littérature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, réfugiés, rapatriés, immigrés, il ne voit en lui qu’un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d’une longue chaîne d’exils. Mais surtout boire et reboire à tomber par terre devant le regard inquisiteur du tôlier maghrébin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d’une autre vague d’ouvriers logés jadis dans ces mêmes HBM, mais cette continuité sociale, on ne la voit pas, on se contente d’encaisser la vue. On a l’habitude. Derrière lui, il n’est pas rare qu’on aperçoive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais ça y ressemble. Toute une population interlope qui vient échouer là, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin.
Non, ce n’est pas « pour se changer un peu les idées » qu’on peut passer la journée au bistro, c’est pour ne plus en avoir du tout, d’idées, au moins jusqu’à la fermeture. Non, N. n’est pas « une sorte de camarade », c’est un miroir qu’on refuse de regarder trop longtemps : un autre exilé, plus lisible parce qu’il a un accent et un pays clair, alors que lui n’a qu’un RER et une adresse provisoire. Non, ce n’est pas un simple « bled qui a vu passer » des vagues d’ouvriers et de réfugiés, c’est un entonnoir ; on ne voit pas la chaîne d’exils parce qu’on est en train d’en devenir un maillon sans légende. Non, le tôlier ne fait pas que « compter sa thune », il compte aussi les corps qui tombent, les additions qui explosent, les dettes qui se nouent ; son regard n’est pas qu’inquisiteur, il est comptable de la misère. Non, ces silhouettes du fond ne sont pas un décor interlope : ce sont des vies entières rabattues à l’aube sur un coin de bar, qu’on préfère flouter en « on ne sait pas si ce sont vraiment des femmes » pour ne pas affronter ce qu’on voit très bien.
On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner là avec sa danseuse serbe ou croate — on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Brésil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent à portée de tram — Qu’ils l’ont plus ou moins pris en sympathie, à moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l’appât du gain, car évidemment ces deux là, la piaule qu’ils lui céderaient ne serait pas gratuite. Mais tout de même moins chère que celle de l’hôtel.
Non, ce n’est pas un simple « souvenir » parmi d’autres, c’est la scène qu’on se repasse pour se convaincre qu’on a appartenu un peu à ce décor. Non, le boxeur ne « se pavane » pas seulement : il montre ses muscles comme on exhibe un capital de survie, une manière de ne pas finir complètement dans le fossé. Non, ce n’est pas une jolie carte possible à dessiner, Nantes, Belgrade, Maghreb, Brésil, banlieue ouest : c’est un enchevêtrement de déracinements où personne n’est vraiment chez soi, à commencer par lui. Non, ce n’est pas vraiment de la sympathie, ni seulement de la compassion ; c’est du calcul, de chaque côté, pour savoir qui va tirer quoi de qui. Non, cette piaule « moins chère que l’hôtel » n’est pas une bonne affaire : c’est une cage de secours, une marche de plus vers la dépendance, avec juste assez de remise sur le prix pour pouvoir appeler ça une chance. 3
Après l’exercice autour de Michaux, le “je” du premier récit ne tenait plus tout seul. Le travail du « non, voilà comme elle est » l’avait déjà déplacé, comme si le narrateur ne pouvait plus se parler à lui-même sans se soupçonner de mensonge. La version 3 raconte donc la même situation, mais à la troisième personne : ce “il” n’est pas un personnage de fiction, c’est le même homme tenu à distance, regardé comme on regarderait un autre, pour que le texte assume enfin ce qu’il montre sans chercher à se justifier.
