octobre 2021
Carnets | octobre 2021
Le retour
« C’est le sort qui lance les dés », disait-il. Et, une fois cette affirmation posée, il se taisait durant quelques instants avant de porter le verre à ses lèvres et d’avaler cul sec le contenu. Je ne me souviens plus dans quel boulot nous nous étions rencontrés. Un travail sans qualification, mal payé, et qui suçait notre substance de l’aube au crépuscule ; un travail qui nous aspirait vers le bas, vers le degré zéro de la pensée, et nous tentions de nous échapper parfois de cette fatalité en allant au bar du coin. On faisait un loto ou un tiercé chaque semaine et on restait là, accoudés au comptoir, la plupart du temps silencieux, anesthésiés, sursautant de temps en temps lorsque la jeune femme, une nouvelle serveuse, échappait un plateau. Le bris de verre, tout à coup, nous extrayait de quelque chose, de notre lassitude sans doute ; oh, pas longtemps, je dirais à peine un quart de seconde, ce qui était suffisant pour saisir l’existence de mondes parallèles auxquels l’accès nous échappait. Lucien appelait cet empêchement chronique, selon l’humeur, le sort, le destin ou la fatalité. Il venait de quelque part en Afrique. Du Cameroun, je crois, encore que je ne sois pas très sûr. Des types comme lui, j’en ai rencontrés pas mal dans tous ces jobs. À la fin, peu importait les noms des pays. Je ne m’encombrais plus la mémoire. D’ailleurs eux non plus, je crois. Ils ne parlaient guère des départs et encore moins des retours. C’est en prenant le train à la gare de l’Est, un soir avec lui, que je vis qu’il n’avait pas d’abonnement. Il achetait ses tickets à l’unité. Possible que la boîte ne lui remboursât pas la carte cinq zones qui coûtait un bras. Il achetait au coup par coup de temps en temps, mais, m’avoua-t-il, la plupart du temps il fraudait. « Aux heures de pointe, il n’y a presque jamais de contrôle », ajoutait-il. Je notais l’info car elle devait résonner avec quelque chose d’important. À cette époque, pour ne pas me noyer totalement, j’avais comme bouées de petits carnets sur lesquels je notais je ne sais plus trop quoi et dans quel but. Mais j’ai fini par comprendre que c’était pour respirer. Écrire m’a toujours semblé être lié à la respiration, respirer autrement, comme ces personnes qui font du jogging à petites foulées le long du fleuve. Ce qui est drôle, c’est que je n’ai pu conserver aucun de ces carnets. Je les ai égarés dans mes multiples déménagements, j’en ai aussi brûlé certains pour tenter de rentrer dans le rang à une période de ma vie, mais je me souviens de quasiment tout ce que j’y avais noté. Du moins l’essentiel. D’ailleurs je m’étais plus ou moins dit ça, comme si j’avais moi-même organisé inconsciemment toutes ces pertes : on verra bien ce qui restera quand le temps aura passé, ce que j’appelle l’essentiel. Encore qu’aujourd’hui je ne sois pas aussi sûr des définitions. J’ai souvent l’idée de me recoller au travail afin d’en réinventer de nouvelles, qui collent un peu mieux à la réalité que je connais désormais. Si je me souviens de ce type dont j’ai quasiment tout oublié, c’est seulement à cause de cette rengaine qu’il ne cessait de dire à tout bout de champ : « C’est le sort qui lance les dés. » Jamais je n’ai entretenu de liens avec toutes ces personnes croisées durant quelques jours, quelques mois, parfois quelques années. Je crois qu’elles incarnent de temps à autre une voix qui nous dépasse tous, une voix hors champ qui s’exprime ainsi pour dire ce que l’on considère comme du bavardage sans importance. Ce bavardage, j’ai toujours pris grand soin à le recueillir pour pouvoir l’étudier tranquillement, tenter d’en extraire l’essentiel. Mais cet essentiel n’était pas facile à trouver. Je crois même que c’est le jour où j’ai renoncé à écrire toutes ces choses, que j’ai renoncé à trouver l’essentiel, que peu à peu je l’ai rencontré de plus en plus souvent. Dans