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Boost #15 | survivre SURVIVRE. Écarter le vivre d'un coup de coude, se retrouver projeté dans l'arithmétique pure. Balayeurs à l'œuvre, épaves du marché, se hâter si l'on veut subsister. Course ! Sac ED qui voltige, oriflamme de détresse au bout du bras. Fruits gâtés, légumes moribonds. Volupté ineffable de la gratuité quand tout se monnaye. Providence des fins de marché ! Quasi-abondance dans la ville qui rançonne. Trois euros soixante — somme ! Deux euros — fortune ! Calcul permanent, cerveau-comptoir, dix euros-pactole, zéro-gouffre béant. Arithmétique de guerre où chaque pièce possède un poids de plomb. Mains métamorphosées plus véloces que la pensée. Fureter, trier, raffistoler. Machines de guerre contre l'abandon, contre l'effacement du monde. Chambre d'hôtel meublée, plein Paris, lieu impersonnel : neuf mètres carrés de territoire conquis. Même géographie, autres lois physiques. Mêmes boutiques mais protocole révolutionnaire : supputer d'abord, effleurer du regard, décamper vite fait. Paris en creux, parcours d'esquive, horaires de fantôme. Invisible aux radars du recensement, aux statistiques de l'État. Technique de l'effacement volontaire. Traces numériques volatilisées, argent liquide comme magie pure. Manessier l'avait pressenti dans ses toiles ! Favelas qui flambent, architecture de fortune métamorphosée en cathédrale. Survivre c'est peindre sans pinceau, composer avec les vestiges du monde, bâtir du beau avec du délabré ordinaire. Chaque squat devient installation, chaque campement se mue en tableau vivant. Esthétique involontaire de la nécessité brutale ! Les survivants : plasticiens qui s'ignorent, maîtres de la palette urbaine ! Récupération chromatique : néons bleus des laveries automatiques, rouge sang des enseignes de tabac, jaune bilieux des réverbères qui veillent la nuit. Harmonie des épaves, symphonie visuelle de la déchéance organisée. Kerouac consignait tout sur ses carnets roulés ! Pessoa démultipliait ses noms comme ses vies ! Cendrars bourlingait de gare en gare ! Survivre c'est écrire in vivo, à la vitesse de l'urgence. Carnet comme bouée de sauvetage dans le naufrage quotidien. Transmuer sa précarité en matière littéraire première, l'urgence contre le confort bourgeois. Écrire dans le métro sur des tickets de caisse, écrire sur tout support susceptible de porter trace humaine. Bibliothèques refuge — chaleur gracieuse, sommeils dissimulés entre Borges et Faulkner, gardiens bienveillants de nos siestes volées. L'écrit comme territoire libre, pays sans frontières ni passeport. Nomadisme originel : feu, chasse, cueillette, abri précaire sous les constellations éternelles. Survie urbaine : prolétariat, faubourgs, taudis métamorphosés en quartiers. Survie numérique : gig economy, précarité algorithmique, applications de subsistance. Demain : climat déréglé, intelligence artificielle, effondrement programmé, nouveaux nomadismes à inventer. Quatre révolutions, même combat ancestral. Temps délaissé ! Ces heures mortes du capitalisme, matins prématurés, après-midis languissants, dimanches béants comme des plaies. Eux cavalent vers leurs morts programmées, nous patientons dans l'éternité précaire. Heures infinies pour scruter le monde invisible, experts en lenteur, professionnels de l'expectative silencieuse. Un seul café, des heures durant. Nous habitons véritablement la ville par nos pas réitérés, nous l'usons jusqu'à la corde, nous la connaissons par cœur. Beauté du presque rien ! Acharnement à s'en repaître, s'en griser comme d'un vin rare. Miroitement sur une flaque d'huile qui devient arc-en-ciel urbain. Papier journal qui voltige — lépidoptère de l'information morte. Miette de pain sustentant le pigeon qui vous nourrit l'œil et l'âme. Survivre développe une esthétique du détail microscopique ! Les nantis acquièrent du beau préfabriqué, nous on le forge dans les rues avec des riens. Firmament aperçu entre deux immeubles, soleil sur un mur aveugle, effluve de pain échappé de la boulangerie matinale. Transmutation du plomb quotidien en or pur. Bout de fromage partagé qui vaut festin de roi. Livre exhumé d'une poubelle qui vaut bibliothèque entière. Conversation avec un inconnu qui vaut université populaire. Survivre enseigne l'alchimie inverse : révéler l'or dissimulé dans le plomb du monde ! Prospecteurs de beauté urbaine, orpailleurs dans la ville-fleuve qui charrie ses merveilles et ses épaves. Exhumer une pièce au fond d'une poche oubliée ! Allégresse pure, euphorie de la trouvaille miraculeuse. Les fortunés ne connaîtront jamais cette ivresse-là, cette gratitude pour deux euros cinquante qui ressuscitent l'espoir. Pièce de monnaie transmutée en pépite, billet froissé devenu parchemin précieux. L'argent redevient miracle quotidien au lieu d'abstraction comptable. Neuf mètres carrés — univers complet ! Chaque objet à sa place exacte, économie parfaite de l'espace, zen contraint, beauté monacale de l'entrave choisie. Architecte d'intérieur de l'essentiel : que conserver, que bannir, que racheter d'occasion. Les opulents accumulent leurs névroses, nous on épure jusqu'à l'os. Survivre révèle que la félicité tient dans un sac plastique, que l'infini loge dans le fini accepté. Quand on résiste assez longtemps, mansuétude ! Plus question de choix : on connaît le vivre, le survivre, la mort. Trinité sacrée de l'existence consciente. Survivre enseigne la relativité générale de l'angoisse bourgeoise — plus rien ne peut véritablement atteindre qui a effleuré le fond et su rebondir. Presque rien exploré jusqu'au noyau ! Croire encore en un cosmos, à des hypothèses inédites de beauté. Survivre métamorphose en cosmonaute de l'ordinaire, explorateur de l'infiniment ténu. Chaque détail devient planète habitable, chaque instant se mue en galaxie spiralée. Astronomes du quotidien ! Ils discernent des constellations dans les lézardes du plafond, mappent l'univers depuis leur chambre de bonne. Livre exhumé, acquis d'occasion, emprunté à la bibliothèque municipale — peu importe l'origine ! Tous les livres : vaisseaux spatiaux vers d'autres mondes possibles. Carburant : imagination pure. Survivre développe une foi particulière dans l'écrit salvateur. Les mots sustentent quand la nourriture fait défaut, nourrissent quand l'estomac crie famine. Colère apaisée par la lucidité. Faire semblant de vivre, ne point heurter les vivants ordinaires par sa vérité nue. Masque social, sourire obligatoire, conversation météorologique, camouflage dans la comédie urbaine. Diaphanéité ! Ange gardien de sa propre inexistence, entre-deux cosmique dans un studio de neuf mètres carrés. Carnet ouvert sur la table bancale. Mots glanés dans la rue comme miettes de pain pour les pigeons de l'esprit. Demain : poursuivre l'inventaire méthodique du presque rien. Transmuer la survie en phrases qui survivront aux corps. Écrire. Survivre. La défaite retire son masque : c'est une victoire timide. Une victoire qui n’en revient pas. Boost #14 | et pour finir Et pour finir la chaise épouse le fondement, bois sans coussin. Et pour finir le livre posé sur les genoux, immobile comme un chat guettant l'oiseau, gueule mi-ouverte. Et pour finir les mains reposent sur la couverture fraîche et la fraîcheur monte : pulpe des doigts, paume, poignet, avant-bras. Et pour finir parvient à l'épaule qui s'émeut, s'abaisse, dialogue en silence avec sa consœur : abaisse-toi donc aussi ma sœur. Le buste participe au colloque muet, veut aussi en être, fléchit mais pas trop. Et pour finir le crâne se sert du regard pour trouver là-bas la fissure dans le vieux mur. Le mur au-delà de la fenêtre sud. Le mur qui soutient la toiture de l'ancienne écurie devenue atelier. Une écurie qui dégage encore parfois le soir des odeurs de crottin si touchantes. Quatre murs de pisé dont un offre à l'œil une fissure sombre comme appui pour maintenir le crâne dans l'axe. Et pour finir parfois la paupière se fait lourde — porte qu'on