Il a trente-cinq ans, il vit à Suresnes dans une petite chambre au bout d’un couloir, une fenêtre sur une cour, des immeubles qui ferment le ciel, un lit, une table, une chaise, ça suffit, et pourtant chaque soir, en refermant la porte, il a la sensation obscure d’entrer un peu plus avant dans une cellule qui n’est pas seulement de briques et de plâtre mais de résignation et de peur. Il traverse la cité-jardin sans lire les noms de rues, il connaît le nombre de marches, le bruit des portes, l’écho dans l’escalier quand quelqu’un rentre trop tard, ces petits signes infimes qui lui disent qu’il y a encore des vies autour de la sienne et qu’il vit pourtant comme un disparu. Devant la porte il y a un cerisier japonais, planté là bien avant lui ; deux printemps déjà, les pétales roses ont recouvert les dalles, il a regardé ça debout, sans bouger, comme si on avait renversé quelque chose que personne ne viendrait ramasser, et il se surprend à penser que ce luxe inutile d’une beauté offerte aux pauvres a quelque chose d’accusateur, comme si cet arbre se souvenait mieux que nous de ce qu’on avait promis aux hommes qui rentraient jadis de l’usine. Le matin il part travailler comme chauffeur-livreur à deux rues de là, intérim, badge, hangar, clés du camion ; il plie le plan, il retient les virages, les sens interdits, les places possibles pour se garer en travers, les codes d’immeubles, et il laisse filer les noms gravés sur les plaques bleues, ces noms d’anciens bienfaiteurs qu’il ne peut pas prendre au sérieux sans sentir monter en lui une colère inutile, une de ces colères muettes qui abîment l’âme parce qu’elles ne trouvent jamais de parole. L’hiver, le vent remonte de la Seine, il siffle entre les barres et les vieux immeubles, il traverse les vêtements, il vous prend aux poignets, à la nuque ; il remonte son col, parfois une écharpe, il ne faut pas tomber malade, il ne faut pas laisser un jour de paye au fond du lit, et il s’entend raisonner comme ces vieux curés de campagne qui sermonnaient les enfants sur le froid et la prudence, sauf que son dieu à lui, c’est la paie de la fin du mois, ce chiffre dérisoire auquel se trouve suspendue toute sa docilité. Quand ça arrive quand même, la maladie, il reste couché, rideaux tirés, la lumière filtrée par le tissu, la ville continue derrière comme un bruit d’appareil qu’on n’éteint jamais ; il ouvre un livre trop difficile, il souligne, il écrit dans les marges, les noms des morts tiennent mieux compagnie que les voisins qu’on croise sans se parler dans l’escalier, et il sent avec une sorte de honte tranquille qu’il préfère encore ces voix lointaines à la main qu’il n’ose pas tendre à celui qui vit derrière la cloison. Parfois il descend au bistrot en bas de la rue. Le patron est assis dans un coin, il compte, il regarde, il dit peu de choses ; au comptoir il finit par parler avec N., Brésilien, poète, exilé, c’est comme ça que l’autre se présente, et dans sa manière de prononcer certains noms de philosophes ou de villes il perçoit tout de suite qu’il s’accroche à ces mots comme lui à ses livres, de peur de disparaître entièrement dans la boue du quotidien ; ils échangent des titres, des fragments, des bouts de mémoire, ils boivent verre après verre, il remonte en zigzag, il sent que le trottoir n’est pas droit, il se dit que ce n’est pas le trottoir, que c’est lui, que c’est sa faiblesse, et cette pensée soudain lui arrache presque un rire, un rire amer qu’il ravale parce qu’il sait trop bien de quoi il se moque. Au fond du bar, à l’aube, il y a des silhouettes qui viennent du bois de Boulogne, manteaux trop courts, sacs plastiques, perruques qui glissent un peu, on fait semblant de ne pas trop regarder, puis on regarde quand même, on détourne la tête trop tard, et chaque fois il se dit que nous avons là, devant nous, la parabole la plus simple de notre temps : des corps usés, vendus, déplacés, que personne n’a le courage de nommer autrement qu’avec ces mots vagues, « interlopes », « femmes peut-être », comme si nommer plus juste nous obligeait à répondre de quelque chose. Un boxeur nantais passe de temps en temps avec une danseuse venue de l’Est, large d’épaules, sûr de lui, il occupe l’espace comme si le bar était à lui ; c’est par lui, par eux, qu’il entend parler d’une piaule à louer, une autre chambre, plus petite, un peu moins chère que l’hôtel où il descendait avant d’arriver ici, il dit oui presque tout de suite, et en disant oui il sent confusément que ce n’est pas seulement à une chambre qu’il acquiesce mais à toute cette logique qui le tient, qui le réduit, et qu’il préfère encore ce consentement obscur à la panique de n’avoir plus de toit. Les jours se ressemblent : livrer, rentrer, lire, redescendre parfois au bar, laisser le temps s’user sur les mêmes trajets ; il passe devant le cerisier sans y penser, puis un soir, un matin, il s’arrête, il voit les branches nues, les bourgeons, les feuilles à venir, il se rappelle les pétales au sol comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre, et il se surprend à chercher, sans y croire vraiment, si dans cette obstination muette de l’arbre il n’y aurait pas, malgré tout, une espèce de promesse pour les hommes que nous sommes devenus, fatigués, lâches, mais pas entièrement perdus. Il sait que ça ne durera pas, il ne sait pas ce qui vient après ; pour l’instant il habite là, dans cette chambre, avec cet arbre devant la porte et ce bistrot au coin, et toute une ville autour qu’il traverse chaque jour sans être sûr d’y avoir vraiment place, mais avec la sensation tenace, presque douloureuse, que quelqu’un, quelque part, continue de compter ses pas comme on compte les fautes d’un enfant qu’on aime trop pour le laisser s’endurcir tout à fait.|couper{180}
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