le silence surtout et dans la solitude, cette voix est comme le vent qui tantôt hurle, tantôt murmure, tantôt chante ou pleure. Ce qui compte, ce ne sont pas tant les manifestations d’humeur que j’attribue à cette voix, c’est juste sa présence. Il y a là quelque chose de l’ordre du retour. Un retour que j’ai toujours jugé impossible, sans prendre vraiment le temps de me demander pourquoi. Sans doute parce que le retour est comme cette voix qu’il faut suivre dans la nuit ; elle charrie tant de choses dont il nous faut nous détacher pour parvenir enfin à l’entendre dans sa pureté. Toutes ces émotions, ces pensées qui ne cessent de tourner en boucle nous empêchent de l’entendre. Alors on peut imaginer mille ersatz, mille excuses, mille raisons pour s’éloigner d’elle comme du pays natal. Mais ce ne sont jamais que des raisons personnelles que l’on se transmet comme des relais le long d’une course. On se dit tout bas que le retour est impossible car ce que l’on souhaite de toute son âme, c’est un retour aussi puissant que l’amour, et nous savons, nous pensons, nous croyons, que notre poitrine éclaterait, qu’elle ne serait pas capable de respirer l’air de cet événement-là. Nous nous faisons sûrement trop d’illusions sur cette idée de retour, ce qui fait sourire l’automne avec tous ses froufrous de jaune et d’orange, de rouille et de brun que de petits tourbillons soulèvent du sol pour les emporter je ne sais où.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Légèreté
Une nécessité de légèreté s’impose après avoir traversé l’épaisseur, et il ne faut pas s’y opposer, mais au contraire y aller tout entier. De même qu’après le discours s’impose un silence semblable à une fréquence sur laquelle flâner sans ciller. Cette nuit, je reviens à un principe fondamental en peinture : le « je ne sais rien ». J’enfourche donc ce vieux cheval de bataille pour partir à l’assaut des moulins à vent, la plus intelligente des occupations, quoiqu’on en dise ou pense. Je dépose une noisette de bleu, de jaune et de rouge sur la palette et je dilue les teintes tout en les mélangeant pour créer des orangers, des verts et des violets. Puis je laisse aller la main qui tient le pinceau pour déposer les couleurs sur une feuille de papier. Je ne pense à rien, je n’ai pas d’idée, je cherche juste à observer ce qui est en train d’arriver. C’est un exercice que je réalise régulièrement lorsque j’observe que je suis pris dans un désir d’aller plus loin en peinture, quand je me dis : tu peux faire encore plus juste, plus fort, plus ceci ou cela. Bref, je cherche la Dulcinée de Toboso. Je sais très bien qu’elle est à cet instant sous mon nez et simultanément ailleurs, partout et nulle part. C’est-à-dire lorsque, malgré la sensation d’une réussite, un malaise arrive simultanément. Comme si cette réussite, finalement, n’était qu’un coup de chance parmi tant d’échecs passés. Comme si je me méfiais toujours de l’enthousiasme que produit chez moi toute idée de réussite. Le malaise provient de cette rupture soudaine d’équilibre. Alors je redeviens comme l’enfant que je suis toujours malgré toutes les années. Je prends plaisir à barbouiller comme au début, en explorant les mille et une façons de diluer les pigments, de les mélanger et de les déposer sur une feuille. Je laisse ainsi couler la vie au hasard comme elle veut et je suis émerveillé de constater à quel point, à ce moment-là, je ne sais plus rien. Mais c’est de ce lieu, du rien, que surgissent les principes des œuvres à venir. C’est tout à fait semblable aussi à une offrande que l’on dépose à l’entrée de la fête pour que celle-ci se passe bien. Il ne faut rien offenser par une quelconque lourdeur et ainsi se défaire de la naturelle pesanteur. Atteindre enfin à la légèreté, assez proche tout à coup d’un envol, d’une liberté.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
L’imposture, un modèle social.