referme ou qu'on rouvre, quelque chose de battant. Qui bat comme diastole et systole. Qui monte et descend comme la marée. S'il n'y avait pas de mur, s'il n'y avait ni atelier ni écurie, si c'était la mer avec ses vagues et l'œil qui divague cherchant un appui, une fixité impossible mais déjà presque gagnée par le mot qu'elle inspire. S'il n'y avait que la mer et l'œil s'amusant à rêver l'immobile au milieu du mouvement. Le crâne laisse décrocher la mâchoire d'aise, se met à renifler. S'il n'y avait que la mer clapotant jusqu'à cette ligne d'horizon où le vieux soleil plonge, éclaboussant le bleu-vert d'or et de sang. Les jambes en deviendraient dingues, danseraient la gigue. Les mains se transformeraient en poings pour soulever le corps qui, un instant debout, étonné d'être debout, s'approcherait de la fenêtre. Pourrait-il y avoir quelque chose de véloce pour marquer l'immobile ? Un oiseau qui plane, n'importe quel insecte, mais pas la pluie — trop de bruit et les petits cris étouffés qu'elle présage. Quelque chose qui rompe l'étendue pour l'agrandir encore, dit le crâne toujours à chercher avec les yeux écarquillés quelque chose et rien. Quelque chose qui bat comme un cœur, un rythme — n'allons pas chercher du sentiment là-dedans. Pour finir enfin le corps est debout devant le mur mer horizon infini : rien de net rien de flou, cette accommodation de l'entre-deux. La salive reflue, la langue sèche, un choix entre mouillé et sec pour en finir comme font toutes choses ici sans faire d'histoire. Sans faire d'histoire se rasseoir et considérer stoïquement la suite. Il faut que ces choses sans suite aient une suite en apparence, sinon rien. Le corps retrouve sa position de scribe, palimpseste immobile assis sur la chaise. Immobile est toujours une idée de vitesse qu'on ne voit pas. Immobile le corps se balance imperceptiblement d'une fesse sur l'autre en quête d'un équilibre par le déséquilibre. Imperceptiblement. Au ralenti ou au contraire à vitesse que l'œil ne peut capter. Le corps est là, le corps n'est plus là, il reste encore un peu la chaise, un peu la fenêtre, le mur, la mer, imperceptiblement ou au contraire à vitesse que l'œil ni le crâne ne peuvent capter. Le sexe est aussi là, il faut bien dire que le sexe fait semblant d'être immobile. Il l'est par la force des choses et il résiste aussi à la force des choses par la force des choses. Le sexe est là dans l'entrejambe, il ne fixe rien d'autre qu'un présent perpétuel pour ne pas sombrer dans le ridicule de l'avenir ou de la nostalgie. Le sexe a fait le boulot, il est au repos, s'il pouvait il irait s'asseoir avec sa canne à pêche au bord du fleuve pour faire semblant de faire quelque chose. Mais son lieu est l'entrejambe, il ne quitte pas son lieu, il reste sentinelle à contempler avec l'œil les fissures, sexe et œil compagnons de fissure. La main n'a jamais lâché le livre qui s'ouvre à nouveau, la paume puise la fraîcheur. L'épaule répond à l'autre pour un redressement auquel le buste se réjouit de participer. L'œil dérive de la fissure vers l'ombre du crépi. Revient à la fissure. De temps en temps descend vers les mains et peine à les reconnaître. L'œil connaît les mains à sa façon qui n'est pas la plus réelle. L'œil fabrique une image des mains qu'il conserve comme des bocaux dans l'obscurité d'une cave. Mais là, posées sur la couverture fraîche, ces mains semblent étrangères, presque empruntées. Revient à la fissure. Revient aux mains. Revient à l'ombre. il n'y a donc rien à voir ? se demande silencieusement le crâne. L'oreille n'a pas dit grand-chose pendant tout ce temps, elle devait penser à autre chose. Elle était concentrée intérieurement sur autre chose. Et c'est juste avant la fin du jour, juste avant que la grosse boule de feu tombe dans la fissure et y disparaisse qu'elle guette le bruit final. Est-ce que finir fait du bruit ? L'oreille a des avidités comme le sexe et l'œil, une faim de fin. Les pieds ne bougent pas, ils savent ce que ça coûte. Ils restent cois. Et moi alors, dit le livre, je sers à quoi ? Toi, dit la bouche sans desserrer les dents, tu seras le mot de la fin. Boost #13 | Voix Chaque jour depuis la réception de cette proposition j’ai écrit un texte en y pensant en tâche de fond. Mais sans trop y penser. Histoire de changer de méthode. Puis une fois le dernier texte écrit ( publié sur mon site à vendredi 13 juin dans les carnets autofiction j’ai tout relu, et j’ai seulement prélevé des passages qui me semblent utiles pour indiquer un mouvement. Je ne suis pas en joie. Je ne suis pas triste non plus. Je suis entre les deux, dans cette zone d’indécision, dans l’entre-deux des états et des gestes. Au beau milieu du désœuvrement, comme un homme debout dans le courant, sans rivage. C’est comme si je me retrouvais dans une boucle temporelle. Cette impression se mêle à la grisaille de ce jour de pluie. Et si tout ça n’était qu’un éternel recommencement ? Que nous soyons les mêmes dont on se souvient puis qu’on oublie ? Nous nous oublierions même de façon autonome — ce serait l’unique progrès. De recommencement en recommencement, avec à période fixe un événement mystérieux susceptible de vider la population entière d’une époque pour la replacer dans une autre. Durant l’entretien avec le médecin de la clinique du sommeil, à un moment, il y a cette question : voyez-vous des images avant de vous endormir ? J’ai repensé à ces images avant de répondre qu’il s’agissait de monstres, qu’il s’agissait de l’absurdité la plus absurde déguisée en monstres au regard froid, glacé. C’était très exagéré. [...] Mais à cet instant, j’ai compris que je ne faisais encore une fois que m’adresser à moi. Et j’ai stoppé net. Ce n’est pas que c’était faux. C’était même plutôt juste, par moments. Calibré. Fluide. Ciselé. Mais voilà. Ce n’était pas vivant. Pas vraiment. C’était une forme qui tournait sur elle-même. Une élégance sans hématome. Un texte qui avait tout… sauf une nécessité. Dans les rêves de cette nuit me revient soudain une image, j’avais une voiture blanche, une sorte de petite fourgonnette de couleur blanche. Je l’avais garée quelque part mais je ne savais plus où. Je faisais des efforts insensés pour tenter de m’en souvenir mais ça ne marchait pas. Et plus je comprenais que ça ne marchait pas plus l’effroi m’envahissait. Ce n’était pas de la panique. C’était autre chose de plus glacial. Un constat sans appel que jamais je ne retrouverais mon véhicule. Au bout du troisième jour de panne, lorsqu’on voit comment les choses s’effondrent doucement à l’intérieur de son propre foyer, comment ne pas comprendre la métaphore, l’allégorie ? Si possible en ajouter pour accélérer le désastre. Mettre soi-même le site en panne suite à une erreur dans le fichier mes_options.php. [...] Non plus un déplaisir, non plus une colère, ni une rage, juste une forme nouvelle d’indifférence — je dis nouvelle parce que nouvelle dans ce domaine certainement, mais ancienne, archaïque dans le fond, qui consiste à toucher le fond des illusions. Journée bizarre. Travail sur le code de 5h à 11h. Mise en page à la Beckett. Sobriété avant tout. Plus d’images affichées dans les cartes. Priorité au texte. [...] Il y a beaucoup trop de choses sur ce site, comme il y a beaucoup trop de choses sur mon plan de travail ici dans le bureau, ou dans l’atelier, comme dans ma tête. En conduisant j’ai pensé que ce serait bien que cette voix dans la nuit soit celle de l’insatisfaction chronique. J’ai pensé à ça en écoutant S. me dire un de ses regrets qui sonna à cet instant comme un reproche, ou que j’ai pris plutôt comme un reproche qui m’était adressé de façon indirecte. J’ai fait le point sur tous les reproches indirects que j’avais dû essuyer durant une vie entière que j’avais fini par prendre à mon compte. Et tout ça finissait par se confondre avec cette voix dans la nuit : elle se tenait assise sur mon ventre et je sentais son poids impressionnant, j’étais oppressé, et je me disais que ça