La main tremble. Elle tremble parce qu’elle a tenu d’autres choses avant le crayon. Des choses dont on ne parle pas dans les lettres. La boue sèche encore dans les plis, les entailles ne se sont pas refermées. La main descend vers la feuille, hésite. Ce n’est pas la peur d’écrire. C’est que la main se souvient. Elle se souvient de ce qu’elle a poussé dans un trou il y a quelques heures. Elle trace un prénom. Les doigts tremblent. Puis l’encre recouvre le blanc et quelque chose se calme. Ou fait semblant de se calmer. Les pleins et les déliés reviennent, le geste s’applique, la ligne se fait ferme. Comme si rien. Comme si on pouvait faire comme si.

L’autre main ne sait pas où se mettre. Elle bat un rythme sur le bois, à plat, du bout des phalanges. Pour vérifier. Que le sol tient. Qu’on est encore là. Elle lisse la feuille, suit les lignes, accompagne. Les mêmes doigts qui fouillaient tracent maintenant « ma chérie » avec une lenteur appliquée. Et au-dessus, invisible, il y a cette autre main qui ne tremble jamais, celle qui rayera les noms, qui comptera les corps qui ne répondront plus.

À l’hôpital, les mains disparaissent sous les bandages. On ne voit qu’un bout de doigt, un ongle cassé. Parfois une main tient une cigarette. Elle la tient longtemps avant de la porter aux lèvres. Le poignet se plie, les lèvres aspirent, la braise rougit. La main retombe aussitôt. Trop lourde. Paume ouverte. Les mains des infirmières ne tremblent pas. Elles saisissent, soulèvent, retournent, frottent jusqu’à faire blanchir les jointures. Ce ne sont pas des caresses. Ce sont des gestes qui laissent la peau rouge et propre. Des doigts frais se posent au front, restent quelques secondes. Non, vous n’avez plus de fièvre, vous sortirez bientôt. La main retombe, se range le long du corps. Mais le tremblement continue, discret, au bout des doigts. Les mots sont moins sûrs que le tremblement.

Quand la main descend du train, elle porte ce qui reste d’une valise. Un cube de toile, de carton fatigué. Les doigts se crispent sur la poignée, les phalanges blanchissent. L’autre main s’agrippe à la barre de métal. Paume collée au froid. Le corps ne tient que par là. Une main qui retient, une main qui emporte. Le train freine, la secousse remonte jusqu’à l’épaule. La main sur la barre serre plus fort. Sur le quai, d’autres mains se tendent. Mais la sienne ne les cherche pas. Elle doit lâcher seule, elle le sait. Elle hésite, quitte la barre froide, se retrouve ouverte dans le vide. Alors elle se replie, se referme, disparaît dans une poche. Comme si le plus sûr était de ne toucher à rien. La valise reste dehors, suspendue, tirant sur l’autre main qui ne peut pas se cacher. La main de l’homme revenu qu’il va falloir faire passer pour un homme ordinaire.

La main de l’instituteur farfouille dans la boîte, choisit la craie blanche, se tourne vers le tableau noir. Elle hésite. Le poignet suspendu. Comme si écrire quelques mots demandait plus d’effort que de tirer une gâchette. Elle trace : 15 septembre 1919. La craie crisse, blanchit la pulpe des doigts. Chaque lettre se pose avec une application trop appliquée. Les enfants sentent qu’il se passe autre chose.

Au même moment, loin, dans la province d’Alexandrie, au Piémont, une toute petite main se ferme et se rouvre pour la première fois sur rien. La main d’un nouveau-né qu’on appellera Fausto Coppi. Cette main ne porte encore aucune trace. L’autre main de l’instituteur ne sait pas quoi faire. Elle s’ouvre, se ferme, finit par se glisser dans la poche de la veste, paume serrée. C’est là qu’il faut tenir en réserve ce que la main qui écrit ne dira pas.

Il ne le sait pas encore.