Toute société a les imposteurs qu’elle mérite et pas étonnant que celle dans laquelle nous vivons les produise en batterie. On est arrivé à un tel degré d’ineptie désormais, en créant des processus, des normes, que ce qui faisait autrefois « l’humain » est devenu quasi inexistant. Je pense que si n’importe quel pauvre type de l’Antiquité ou du Moyen Âge pouvait observer ce que sont devenues nos sociétés dites modernes, il se dépêcherait de s’immoler pour retourner d’où il vient. C’est-à-dire que, petit à petit, la zombification du monde progresse à grands pas, d’une façon exponentielle. On ne nous demande plus du tout de penser, mais d’appliquer et surtout de la boucler. Du coup, et de là à ce que de plus en plus de petits malins comprennent parfaitement les nouvelles règles du jeu et en profitent à outrance, il n’y a pas des kilomètres. Le maître mot est donc de s’adapter parfaitement au désir de l’autre. Et donc de le comprendre parfaitement, spontanément, avant même que cet autre ouvre la bouche, pour que de celle-ci d’ailleurs ne sorte pas grand-chose d’autre que des clichés, des poncifs. Comprendre que désormais chacun est directement abreuvé à la pensée unique : rien de plus facile pour les Tartuffes de tout acabit que de montrer une dévotion envers celle-ci afin d’obtenir par la bande tout ce qu’ils voudront de pas bien clair. Je pourrais citer des noms, évidemment, donner des références, et avoir l’air savant ou crédible dans ce que j’avance, participer moi aussi à la grande simagrée de l’assemblée des singes savants. Mais non, peu importe les détails, ce qui compte c’est l’essence de l’imposture dont il faut absolument parler : c’est l’absence de réflexion, l’absence de pensée, l’ignorance dans laquelle on barricade les moutons et les porcs en prévision de l’abattoir. On dira que Guy Debord est un peu le Nostradamus ou le Nicolas Flamel de notre époque, que la société du spectacle est un terme amusant, exagéré sans doute... bref des billevesées... et pourtant il n’y a plus que ça partout aujourd’hui, en politique, en économie, en entreprise, et même dans les boudoirs, dans les paddocks... rien que du spectacle et plus grand-chose d’autre. Il n’y a peut-être plus que l’art qui peut être une sorte de refuge, une arche de Noé pour affronter le cataclysme ultime et surnager au-dessus de tous ces miasmes. Le seul endroit où, sans doute, on peut encore être humain sans se faire sauter dessus, puisque c’est bien connu, l’art ne sert à rien pour la plupart des gens, à part décorer les murs et spéculer.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Compulsion
Le moteur est un moteur à combustion tout à fait normal et la voiture, bien qu’ancienne, continue à rouler cahin-caha par tous les temps. Il n’y a, Dieu merci, pas trop d’électronique, et les vitres se baissent et se relèvent manuellement. Mais j’en fais des kilomètres, je ne lésine pas sur les distances. Alors si, un jour, il y a de cela très longtemps, j’ai éprouvé un peu d’angoisse à conduire cette machine, c’était dû à mon manque d’expérience uniquement ! Je venais tout juste de dégotter mon permis dans une obscure caserne et je venais de le faire valider en préfecture. Alors pas étonnant que la première fois que j’ai emprunté le périphérique, je crois que j’ai dû faire un bon litre d’huile avec le grain de chènevis que je m’étais placé mentalement entre les fesses. Mais l’habitude, la régularité, le fait d’avoir à gagner sa vie, peu à peu ont transformé cette angoisse en indifférence. Aujourd’hui je peux tout à fait me rendre d’un point à un autre en faisant tout un tas de choses comme allumer une clope, écouter la radio, me gratter le nez et rêvasser. Parfois j’ai l’impression