serait bien qu’elle se lève et que je ne l’entende plus. Ce ne serait pas uniquement dans le noir. En plein jour aussi désormais. Tu es sur le chemin de terre près du Rhône, tu as décidé d’avancer. Tu avances. Le corps est lourd, pesant, récalcitrant. Et toi tu lui dis d’avancer, un pas après l’autre. [...] Qui dit d’avancer, demande cette voix derrière la voix. [...] Les voix se chamaillent, elles se chamaillent toujours un peu. C’est de la distraction. C’est pour que tu ne voies pas quelque chose derrière ces voix. Se disperser n’est pas jouer. Mais quelle fatigue. Physique. Se traîner n’est pas vivre. Mais tout est en désordre. Dans ce texte, rien ne colle comme d’habitude. Ça ne prend pas. Peut-être même que ça rebute. [...] Et la fatigue qui tape en même temps que le soleil, déjà dès 10 h du matin. C’est sans doute raté pour aujourd’hui. Une fois de plus. Tu t’es encore mis à parler de quelque chose alors que tu ne voulais parler de rien. Mais la prise de conscience arrive vite, presque instantanément. Dans le texte même, au moment où il te mène par le bout du nez. C’est durant la nuit que les voix s’écartent peu à peu, d’elles-mêmes, comme ayant pris conscience de leur insignifiance. Comme si, blessées par cette prise de conscience de leur inutilité, elles avaient décidé de se taire. De laisser l’écho seul de leurs propos encore sous forme d’une présence dans la chambre. La voix qui reste n’émet pas vraiment de son, mais un flux d’images qui s’écoule ; ce pourrait être un flot de larmes s’il s’agissait d’un œil qui ne cligne pas, qui affronte le noir qui l’entoure sans entretenir l’espoir d’une clarté. Un œil grand ouvert sur le noir de la nuit avec ses vieilles peurs comme compagnie. Cette voix qui sortait à ce moment précis de ma bouche inventait au fur et à mesure qu’elle parlait de ces choses dont elle ne parle jamais. [...] Car à cet instant, j’ai compris que je ne faisais encore une fois que m’adresser à moi. Et j’ai stoppé net. Boost #12 | Saint-Bonnet À Tronçay, car nous sommes ici devant toi, l’étang. Toi, nommé tant de fois Saint-Bonnet par les vivants. Autrefois Bonet ou Bon qui vient de Bonitus jadis en langue morte. Qui donc arrive, et si tu le peux, accueillir dans tes eaux calmes, vastitude d’un coup d’œil ami, vers l’horizon. Berges sablonneuses, étoiles noires, bois flotté. Là. Ça reste là. Sous le balancement des cimes, sous l'hêtre et le chêne, on se sent bien, l’ombre après la lumière, ivre de mouvement, le corps qui flotte et s’allonge. Et pour que l'entêtement ne nous surprenne, les charmes, les bouleaux, en retrait, veillent. L'étendue entière, à l'horizon, rectitude calme. Obstination de l'eau, douce, à s'éprendre de l'aplat. Leçon reçue, enfance déjà. Mouvement des roselières, à baldingère, massettes, roseaux. Une voix, comprise encore par une partie de nous. Pas toute. L'autre se tait. Surgissement. Poule d'eau. Elle court sur l'onde. Vers les pionniers de vase et de sable encore humide, là-bas, au sud. Ce qu'on voit ici, ce qu'on entend, est plus profond que l'air. On s'en étonne, on s'en effraie, on s'en réjouit. Toute la journée, nage et jeux. Saveur des mets simples, l'appétit qui éventre doucement le panier d'osier. La petite musique que ça dit quand on dit demain, on va à Saint-Bonnet. La tête inclinée de le dire, l’œil qui cligne. Nos joies, oui, c’est bien les nôtres. Comme une petite musique qu’on ne retient pas. Silence de la route. Rouler encore. Route d’Hérisson. Sombre silhouette en ruine. Les jaunes qui explosent au soir. Verts profonds des haies et des halliers. C'est l'été. Le grain de groseille qui éclate sous la dent. Le lézard, entre les pierres disjointes. Vous êtes encore vivants. Alors que nous sommes tous morts. Codicille Exercice difficile pour qui veut raconter de mettre tout en œuvre pour ne pas le faire, et, sans doute, mais pas encore le cas ici, d’y parvenir. Boost #11ter| Nous marchions dans la nuit "Nous entendîmes l’appel des nuits bleues, des nuits de Chine, des nuits tranquilles et des autres, qui ne l’étaient pas vraiment. Nous tendîmes l’oreille. Nous fîmes cet effort répété : tendre une oreille le matin, une autre le soir. Nous prîmes soin de laisser une pause suffisamment large entre les deux. Nous désirions confectionner une caisse de résonance acceptable." ( boost#11) Nous marchions dans la nuit. Par là, sur la route qui mène de Vallon-en-Sully à Épineuil-Le-Fleuriel. Nous, ensemble, ben... pas si sûr. On disait que ça resterait dans nos têtes, cette nuit-là. P't'être bien qu'oui, p't'être bien qu'non. Un moment comme ça, ça s'attrape ou ça file. On s'en souviendra ou pas. Et ça reviendra, des années après, sans prévenir, un coup d'brise ou l'odeur du chemin. La nuit, elle, reste là, comme collée au sol. Tout bouge, sauf elle. Et moi, j'pense aux filles, aux sourires croisés à la fête. À Marie, surtout. Avec sa façon de tourner la tête quand elle rit. Pourquoi elle est pas là ? On avançait, pas trop vite, histoire de pas se disperser. On se disait qu'on était ensemble, mais sans vraiment se regarder. La route, toute droite, silencieuse, ça donne un côté un peu absurde à cette marche. On parlait, enfin, on lançait quelques mots, comme ça. Des trucs qui se perdaient avant de toucher l'autre. Parfois, un rire qui surgit, sans raison, juste pour briser le silence. Et puis, ça retombe. La nuit reprend ses droits, comme si elle nous faisait comprendre qu'on est pas grand-chose. Moi, j'pense aux bouquins, à cette phrase de Rimbaud qui disait qu'on est toujours ailleurs. Peut-être qu'on marche pour ça, pour être ailleurs, loin des mots qui nous collent aux pieds. Nous étions trois. Mais le nous était poreux, hésitant. Nous marchions ensemble sans savoir si nous étions encore un groupe ou juste trois solitudes se frôlant dans l'ombre. La nuit faisait son travail d'érosion sur nos mots, sur notre présence. On ne savait plus très bien si c'était la route qui avançait ou nous qui reculions. La nuit, c'était ce grand ventre noir qui nous avalait, un peu plus à chaque pas. Je pense à ce qu'on fera après. Pas tout de suite, mais plus tard. On va faire quoi ? Chacun de son côté, on va bouger ou rester ? Ce truc de marcher ensemble, c'est pour nous faire croire qu'on a encore un projet en commun ? On était partis de Vallon-en-Sully, avec l'idée d’aller jusqu'à Épineuil-Le-Fleuriel. À Épineuil, y a le bal. C'est peut-être aussi pour ça qu'on y va. Sans trop d'espoir. On sait comment ça se passe. Mais on y va quand même, on ne sait jamais. Pourquoi ? Bah, on s'demande encore. C'était plus pour marcher que pour arriver. Faut dire que la nuit, elle ramène tout sur le tapis, les souvenirs, les p'tits tracas, les coups d'gueule qu'on s'est jamais dits. On marche pour pas y penser, mais elle, elle nous rattrape, la nuit. Toujours. Et moi, j'pense aux promesses que j'ai faites, que j'ai pas tenues. Les mots qu'on balance comme ça, parce que c'est plus facile. Est-ce qu'elle m'attend encore ? À un moment, y a eu une bifurcation. On est restés sur la ligne droite. Comme si on pouvait faire autre chose. Le vent s'est levé, un peu de poussière dans les yeux. On a continué, mécaniquement. Les jambes avançaient toutes seules, franchement. Ça devenait presque absurde, cette marche sans fin. Comme si on se détachait de nous-mêmes. Et moi, je pense à ces lectures, les livres qui parlent de la route, du voyage, et aussi au Grand Maulnes, le dernier bouquin que j'ai lu mais jamais de cette sensation d'être planté au milieu de nulle part. On n'est pas des héros de roman, c'est clair. Mais c'est implanté certainement, on aimerait. Les odeurs changeaient parfois, des relents de terre mouillée ou de fumée. Signes que le village n'était plus si loin. Mais la nuit persistait, enveloppante. Nous avancions, ensemble ou séparément, sans vraiment nous poser la question. La marche était devenue un automatisme. Peut-être pour conjurer la peur d'être seul, même à trois. Moi, j'pense à ce qui