codicille
On garde l’outillage court. La carte avec trois points — Attendre, Rater, Revenir. L’Archiviste pour faire le boulot propre : il cote, il retire, il aligne. Trois preuves seulement sur la table : un ticket blanchi, une vis, un bout d’ongle. Le « pourquoi » sert de tracteur : s’il ne tire rien, on le coupe. On avance d’un centimètre à chaque fois, pas plus.
Prague, on n’en fait pas des caisses : une seule touche qui reste dans le corps — rugosité de pierre, poussière sous l’ongle — et c’est tout. Kafka, on le laisse hors du nom. Osiris n’est pas un personnage, juste la façon de montrer la fracture. La nuit, on la garde comme liant : elle tient sans demander d’explications. Le jour, c’est pour nommer, pas pour relier.
À chaque passage, enlever plutôt qu’ajouter. Pas de décors de secours (tasse, cuisine) sauf une fois, nette. Verbe + objet, pas de glose. Ne pas confondre finir et en finir : la hâte brille, ne tient pas. On tracte l’épave, on l’arrache du fossé, on ne promet pas qu’elle roulera demain.
La fin, simple : un geste humain qui déplace un peu — la main sur le seuil — et on coupe là. Demain, on revient, on enlève une épingle, on laisse le trait dépasser d’un rien. Ça suffit.
La table. Sa rayure en biais. Un fil mal tiré. Un peu de graphite sur les doigts. Trois feuillets scotchés bord à bord. À côté, la carte. Elle respire quand je tourne la molette. Je reste là. Je pose une question qui ne cherche pas de réponse. Elle doit seulement tirer. Pourquoi relier ce qui se refuse. Pour empêcher la panique de se refermer. Pour gagner quelques mètres. Pourquoi confondre finir et en finir. Parce que la hâte ressemble à une issue. Elle brille. Elle ne tient pas. Pourquoi rester ici et pas ailleurs. Parce qu’ici je peux peser. Les preuves pauvres font leur poids. J’ai besoin de ce poids, pas d’arguments.
Feuillet n°2. Écriture nerveuse. Les notes mordent la fibre. Pelures de crayon sur la peau. Il fallait des personnages. J’ai levé la tête. J’ai vu la carte et ses épingles. J’ai pensé au lecteur. Il cliquerait. Il voudrait comprendre. Il n’y comprendrait rien. Alors un verbe est venu. Archiver. De ce verbe j’ai fait quelqu’un. L’Archiviste entre sans bruit. Gants fins. Règle froide. Il compte. Il coupe. Pourquoi lui maintenant. Parce qu’il faut une main étrangère. Pour toucher ce que je n’ose pas nommer. Il pose des étiquettes blanches. Il cote la pièce. Il inscrit au dos des chiffres simples. Latitude. Longitude. Clavicule près de la rivière. Rotule près du silo. Œil au pied du pont. Langue sur le zinc. Le vieux mythe remonte. Osiris. L’homme en morceaux. Je n’ai que ce corps sous la main. Pourquoi accepter ce dispositif. Pour travailler la fracture à ciel ouvert. Renoncer au collage propre.
Je ne garde que trois points sur la carte. Attendre. Rater. Revenir. « Revenir » clignote. Vide. Pourquoi ce vide attire. Parce que là se prend le crochet. Pas la promesse du trajet. Revenir ne recolle rien. Revenir tracte. Sans garantie. Je pose sur la table trois choses exactes. Un ticket blanchi. 3,60 €. Date mangée. Une vis à bois. Un bout d’ongle pris dans la poussière. L’Archiviste les aligne. Il ne dit rien. Je photographie. Je nomme. Pourquoi ces trois-là. Parce qu’ils restent à l’intérieur du cadre. Parce qu’ils pèsent au millimètre.
Je pars avec le troisième exercice. Prague. Staroměstská. L’air humide accroche les joues. Le sucre brûlé reste dans la gorge. Un collier claque. Les pavés renvoient un froid gras. Je suis venu pour un cimetière. Je marche vers la place. Pourquoi cet écart. Les tombes persistent sous la paupière. Pierre fendue. Lichen sombre. Lettres râpées. Je regarde l’horloge. Les figures sortent. Rentrent. Sortent encore. Je fige le dehors. Un homme en manteau s’immobilise. Gants. Visage tourné vers rien. Je dis : statue. Pourquoi cette ruse. Pour que dedans cela cesse de bouger. Pour poser à plat. Kafka passe sans nom. Un col raide. Un couloir qui s’enroule. Si je le dis, je marche dessus. Je coupe par Pařížská. Vitrines propres. Odeur de neuf. Je glisse vers Josefov. Je n’entre pas. Les grilles découpent des cases. Emplacements prêts pour mes épingles. L’Archiviste compte en silence. Ici la clavicule. Là la rotule. Plus loin l’œil. L’ordre ment. Il le sait. Moi aussi. Pourquoi ne pas poser la main sur la pierre. Parce qu’elle tremblerait. Je la poserai ailleurs.