que je ne sais même pas comment j’ai effectué le trajet. J’arrive soudain à ma destination un peu éberlué, ça me dure dix secondes, le temps de reprendre le cours de mes activités. Donc non, plus d’angoisse vraiment à utiliser la voiture, pas plus qu’à peindre, pas plus qu’à écrire chaque jour mes billevesées. Autant dire que je ne me reconnais pas du tout dans ce personnage baroque, compulsif, que l’on m’attribue parfois. Si j’enchaîne les trajets comme j’enchaîne les tableaux et les textes, c’est parce que je suis mon propre rythme et voilà tout. Je suis encore doté d’une formidable énergie à plus de 60 ans passés et j’en profite. J’en profite mille fois mieux qu’à 20 ans, qu’à 30 ou même à 50... périodes où je m’entravais tout seul avec tout un tas de questions, avec un fatras d’élucubrations sur la vie, les femmes, le boulot, et les calculs compliqués pour décrocher le gros lot au tiercé ou au loto. Non, désormais, rien de tout ça ne me préoccupe outre mesure, à part lorsque je me rends au café du coin pour participer de temps à autre à une conversation. Mais ce n’est pas la même chose, le café du coin, et ce qui se passe dans ma tête lorsque je conduis, lorsque j’enseigne, lorsque je peins. Si vous voulez le fond de ma pensée, je ne pense plus vraiment à rien, je ne prépare plus rien, j’arrive et je fais avec ce que me propose l’instant, et c’est à peu près tout. J’improvise perpétuellement. J’en ai résolument fini avec la compulsion de la même façon qu’avec le syndrome de l’imposteur. Je ne cherche pas à m’adapter au désir des gens, ni même aux miens, je colle à l’instant et ça va très bien comme ça. Et voyez-vous, ce qui est très étrange, c’est qu’en collant à cet instant le plus étroitement que je suis en mesure de coller, d’adhérer, je finis par disparaître dans celui-ci, ce qui signifie en gros que je crève et renais à chaque instant. Autant dire que toute idée farfelue sur ma propre importance apparaît dérisoire. Qu’espérer de mieux que d’être aussi mortel durant toute une éternité ? Eh bien je ne vous le demande pas, ça ne servirait pas à grand-chose. Vous chercheriez des réponses pour éluder la question. Mais non, pas d’angoisse, pas de compulsion, j’en ai bien peur, hélas.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Terrasser le dragon
Armé jusqu’aux dents avec ça. Presque arrogant. Non, disons-le carrément, tout à fait arrogant ! Une sorte de conquistador de la peinture qui s’imagine décrocher la timbale d’or, puis, nimbé de gloire, gravir les marches d’un hypothétique podium. Et à la première place, je vous prie, quel culot. Vous voulez un nom, j’imagine, vous voulez en savoir plus, évidemment, mais je ne vous lâcherai aucun nom. Parce qu’il est encore jeune, parce que je suis vieux, et bienveillant par-dessus le marché, et que je sais déjà pertinemment que le jour viendra où toute cette outrecuidance — cherchez dans le dictionnaire si vous ne savez pas —, oui, cette outrecuidance, le fera probablement rougir des orteils aux oreilles et connaître enfin la nature du rubicond. Non, je ne parle pas du fleuve, mais j’aurais pu. J’aurais pu dire aussi « alea jacta est » pour prouver mon érudition, mais moi, mes petites dames, mes petits messieurs, je m’en tamponne joyeusement le coquillard de toute cette comédie ; je ne cherche plus depuis belle lurette à terrasser les dragons. Car il s’agit bien de ça. D’un fait d’armes ni plus ni moins, comme quoi la guerre est dans le sang. Que ce soit sur un champ de bataille, dans un plumard, au bureau, à l’usine, et même sur ces stupides vélos d’appartement... il faut toujours dépasser quelque chose, voyez-vous, aller plus loin, vaincre je ne sais quoi... et parvenir ainsi à