va changer, à ce qu'on va faire après. Est-ce qu'on va vraiment partir un jour, bouger d'ici. J'ai peur que ça change comme j'ai peur que ça ne change pas. Que ça ne change jamais. Des fois l'angoisse surgit et pas des taillis, de partout qu'on soit déjà bloqués avant même d'avoir essayé. Un jour, ça reviendra, ou peut-être jamais. Ce moment, intact ou flou. Comme un vieux rêve qui traîne, qu'on arrive pas à raccrocher. Nous étions trois, mais ça s'effiloche. Chacun de son côté, mais sur le même bout d'chemin. C'était une marche de nuit, une marche de souvenirs, d'un souvenir qu'on n'avait pas encore vécu. Nous sommes revenus au petit matin par la même route. Nous étions fatigués et nous nous sentions vides. Mais c'était un vide qui ne faisait pas de mal. Un vide comme un courant d'air qui passe entre les collines et qui nettoie l'air. Boost #11bis | triptyque 1. La lumière avait viré. Quelque chose clochait. Elle brillait trop fort, mais elle ne chauffait rien. On aurait dit un néon de salle d’interrogatoire, suspendu au plafond de notre existence. D’abord on s’est dit : panne de courant. Court-circuit dans la perception. Mais non. C’était plus vaste. On a commencé à avoir des impressions — ou des intrusions. Des flashs. Une certitude sans preuve : cette lumière était un piège. Un dispositif de surveillance, peut-être. Ou pire : une simulation défectueuse. 2. C’est ainsi que nous sûmes, par minuscules tâtonnements successifs, par déduction, par hasard aussi — avouons-le — que nous étions morts depuis belle lurette. Et que le lieu que nous nommions la vie n’était pas la vie, mais une sorte de nuit, un rêve. Parfois un cauchemar. D’autres fois rien. 3. On a arrêté de plaisanter sur les pincements. Même la douleur semblait codée, enregistrée, archivée. Préprogrammée depuis l’extérieur. Alors on ne se pinçait plus. Nos routines sont devenues pesantes. Les dimanches surtout. Trop de silences suspects. Trop de latence dans les réponses. Alors on a commencé à s’exercer à la dérive. Une technique de désancrage visuel. Fixer un objet — facture impayée, vieux tube de rouge à lèvres, boîte de sardines éventrée — et attendre que la vision déborde, que le cadre lâche. Et c’est là qu’ils sont apparus. Les morts. Alignés derrière les vitres, pressés contre le verre. Des centaines. Des milliers. Des yeux vides, des bouches ouvertes. Pas un son. Comme une mise à jour suspendue. On savait qu’ils étaient là pour ça. Pour le décor. Alors on a continué à élargir le champ. Toujours plus. Cherchant une faille dans les murs, une fuite dans l’image. On ne voyait plus les murs. Seulement leur flexibilité. Et cette sensation, étrange, que même notre prison n’était qu’un prototype. Un brouillon. Qu’elle pouvait se plier. Ou se désintégrer. Boost#11 | partir à veau-l'eau Nous entendîmes l’appel des nuits bleues, des nuits de Chine, des nuits tranquilles et des autres, qui ne l’étaient pas vraiment. Nous tendîmes l’oreille. Nous fîmes cet effort répété : tendre une oreille le matin, une autre le soir. Nous prîmes soin de laisser une pause suffisamment large entre les deux Nous désirions confectionner une caisse de résonance acceptable. C’est ainsi que nous sûmes, par minuscules tâtonnements successifs, par déduction, par hasard aussi — avouons-le — que nous étions morts depuis belle lurette. Et que le lieu que nous nommions la vie n’était pas la vie, mais une sorte de nuit, un rêve. Parfois un cauchemar. D’autres fois rien. Nous nous ébaubîmes à cette nouvelle, que nous sûmes, plus tard, n’être plus très fraîche. D’autres l’avaient déjà murmuré. Mais nous n’avions pas entendu. Nous n’avions pas écouté, pas plus que nous n’écoutions le chant de la fourmi, ni l’affolement des tiges de rhubarbe face à l’éplucheur, ni le ouf du caillou qui, après avoir ricoché dix fois, végétait mille ans et mille nuits dans la vase. Nous nous ébaubîmes le matin. Nous nous ébaubîmes le soir. Nous pleurâmes nous lamentâmes étudiâmes, en passant, la musique des rires et des larmes. Mais toujours en laissant du vide entre les deux, pour sculpter de grandes carapaces de tortues. Tortues qui, dans un futur antérieur, feraient de jolies lyres. Ou d’acceptables tambours. Ou bien tout simplement de grandes tortues marines, génétiquement modifiées pour nous raconter de vive voix dans une autre vie semblable à la prochaine, la vie des grands fonds marins, la rouille des écus oubliés, et tout le dérisoire des cartes approximatives Puis nous nous fîmes pousser des ailes, par la seule force du désir et de la crainte entremêlés. Nous testâmes ainsi des paires d’ailes de toute sorte : ailes de mouche, d’éphémère, de moustique, d’alouette, de cigogne, de chérubin, de perroquet, de corbeau, de raie mantra et caetera Nous voletâmes ainsi avec application, un peu le matin, un peu le soir. Pas trop le midi, car le soleil est trop chaud et fait fondre les ombres trop aventureuses, quand il ne les durcit pas. Nous aperçûmes plusieurs fois la mer infinie. Oh non mais quel formidable ennui ! Plusieurs fois le désir ardent de la traversée s’empara de nous. Mais parfois prudents , parfois veules, parfois couards , nous décidâmes de ne pas brûler les étapes. Nous prendrions le temps. Nous saisirions le taureau par les cornes. Nous ferions grande provision d’huile de coude et de bonne volonté, de celle qu’on déniche sous les pas des vieux chevaux. Nous patientâmes. Nous étudiâmes la décomposition de nos désirs, un peu le matin, un peu le soir. Entre les deux, nous fîmes un peu de football, un peu de lecture, un peu de travail alimentaire. Car même morts, l’habitude d’engloutir a la dent dure. Boos#10 | versets renversés déversés Chant 1 Aller ! où tremble la structure même du connu, là où les parois hésitent, là où le sol ne consent plus. Où le monde, sans bruit, se recompose sous le pas. Où ce qui tient, ne tient qu’à peu.Je ne suis pas tombé. Je n’ai pas bougé. Mais j’ai senti sous moi le manque, et ça m’a traversé comme une absence lente. Plus loin ! vers les tiges dressées, vers les champs réguliers du presque rien, vers l’infime vacillement que le vent effleure à peine, et pourtant : tout y est en attente.J’avance sans marcher. Le paysage ne bouge pas. Mais mes yeux savent que je ne suis plus là où j’étais. Et au-delà, les murs qu’on reconstruit, les formes qu’on réinvente autour d’un verre, d’une lumière, d’un silence. Ce n’est pas chez soi, non. Mais c’est là. Et parfois, cela suffit.J’ai posé la cuillère comme on tend un piège à la mémoire. J’ai laissé la lumière jouer sur les murs et j’ai fait semblant d’y croire. Se hâter, se hâter ! De nommer le moment avant qu’il se replie, de tenir la langue avant qu’elle oublie sa place, de saisir l’interstice entre le cri et son ombre. J’ai vu le cri se décoller de moi. Je ne parlais plus. J’étais ce qui reste quand la voix a fui. Aller ! dans la terre, creuser, résister, tomber, recommencer. Dans la boue, dans le pli, dans le poids, la terre parle par le corps, et le corps s’en souvient. Je me suis allongé. Elle m’a accueilli sans poser de question. J’ai entendu le lapin, les herbes, la pluie. J’ai compris qu’elle ne mentait pas. Plus loin, plus loin ! là où le mot peur a mille visages, là où l’on craint d’oublier ce que c’était, là où l’ennui sauve, et le silence dévore. J’ai eu peur de tout. De moi, des autres, de ne plus sentir. J’ai eu peur d’avoir peur pour rien. J’ai eu peur que ce soit tout ce qu’il reste. Et au-delà, les portes. Portes vraies, fausses, entrouvertes, murées, répétées. Une infinité de seuils pour un seul passage. On entre. Toujours. Je suis passé. Je ne sais plus où. J’ai refermé, peut-être. Ou laissé tout ouvert. Se hâter ! de tenir tête à tout ce qui nous plie, au plafond faux, aux voix molles, aux cravates serrées, se hâter de devenir mer, de se dissoudre au bon endroit. J’ai tenu tête à la chaise. Au couloir devenu océan. J’ai tenu tête à moi-même. Et j’ai perdu. Doucement. Et au-delà, la rue du bout du monde, les