Je m’accorde une seule touche directe. Au coin d’un mur. Je frôle un relief de pierre. Rugosité fine. Un peu de poussière sous l’ongle. C’est suffisant. L’odeur qui monte n’appelle rien. Un pas de côté. Pourquoi si peu. Pour donner un corps à l’ombre. Sans faire tableau.
Je reviens. La table. Le poêle ronfle bas. La règle de l’Archiviste renvoie le froid à la paume. Je rouvre le feuillet n°1. Lieu : murs blancs. Porte qui ferme mal. Ampoule nue. Odeur d’eau stagnante. Rien d’élégant. Tout d’utile. Je prends un feutre fin. Je trace un trait qui traverse les trois feuillets. Il ne s’arrête pas aux numéros. Le feutre accroche la fibre. Le trait vibre. Pourquoi ce geste apaise. Parce qu’il relie en creusant. Pas en coiffant. Le trait croise Osiris. Effleure « démembre ». Déborde sur « Prague ». La continuité vient du tremblé.
Je rouvre la carte. Les trois points tiennent. « Attendre » : dix lignes nettes. Une scène tenue. Pas de morale. « Rater » : une seule phrase. Sèche. « Revenir » : encore vide. Pourquoi attendre. Pour consolider la place du mot. On ne lance pas la dépanneuse sur terrain gras sans cale. Dehors, un scooter monte. Redescend. Le son décroît. Remonte. Je tape une ligne dans « Revenir ». Revenir : accepter la nuit comme liant. L’icône verte s’allume. C’est peu. C’est juste. Pourquoi la technique touche. Parce qu’elle ne juge pas. Elle accorde un « c’est bon » modeste. Suffisant.
Je ferme l’ordinateur. La pièce gagne un ton. Les trois preuves suffisent à tenir un paragraphe. L’Archiviste écarte la vis. Il la pointe vers moi. Ce n’est pas un ordre. C’est un angle. Pourquoi la nuit plutôt que le jour. La nuit n’exige pas de forme. Elle tolère le joint apparent. Elle tient sans forcer. Le jour réclame l’exactitude. Utile pour nommer. Pas pour relier.
Je reviens aux pourquoi. Je les repèse un à un. Ils doivent tirer. Pas meubler. Pourquoi garder l’angle mort. Pour ne pas trahir en éclairant trop. L’ombre préserve ce qui tient mal. Pourquoi taire le nom du père quand il se poste au seuil. Pour que le corps fasse barrage. Sans devenir récit. La lumière reste derrière. Le passage demeure passage. Pourquoi la carte. Pour tracter l’épave d’un fossé à l’autre. Pas pour une vitrine. Chaque pourquoi tire un peu. Deux centimètres. Puis relâche. Puis reprend. Pas d’emphase. Verbe. Objet.
Je tends la main vers le feuillet n°2. Sous Osiris, j’ajoute : recoller en laissant visible la fracture. L’Archiviste note la cote. Tourne la cartelette. Souffle la poussière. Le geste a lieu. Ici. Maintenant. L’ancienne confusion perd du terrain. Pourquoi la précipitation, hier. Peur du morceau manquant. Panique devant le vide. Aujourd’hui, j’accepte. Le vide fait moteur. Il prend le crochet.
Je pourrais finir sur l’euphorie brève du « point enregistré ». Je garde un contrepoids. Je passe dans le couloir. Froid doux. La porte ferme mal. Une main repose sur le seuil. Paume vers le bas. Elle vérifie. Elle ne commande pas. Elle n’empêche pas. Pourquoi ce geste suffit. Parce qu’il ne raconte pas plus qu’il ne faut. Il déplace juste assez. Je reviens. Je glisse la vis, le ticket, l’ongle dans une enveloppe brune. Je cote. Je souffle la poussière de la tranche. La nuit entre sans demander. Le trait dépasse un peu le bord. Cela suffit pour que demain ait un appui.