planter le javelot, le pic, la flèche, l’épée ou la saillie dans cette manifestation du mal, insupportable à tous ceux qui ne regardent ce monde que par le petit bout de la lorgnette, par la lentille extrêmement polie, quoique déformante à souhait, du bien. Le pinceau entre les dents, la toile comme bouclier, vas-y que je te chevauche par monts et par vaux en poussant des cris d’orfraie. Non mais quel grotesque ! Et, voyez-vous, cela m’énervait déjà lorsque j’ai commencé ma carrière, mais je ne disais mot, je la bouclais. Je ne voyais pas pourquoi j’allais, moi, remettre en question l’ambition, moi qui n’en ai jamais eu ; cela aurait été du toupet, n’est-ce pas. J’étais même totalement marri de ne pas en avoir du tout, de l’ambition. Je ne voyais pas à quoi cela pouvait servir pour peindre. Je peignais, j’enseignais, je la bouclais : c’était ma vie. Mais on vieillit, et on sent bien que le tableau ne serait pas tout à fait complet sans quelques éclats de colère bien appliqués et aux bons endroits ! De toute ma vie, j’ai vu beaucoup de personnes s’en aller ainsi la fleur au fusil ou au pinceau pour tuer ce qu’elles nomment des dragons et se gargariser ensuite de l’avoir fait en se reposant sur leurs lauriers. En ce qui me concerne, j’ai toujours dans la poche un sachet de graines, et du gros sel pour les jeunes enfants. Lorsqu’ils me demandent comment tuer le dragon, je leur dis : avant de pouvoir le tuer, il faut l’apprivoiser ; prends donc ces graines et ce gros sel pour en déposer quelques grains sur sa queue quand tu le verras. Un seul, durant ma longue carrière, un seul, m’a posé la question, et voyez-vous, c’est à cause de lui, probablement, que j’ai continué sans me lasser. Mais si on l’apprivoise, comment est-ce qu’on peut avoir envie de le tuer ensuite ? Tout est là, mes petites dames, mes petits messieurs, tout est dans cette question enfantine à laquelle, d’ailleurs, je n’ai jamais daigné répondre, car je déteste les réponses : elles n’ont jamais fait que des idiots imbus d’eux-mêmes, les réponses. Les mêmes exactement, armés jusqu’aux dents avec ça, des arrogants.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Les nouvelles dictatures
Plus insidieuses que tout ce que nous avons déjà subi, les nouvelles dictatures surgissent comme des boutons sur le front des ados attardés. Regardez : ceci est une belle personne et celui-là une mauvaise. Et puis il faut aimer, aimer en se mirant à tout bout de champ dans chaque reflet. On y perd son bon sens, et c’est tout à fait voulu. Comme si dans les jardins ne poussaient que des roses. Comme si le jour ne venait pas de la nuit. Mon Dieu, si tu existes, qu’ils sont lassants à force, tous ces poncifs. Rejoue-nous un Déluge, balance donc un cheveu dans la soupe, réveille-nous par un séisme majeur... Il faut être ceci ou cela et ne pas faire ainsi ; faites plutôt comme ça. Des conseils comme des averses de mars en giboulées, même en octobre, sûrement toute l’année. Mémé disait : « Les conseilleurs ne sont pas les payeurs », et c’est bel et bien toujours d’actualité. Les bruits de bottes dans la tête, la peur que l’on attise comme un foyer, tout ça va encore certainement nous attirer des bricoles. Tout ça pourquoi, au final ? Pour tout reprendre depuis le début, recommencer à zéro comme il se doit. C’est toujours ainsi, perpétuellement, à la pendule des étoiles. Et nous, le nez dans la vase, on pense, on pense qu’un jour tout ça va s’arranger dans l’ordre désiré, sans savoir que l’ordre désiré est le plus haut niveau de ce mal qui aboie tout au fond de notre nuit, à la lune, à l’infini, comme un petit être mal sevré.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Secret, silence, solitude.