étoiles qui veillent sans se souvenir, les ports qui ne savent plus accueillir, l’instant qui hésite à se nommer. Je suis resté là, entre deux silences. Un pas dans le vide. Et rien de plus. Chant 2 Aller ! où tremble la structure même du connu, là où les parois hésitent, là où le sol ne consent plus. Où le monde, sans bruit, se recompose sous le pas. Où ce qui tient, ne tient qu’à peu. Je ne suis pas tombé. Je n’ai pas bougé. Mais j’ai senti sous moi le manque, et ça m’a traversé comme une absence lente. Plus loin ! vers les tiges dressées, vers les champs réguliers du presque rien, vers l’infime vacillement que le vent effleure à peine, et pourtant : tout y est en attente. J’avance sans marcher. Le paysage ne bouge pas. Mais mes yeux savent que je ne suis plus là où j’étais. Et au-delà, les murs qu’on reconstruit, les formes qu’on réinvente autour d’un verre, d’une lumière, d’un silence. Ce n’est pas chez soi, non. Mais c’est là. Et parfois, cela suffit. J’ai posé la cuillère comme on tend un piège à la mémoire. J’ai laissé la lumière jouer sur les murs et j’ai fait semblant d’y croire. Se hâter, se hâter ! De nommer le moment avant qu’il se replie, de tenir la langue avant qu’elle oublie sa place, de saisir l’interstice entre le cri et son ombre. J’ai vu le cri se décoller de moi. Je ne parlais plus. J’étais ce qui reste quand la voix a fui. Aller ! dans la terre, creuser, résister, tomber, recommencer. Dans la boue, dans le pli, dans le poids, la terre parle par le corps, et le corps s’en souvient. Je me suis allongé. Elle m’a accueilli sans poser de question. J’ai entendu le lapin, les herbes, la pluie. J’ai compris qu’elle ne mentait pas. Plus loin, plus loin ! là où le mot peur a mille visages, là où l’on craint d’oublier ce que c’était, là où l’ennui sauve, et le silence dévore. J’ai eu peur de tout. De moi, des autres, de ne plus sentir. J’ai eu peur d’avoir peur pour rien. J’ai eu peur que ce soit tout ce qu’il reste. Et au-delà, les portes. Portes vraies, fausses, entrouvertes, murées, répétées. Une infinité de seuils pour un seul passage. On entre. Toujours. Je suis passé. Je ne sais plus où. J’ai refermé, peut-être. Ou laissé tout ouvert. Se hâter ! de tenir tête à tout ce qui nous plie, au plafond faux, aux voix molles, aux cravates serrées, se hâter de devenir mer, de se dissoudre au bon endroit. J’ai tenu tête à la chaise. Au couloir devenu océan. J’ai tenu tête à moi-même. Et j’ai perdu. Doucement. Et au-delà, la rue du bout du monde, les étoiles qui veillent sans se souvenir, les ports qui ne savent plus accueillir, l’instant qui hésite à se nommer. Je suis resté là, entre deux silences. Un pas dans le vide. Et rien de plus. Codicille Il existe, en marge du chant 1 , une autre version. Une voix seconde, discrète, fragmentaire, plus exposée. Dans cette variation à deux voix, le texte se dédouble : une voix pousse, l’autre vacille ; l’une scande l’élan, l’autre murmure le doute. C’est une manière d’ouvrir la consigne, non pour la contourner, mais pour en creuser la respiration. Une parole à deux temps, qui dit la traversée et la résistance — non plus comme un seul souffle, mais comme un dialogue intérieur, entre le pas décidé et le pied qui tremble. Ce n’est pas une rupture, c’est un bonus. Un écart légitime. Une modulation. Un contre-chant qui s’est imposé seul, et qui prolonge l’expérience, non par effet, mais par nécessité. Boost #09 | ritournelle Durant un instant les parois tremblèrent, tout ce qui était solide le fut beaucoup moins. Non pas qu'on eut besoin de toucher quoique ce soit dans ce périmètre, ça se sentait. Quelque chose qui remontait du sol, ou plutôt un souvenir de sol. Quelque chose qu’on avait volontairement, ou pas, oublié. Une friabilité discrète, jusque-là tenue à distance, s’insinuait à nouveau. Et lorsqu’elle devient évidence, on commence à recomposer la carte du monde, la sienne en tout cas. L’air se dilate, les formes hésitent. Il ne s’agit pas de peur. Plutôt un trouble inframince, diffus. On se redresse, on veut traverser. Et là, quelqu’un éteint la lumière, la rallume. Le temps d’un geste, le monde revient à sa place. Les objets ne bougent pas, mais désormais on sait : tout cela tient à peu. Ce qui était connu ne l’est plus C’est une ligne, un seuil, une limite. On ne sait pas si on l’a déjà franchie. Il y a ce champ, un champ de tiges, infiniment régulier, infiniment fragile. Elles oscillent au moindre souffle. Rien de spectaculaire : juste cette sensation que le sol lui-même vacille, tout en tenant. Il suffirait de très peu pour que ça bascule. Mais rien ne bascule. On attend. Peut-être qu’on a toujours attendu. Le vent est léger, presque fictif. Les tiges se déplacent sans bruit. Un silence d’avant ou d’après. On ne sait pas où mettre les pieds. Alors on ne bouge pas. Et pourtant on avance. C’est imperceptible, comme une dérive. Le paysage ne change pas, mais l’œil, lui, enregistre un déplacement. Lent. Obstiné. Presque invisible. On tient debout. On tient le fil. Mais on sait aussi que tenir n’est pas tout. Pas un chez-soi. Mais on fait comme si. On réorganise les gestes. On pose les objets familiers aux bons endroits. Une cuillère, un verre, un livre. L’ensemble flotte un peu, bancal mais suffisant. La lumière joue sur les murs comme si elle les reconnaissait. On ne cherche plus à comprendre. On occupe. On s’installe sans y croire. Ce n’est pas chez soi, non. Mais c’est là. Et pour un temps, ça suffit. Boost #08 | moments, traversées du temps jour 1- Émergence 1. D’abord reconnaître ce qui fut connu sans y penser. L’enfouissement. La répétition des cycles. L’oubli. L’attente. L’oubli de l’attente. Mille espérances. Mille diversions. Se tenir devant un immense champ de tiges. Jeunes pousses tremblantes, vacillantes. Une infinité d’arrachements possibles. 2. Le croire et le savoir se dressent. Montagnes. Gouffres. La fatigue s’en ressent déjà d’avance, mais quand même y aller. 3. C’est dans l’horizontal, dans le méandre horizontal en serpentant selon sa nature sans la forcer que l’apprentissage de l’inertie s’acquiert. Immense victoire. Mais silence. 4. L’étalement permet de sentir mieux la vibration, d’en apprendre le souffle, bientôt un autre seuil entre celui qui sent et ce qui remue en tout sera franchi. Pulsation générale dont on ne sortira pas indemne. 5. Enfin, ce moment plus ou moins long recréer le mur la paroi mais autre. Ce ne sera jamais plus ce sera toujours pareil. Mais on s’y fait. Jour 2 – Contretemps Moment où l'on doute du moment, moment d'effroi, moment où jaillit la brûlure du premier ridicule, moment de colère moment de peine, sale moment à traverser Moment où l'ennui nous sauve du moment moment d'un point de vue, moment désespéré mais tenace moment du naufrage, des récifs, du phare et de la plage Moment où cohabite blanc et noir chaud et froid pour et contre, moment dilatation-repli Moment au centre de la terre, encore plus profond d'un moment à l'autre, le moment où l'on voit l'étendue de l'ennui dans ce même moment, avec des stalactites et stalagmites Concrétion monumentale du moment vers le haut vers le bas où s’épuise la verticale où le désir n’a plus que l’horizon pour reculer Jour 3- moment pivot Stop. Sang chair os nerfs et tendons stop ! le mot ment mais mieux beaucoup mieux que le moment de vérité. le mot ment mais en mentant il dit vrai plus que le vrai. Moment de retour au moment pour ce qu'il est : un moment entre deux gouffres. Moment du souffle court. Moment du cri réprimé. Moment du silence qu'on roule entre ses dents. Moment de la rage de dent qu'on traverse. Moment étudiant la douleur vive de la rage dedans. (puis moment plateau) Moment d'apaisement. Moment de victoire. Moment de toute puissance. Moment du hourra. Moment où le dehors et le dedans enfin sont tenus à distance. Jour 4- Rémanence Moment suspendu. Moment suspendu dans le suspendu. Moment au bord du dernier élan. Moment sans exigence. Moment où la langue ne sait plus s’agencer mais continue d’être bouche. Un moment n’a plus besoin d’être compris. Un moment s’éprouve à rebours. Un moment redescend les escaliers de la parole. Un moment glisse sous la peau des mots. Un moment cherche une place dans l’espace qu’il défait. Moment d’absence non vide. Moment pas encore souvenir. Moment qui insiste, mais bas. Moment de rien, mais à part. Moment en-deçà du moment. Moment qui s’endort en soi. Moment bercé par son propre balancement. Moment sans nom qui a eu tant de noms. Moment qui n’est plus un moment. Mais qui reste. Jour 5- Moments sans suite Moment du mot trop net. Moment sans souffle. Moment sans vacillement. Moment machine. Moment relu, non pour comprendre, mais pour y trouver ce qui manque. Rien. Moment qu’aucune voix ne rattrape. Moment réduit à sa surface. Moment qu’on ouvre et qui expose. Moment trop nu pour être partagé. Moment qui se referme. Non par sagesse, par instinct Moment muré. Moment sans suite. Moment où le silence est seul possible. Moment, enfin, de la seule lutte qui vaille : une haine propre une maladresse. Boost #07 | deux formes inédites de conjuration. CONJURATIONS 1 1. Je sera on, il y aura un top de départ, une date, une heure, on sera tous réunis ici dans ce même point, toutes les lignes de temps seront remises à zéro, une bonne fois pour toutes. A partir de là on verra si on a envie de dire je à nouveau. 2. Tout sera court il le faudra ce sera dur peu y arriverons et le reste ne gagnera rien par chance. 3. Je me tairai. La lumière viendra à l’heure prévue. Je me tairai. 4. On saura bientôt ce que nous saurons bien plus tard ce que nous regretterons de ne pas savoir avant. 5. L’oiseau chiera. La merde choira. La gravité sera élucidée. Une fois. Pour toutes. 6. Tu carabistouilleras avec allégresse la lèche-frite qu'on te tendra en t'implorant de goûter aux délices de papouilles, non, ce sera peau de balle et balayette, à la pire aînée tu souhaiteras de trouver la fève de coiffer la coiffe tandis que tu agiteras ta trompe et tes larges oreilles esclave de toi-même t'aérant avec un masque aquatique et une paire de palmes. 7. On retournera le matelas. Le monde sera neuf. La fraîcheur pénétrera l’insomnie. 8. On saura bientôt ce qu’on saura plus tard. Ce qu’on regrettera de ne pas savoir avant. 9. Nous reviendrons nous asseoir sur ce banc, il y aura un jeune homme, nous ferons semblant de ne pas le reconnaître et lui de nous ignorer, le seul moyen de dépasser la gêne sera de ne rien dire, surtout pas. 10. Tu bigueuleras, ténu, soulogrèphe. Tu sautilleras jusqu’à la nef. Le bouffon tendra sa coiffe. Tu seras élu capitaine. Dispensé de ramer. Tu diras : Cap au Nord ! Qui m’a piqué mes mitaines ? 11. Tu carabistouilleras la lèche-frite. On t’implorera : Capoue. Tu répondras : peau de balle, balayette. À la pire aînée, la fève, la coiffe. Et toi : trompe agitée, palmes aux pieds, esclave de toi-même sous masque aquatique. 12. Tu re-sucreras les fraises. Une fois sera déjà trop. 13. Tu t’entêteras jusqu’à perdre la tête. Enfin : doigt vengeur pointé vers l’infini. Qui bâillera avec ta bouche close, là-bas, sur la mousse d’une vieille souche. Conjurations 2 Déboucher le champagne à l'arrivée des fourmis dans la cuisine, fêter ça dignement sans aller jusqu'à être pompette, prendre des nouvelles de la reine, les petits vont-ils bien, et votre époux, et votre cour toujours Versailles, puis mettre tout ce monde à la porte en disant désolé ma patience à des limites. Se beurrer le front de beurre fondu tièdi, faire craquer les phalanges, écarter les doigts de pied en accordéon, puis lassé reprendre ses vieux oripeaux d'épouvantail retrouver ses potes corbeaux. Gratter jusqu'à l'os la peau de ce vieux rêve ancien, mort depuis des lustres au fond d'un vieux grenier, le voir protester, geindre, ricaner, laisser tomber sans oublier de se sucer les doigts. Péter dans la soie, s'en vanter avec un porte-voix et descendre l'avenue en amassant derrière soi la foule des badauds puis soudain disparaître rouge de honte au coin d'une rue. Boost #06 | n'abandonne pas. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Le front s’affaisse, les joues se délitent, les paupières hésitent entre l’ouverture et l’effondrement. La bouche veut parler, mais elle n’est plus qu’une fente molle d’où ne sortent que des lambeaux de souffle. Le nez, excentré, penche dangereusement vers l’oreille, aspiré par un vortex invisible. Mais il est là. Encore. Il s’accroche. Il ne lâche rien. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Trop de plis, trop de creux, trop de failles. La peau est un terrain instable, parcouru de cratères et de vagues brusques. L’habitude de la continuité s’efface. Ce qui était hier un regard est aujourd’hui une ride, demain un repli sans nom. Tout glisse, tout fuit, mais lui, il s’agrippe à ce qu’il peut. Il cherche une prise, une ancre, un point fixe dans l’avalanche de chair en mouvement. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Les visages affluent, s’agrègent, s’avalent. Il y en a trop. Empilés, comprimés, étouffés les uns par les autres. Des visages se mangent, s’absorbent, se fondent en une matière indécise. Il tente de se dégager, de se détacher de cette masse. Son propre visage n’est plus qu’un souvenir flou, un mirage dans la pâte humaine qui l’aspire. Mais il refuse la dissolution. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Il y a l’invasion. De l’intérieur, des grimaces s’insinuent, des rictus s’infiltrent, des expressions étrangères s’installent. Une bouche qui n’est pas la sienne s’étire là où il n’y avait rien. Un œil inconnu s’ouvre au creux du menton. Il combat, il repousse, il ferme les portes de sa chair, barricade ses pores, bloque l’accès à l’étranger. Il se défend. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Et quand tout aura sombré, quand il ne restera plus que des fragments épars, des lambeaux sans cohérence, il y aura encore une résistance. Une lueur dans un regard brisé. Un spasme de volonté dans la chair disloquée. Un dernier vestige qui dira : je suis là. Encore. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Boost #05 | au bout du cri Le cri s’est détaché de la gorge, mais ce n’était plus une voix humaine. Ce n’était plus rien qui puisse être ramené au langage. Une onde. Un râle inversé, aspiré par l’invisible. Et pourtant, ce cri ne disparaissait pas. Il se réfractait sur lui-même, se propageait en dehors du temps et de l’espace, trouvant un point d’ancrage dans la matière. Il devenait autre. Il s’arrachait de sa source, se dédoublait, s’emplissait d’une présence qui n’était plus celle du corps qui l’avait émis. Son double naissait dans l’ombre projetée des parois du souterrain, une silhouette mouvante faite de l’écho d’un cri qui ne voulait pas mourir. Une matière vocale qui n’était plus la sienne, plus celle d’aucun organisme. Quelque chose de refoulé par la réalité même. Là où tout s’écroulait, où la chair s’effondrait sous le poids des siècles accumulés, l’ombre se détachait lentement. D’abord un frisson, puis la silhouette se coagula, noire sur le béton craquelé, dans ce labyrinthe où les voix humaines étaient mortes depuis longtemps. Elle s’extirpait du cri, le déchiquetait de l’intérieur, le recomposait en un son non terrestre, un écho d’une époque où l’humanité n’avait pas encore prétendu à son propre mythe. Les bottes marchaient quelque part au-dessus, mais ce n’étaient plus des bottes humaines. Elles faisaient vibrer la terre comme si l’univers se rétractait à chaque pas, une pression insoutenable contre les parois de la raison. Les dirigeants là-haut, ces entités décharnées, hurlaient des ordres qui se transformaient en poussière avant d’atteindre la moindre oreille. La langue du pouvoir n’était plus audible, noyée dans un ultrason de décomposition. Le double grandissait sur la paroi, d’abord flou comme une réminiscence mal encodée, puis net, affûté comme une lame. Il tournait lentement sa tête sans visage. Il ne parlait pas. Il ne pensait pas. Il était l’inversion du cri, la négation de toute parole, une présence qui ne cherchait rien, sinon à être. Et cela suffisait à pulvériser tout ce qui se tenait encore debout. Le narrateur, s’il en restait un, s’effaçait. Sa gorge était une cicatrice d’où ne pouvait sortir qu’un râle brisé. L’ombre était passée de l’autre côté, derrière les murs, infiltrant la structure de la réalité elle-même, et avec elle, le cri devenait un trou dans le monde. Un vortex inversé, aspirant le dernier semblant de narration. Les murs tremblaient sous l’impulsion du cri, une déflagration muette qui parcourait la matière comme un virus à la recherche de son hôte. La structure du réel se fissurait lentement, libérant dans l’air une odeur de métal brûlé, un goût d’électricité statique sur la langue. On aurait dit que le souterrain lui-même essayait d’expulser quelque chose de trop ancien, de trop énorme pour être contenu. Et puis, une lueur. Une irisation étrange, spectrale, suintant des interstices du béton. Ce n’était pas la lumière telle qu’on la connaissait. Ce n’était pas non plus une ombre. C’était l’interstice, la ligne fragile entre la substance et son reflet. Là, une forme se dépliait, longue, ondulante, comme si elle était tissée dans la trame même de l’espace. Elle se détachait du mur lentement, surgissant du cri lui-même, un écho matérialisé qui refusait de s’éteindre. Sa texture fluctuait entre le solide et le liquide, entre le tangible et l’illusion. Elle n’avait ni yeux ni bouche, et pourtant elle était là, consciente, entièrement tissée de ce cri qui ne voulait pas mourir. Les murs s’effritaient autour d’elle. Quelque chose se rétractait, une force inconnue refaisant surface après des millénaires d’oubli. Ce cri avait traversé le temps, s’était imprimé dans la structure même de la réalité, et maintenant, il appelait à lui son propre double, sa propre essence détachée du monde matériel. Les bottes continuaient de résonner au-dessus, mais elles semblaient de plus en plus lointaines. Comme si elles n’avaient jamais eu de substance. Comme si elles n’avaient été qu’un vestige, une hallucination collective imposée par un système à bout de souffle. Il n’y avait plus de dirigeant, plus d’ordre, plus de structure sociale. Seulement l’ombre grandissante sur la paroi, tissée dans la vibration même du cri, prête à s’effondrer sur le monde. Le narrateur n’avait plus de corps. Il était passé de l’autre côté, aspiré par l’onde. Il n’était plus qu’un regard suspendu dans l’éther, un témoin d’une apocalypse qui n’avait pas besoin de feu ni de cendres. Une apocalypse de l’être, un effondrement du moi, une chute libre dans l’abîme où les concepts mêmes se dissolvaient. Et puis, plus rien. Juste l’écho du cri, étiré à l’infini, réverbérant contre les parois d’un monde qui n’existait plus. Mais dans ce vide, une vibration. Une pulsation à peine perceptible, suspendue dans la matrice éteinte du réel. Une contraction, un battement primitif. Et puis, une forme embryonnaire, baignée dans un éclat blanc aveuglant, flottant dans un liquide sans origine. Quelque chose renaissait, en attente, tapi dans l’interstice du néant. Pas encore. Pas tout de suite. Mais bientôt. Boost #04 | Tenir une conque contre son oreille — tenir tête à la lumière sans éclat du faux plafond — tenir tête à la moquette trop lisse pour être honnête — tenir tête aux cadres accrochés comme des trophées morts — tenir tête à l’odeur de sueur et de déni — tenir tête aux regards cireux repus de pouvoir — tenir tête à la chaise droite, au dos contraint, à l’humiliation physique — tenir tête aux cravates trop serrées sur les cous congestionnés — tenir tête au soupir agacé, au cliquetis du stylo, au raclement de gorge qui juge — tenir tête au bilan qu’on te tend comme un couperet — tenir tête au vice-président et à sa voix sans contours — tenir tête à la réprimande sur la tenue vestimentaire — tenir tête au président rubicond et à son assentiment pavlovien — tenir tête à l’envie de s’excuser, de flancher, de ployer — tenir tête à la posture du coupable, au regard baissé, au dos voûté — tenir tête aux phrases creuses, aux mots morts, aux verdicts pré-écrits — tenir tête à la tentation de céder au remords de surface — tenir tête aux illusions du repentir feint — tenir tête à l’air vicié, au formol administratif, à la pièce close — tenir tête au décor qui pèse comme un jugement — tenir tête au monde qui attend qu’on se couche — tenir tête au silence de tribunal — tenir tête à la marée intérieure qui monte — tenir tête à la conque imaginaire collée à l’oreille — tenir tête à la brise qui n’existe pas mais souffle quand même — tenir tête à la mer qui se glisse entre les mots des puissants — tenir tête à la mouette muette dans la lumière d’un faux soir — tenir tête au désir de fuir pour de bon — tenir tête à l’ordre invisible, à la voix du dedans qui se lève — tenir tête à la pièce qui retient, à la chaise qui colle, au pouvoir qui assiège — tenir tête à leurs protestations, à leurs regards qui vacillent — tenir tête à la dernière phrase, à la rupture, au dérapage assumé — tenir tête au couloir devenu océan — tenir tête à la ville qui se dissout, à l’instant de bascule — tenir tête à la mer qu’on devient Boost #03 | Quelles peurs ? J’imagine qu’il a eu peur du noir, évidemment, mais aussi de ce qu’il ne voyait pas dans la lumière. J’imagine qu’il a eu peur de l’abandon avant même de savoir ce que c’était, peur de n’être pas regardé, pas appelé, pas choisi. J’imagine qu’il a eu peur du silence, puis peur du bruit, puis peur du silence à nouveau, comme si les deux se passaient le relais pour mieux le broyer. J’imagine qu’il a eu peur de l’invisible, mais pas celui des contes ou de Lovecraft, plutôt celui des chiffres, des algorithmes, des serveurs enfouis dans la terre. J’imagine qu’il a eu peur de ne plus rien éprouver, peur que sa peur elle-même soit une illusion. J’imagine qu’il a eu peur de la transparence, de l’aseptisé, du tiède, du non-sens maquillé en bonheur. J’imagine qu’il a eu peur des phrases trop courtes, des pensées trop simples, des slogans en bandoulière. J’imagine qu’il a eu peur des bibliothèques, de leur promesse intenable, de tout ce qu’il ne lirait jamais. J’imagine qu’il a eu peur d’avoir cru qu’il fallait tout comprendre. J’imagine qu’il a eu peur d’avoir oublié comment on avait peur, peur que même le mot peur lui échappe. J’imagine qu’il a eu peur d’être là, sans fonction, sans rôle, sans mission, juste présent. J’imagine qu’il a eu peur d’échouer, puis peur de réussir, peur de n’avoir jamais vraiment essayé. J’imagine qu’il a eu peur de son propre corps, de son vieillissement, de sa maladresse, de son inertie. J’imagine qu’il a eu peur de Dieu, puis peur de l’absence de Dieu, puis peur de ne même plus savoir ce que signifiait ce mot. J’imagine qu’il a eu peur des autres, peur de leurs jugements, peur de leurs attentes, peur d’y répondre à côté. J’imagine qu’il a eu peur de rater, puis peur que rater ne veuille plus rien dire. J’imagine qu’il a eu peur de n’être qu’un reflet, peur d’avoir été vidé de lui-même sans le savoir. J’imagine qu’il a eu peur de la fatigue, peur du trop tard, peur de la répétition. J’imagine qu’il a eu peur d’être lucide, puis peur de ne plus l’être. J’imagine qu’il a eu peur de ne plus jamais être touché, ému, déplacé. J’imagine qu’il a eu peur d’écrire, peur de se taire, peur que le langage ne l’abrite plus. J’imagine qu’il a eu peur de se souvenir. J’imagine qu’il a eu peur de ne plus croire. J’imagine qu’il a eu peur d’avoir peur pour de bon. Boost#02 | Le texte et la faille La porte était basse et noire et derrière c’était un couloir de boue où les bottes accrochaient. Une porte en métal blanc s’ouvrait sur une lumière crue et la table d’auscultation. La porte pivotait à moitié et la pièce derrière n’était qu’attente et néon clignotant. Porte vitrée trouble et dans la pièce une odeur d’amidon et des rideaux qu’on ne bouge pas. Une poignée ronde et froide et un sol en lino collant avec des papiers froissés sur le bureau. Une porte à trois battants et derrière les cris d’une télé toujours allumée. Une porte qui raclait le sol et ouvrait sur une salle à manger vide avec une nappe en plastique. Je poussais une porte sans poignée et l’intérieur sentait la pluie et les chiens. La porte s’ouvrait à l’envers et derrière un fauteuil marron pelé et une lampe sans ampoule. Une porte qui grinçait en continu et dans la pièce des cadres tordus, des chaussures sans paire. Une porte coulissante trop légère pour être vraie et derrière un mur rose et une fissure. Une porte entrouverte laissait passer un filet de voix et derrière c’était l’hiver sur le carrelage. Une porte repeinte dix fois et chaque couche racontait un silence et une honte. Derrière la porte verte il y avait un banc contre le mur et une cage vide au plafond. Je touchais la porte du bout des doigts et la pièce derrière respirait à peine. Une porte peinte couleur chair et dans la pièce une table renversée, des miettes, des mouches. Porte d’angle qui tenait mal et dans l’angle un lit en fer, matelas crevé, couverture qui pue. Une porte en contreplaqué qu’on oublie et derrière le silence exact d’un matin sans personne. Une porte identique à cent autres et dedans la poussière seule faisait du bruit. Une porte vernie s’ouvrait sur un miroir cassé où mon visage n’avait plus ses contours. Une porte si fine qu’elle pliait au vent et derrière un évier, deux assiettes, rien d’autre. Porte lourde et grise et derrière une odeur de linge mouillé et de radiateur brûlant. Je pousse une porte et dedans c’est le couloir d’un hôpital que je n’ai jamais quitté. Une porte verte s’ouvre sur un escalier en colimaçon qui descend vers l’eau ou vers rien. Une porte entrouverte encore, et dans la pièce une lumière basse et des ombres sans corps. Porte battante et dans la pièce les murs pleuraient, la peinture s’écaillait comme une peau. Une porte peinte au pochoir et derrière des silhouettes figées dans l’attente de quelque chose. Je repousse une porte ancienne et tout est à sa place sauf moi. La porte de derrière n’est pas une sortie, elle ouvre sur un grenier où le silence est replié sur lui-même. Une porte sans serrure et derrière un rire bref, un frisson, une assiette vide sur la table. Porte pleine et mate et dans l’ombre un manteau suspendu flotte comme un fantôme. Une porte cadenassée qui s’ouvre quand même et dedans c’est mon corps allongé, endormi. Porte de cave et l’humidité s’infiltre jusque dans les phrases qu’on ne dit pas. Je pousse la dernière porte et elle donne sur un mur, mais j’entre quand même. Boost#01| La terre ST1 — La terre, mouvement silencieux La terre est un début. La terre est là. Évidemment. Sous nos pieds. Sous les chaussures, sous les roues, sous les corps qui tombent. Elle est là, présente, pesante, indifférente. Un tapis solide qui absorbe tout. Sol sec, sol mouillé, sol dur, sol meuble. Noire, brune, ocre, rouge. Elle se décline en teintes de fatigue, en strates de patience. Elle ne dit rien. Mais elle sent. Une seule odeur. Une odeur de terre. Une évidence muette. La terre est un ventre vieux qui avale tout. ST2 — La langue par et dans la terre On gratte, on creuse, on ratisse. On entaille, on soulève la motte. Les ongles se remplissent de boue, la paume devient rugueuse. Ça colle, ça tient, ça ne part pas si facilement. La terre aime s’accrocher. Elle résiste sous le fer de la pioche, crisse sous la lame, s’effondre sous la pelle. On l’ordonne en sillons, on lui assigne un rôle : ici, les légumes ; là, un mur. Ailleurs, elle reste ce qu’elle est : compacte, silencieuse, immobile. La charrue fend la terre, la herse l’émiette, le semoir l’ensemence. Mais sous tout cela, il y a le mot terre, à défaire comme dans un jeu de poupées russes. ST3 — Soi-même dans le rapport à la terre La terre est une mémoire qui ne parle pas. Mais elle marque. Sous les ongles, sous les semelles, sur la manche du manteau. Même après lavage, elle est là. Elle pèse dans la brouette, tire les bras, casse le dos. Elle parle dans les corps, plaque un accent au fond de la gorge. On croit pouvoir la dire, sans se mouiller. Mais elle trahit celui qui fait semblant. Elle préfère trahir que d’être trahie. Elle s’effondre sous les pas trop sûrs. Elle est friable quand ça lui chante, grasse, salope sous la pluie, offerte au soleil. Et puis, après des années, elle devient sage comme une image. Elle sourit : viens, la soupe est chaude. Quand on s’allonge auprès d’elle, c’est alors autre chose : Un creux qui épouse le dos, la tête qui dépasse, comme à la plage. Et tout un monde à ras du sol : les herbes qui ondulent, les insectes qui dansent, le linge qui claque. Et le lapin saigné, dépecé, qui goutte à goutte l’emplit de quoi tenir l’hiver. La terre est là, même en ville. Sous le béton, dans les nids-de-poule, dans l’odeur de l’orage. On peut tenter de l’éviter, elle reste. Elle colle aux semelles, s’infiltre dans la bouche. Elle résiste. Elle fait son travail. Un jour, elle nous reprendra tous. ST4 — Dictionnaire de la terre La terre est une main qui tient ce qu’on oublie. Le hallier : un gros buisson touffu composé de ronces, où se réfugie le gibier. On dit aussi broussaille, fourré. La terre est un livre. On gratte la page, on tourne la page. Strate après strate. Elle garde les os, les soldats, les anonymes. Elle égalise les abattis. Elle prépare un futur souvenir de nous. La brande : formation végétale de type lande, issue d’une déforestation ancienne. La terre est une définition impossible. Elle est tout ce qui est là, ce qui fut, et ce qui sera sans nous. #Boost #00 | 6°10' Latitude sud, océan Indien. Les ruelles serpentent, étroites, humides, prises dans la touffeur nocturne. Des ombres y passent, épaules basses, visages burinés par le rhum et l’attente. Ici, à Stone Town, la nuit exhale ses parfums d’épices sèches et de pierre oubliée. Au matin, le port se dévoile dans une brume jaune. Les boutres y reposent, voiles repliées comme des peaux mortes. L’air est dense, chargé de sel, de gasoil et d’anciens départs. Quelques hommes veillent, debout dans le jour qui se lève, les traits figés. Ils ne parlent pas. Ils regardent, et leurs yeux, disaient les vieux, brillent « comme la publicité », sans y croire. Dans les enchevêtrements de ruelles, temples hindous et mosquées s’adossent. Les minarets pointent un ciel encore laiteux. Les portes sculptées — ferronneries lourdes, bois tannés — ferment des cours intérieures où la mémoire suinte, entre les traces d’esclaves et de contrebande. On dirait que les murs ont conservé l’odeur du sang, comme à Sébastopol, disaient-ils. Le marché de Darajani bruisse. Une rumeur épaisse, des voix rudes, une tension sous-jacente. Les étals débordent : poissons tranchés, chairs brillantes, épices pourpres, légumes éclatants. Les mains s’agitent, les prix claquent. Dans la foule, des silhouettes voilées traversent, leur pas sûr, gestes souples, regard à peine fuyant. Elles ne craignent rien. La nuit revient sur les Forodhani Gardens. Une à une, les lanternes s’allument, trouant la pénombre. Le vent ramène les odeurs de grillades et d’algues. Entre les cargos modernes, les boutres glissent, lents, spectres d’un monde qui ne s’est jamais éteint. L’océan chuchote à voix basse. Le Palais des Merveilles se tient là, massif, ses balcons de fer dessinant l’épure d’un théâtre vide. La façade luit un instant, puis s’éteint. Le bâtiment semble contenir tout ce qui fut, tout ce qui ment. C’est une coulisse pour drames sans spectateurs. Et la rue du bout du monde ? Elle ne mène nulle part. Elle s’achève ici, dans cet entrelacs d’odeurs, de silences et d’attentes. Entre deux temps, entre deux ports. On ne sait plus si l’on vient ou si l’on part. Le ciel, lui, s’en fiche : les étoiles veillent sans mémoire.|couper{180}

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