Une tentative de définition ratée d’avance. Cela fait maintenant quelques années que je tourne autour d’une définition possible, compréhensible de l’art brut. Une définition personnelle tout d’abord qui me permettrait de l’enfermer dans quelque chose, semblable à un paragraphe proche de ceux que l’on trouve dans un dictionnaire. Mais, quelle que soit la façon dont je veux m’y prendre, je sens bien qu’une résistance m’en empêche. C’est comme vouloir enfermer un oiseau en cage. Aujourd’hui je vais remettre l’ouvrage sur le métier, encore une fois, essayer de comprendre à la fois ce qui résiste à cette tentative de définition. Et pour cela j’ai choisi trois mots, le secret, le silence, la solitude, puisque le plaisir que j’imagine rechercher tiendrait à pouvoir dire en trois mots ce qu’est l’art brut. S’il est possible de définir la source de l’art brut en trois mots, j’aimerais probablement que ce soient ces mots-là. Le terme d’art brut est attribué à Jean Dubuffet. Encore que l’art brut, ça ne veuille plus dire grand-chose désormais. Encore que je sache qu’il faille rater encore une fois de plus. On ne peut pas cantonner l’art brut à un art des fous, à un art de la marge uniquement. L’art brut, finalement, est une appellation générique commode pour le marché de l’art, destinée à identifier tout ce qui n’est pas l’art classique, académique, et qui n’est pas non plus abstrait, le but étant, dans la logique marchande, de nommer un produit pour le placer en tête de gondole ou bien dans les multiples rayons de son magasin. L’art brut est avant tout un art d’autodidacte ; d’ailleurs on ne parle pas d’œuvres, on parle de créations lorsque Jean Dubuffet est le premier à utiliser le terme (en 1945). Dubuffet s’intéresse cependant à ce type d’art bien avant cette date. Dès 1922 il connaît déjà les travaux d’un médecin allemand, Hans Prinzhorn, qui s’est constitué une sorte de musée d’art pathologique à Heidelberg. Dubuffet connaît également les travaux du Suisse Walter Morgenthaler, médecin-chef à la clinique de Waldau, près de Berne. Ce dernier s’intéresse particulièrement aux créations d’un patient : Adolf Wölfli. Et si Adolf Wölfli n’était qu’un caricaturiste de notre propre monde ? L’écrivain d’origine suisse Blaise Cendrars a eu l’occasion de se rendre à Waldau et sans doute de rencontrer le travail d’Adolf Wölfli, et l’on peut bien sûr penser qu’il s’en inspirera pour créer son criminel fou dans le roman Moravagine. Ce qui caractérise l’ensemble de l’œuvre d’Adolf Wölfli, c’est la profusion. Durant 30 ans il va réaliser 1 300 dessins, 44 cahiers, et sa biographie imaginaire compte plus de 25 000 pages. Il invente son propre univers, avec ses mythes et un langage : tout un univers qu’il semble maîtriser parfaitement, et sur lequel il est intarissable, un peu à la façon d’un encyclopédiste de l’époque de Diderot. Ce qui, à mon sens, est un pied de nez plus ou moins conscient à l’idée d’encyclopédie, et à la prétendue richesse que le savoir semble proposer à ses détenteurs en général. C’est sans doute logique que lorsqu’on pense à l’art brut on imagine qu’il provient en premier lieu d’hôpitaux psychiatriques, qu’il est un art des fous. Mais ce serait, à mon avis, une erreur de réduire l’art brut au produit d’un dérèglement mental, ou tout du moins à une inaptitude de ses créateurs à vivre de façon dite « normale » en société. S’il doit être le fruit de la folie, ce serait celle dont parle Michel Foucault, c’est-à-dire celle nécessaire, imposée par la raison qui désire coûte que coûte se maintenir et régner. L’art brut : un enjeu politique autant que mercantile. Il y aurait donc, en deçà de la définition de ce qu’est l’art brut, un enjeu politique et mercantile. Car dans ces deux zones on cherche à identifier ce qu’il est, ou plutôt ce qu’il doit être selon les buts recherchés, qui n’ont pas de véritable affinité avec sa raison d’être principale, je veux parler d’un art du secret, du silence, de la solitude. Le fait que cet art soit un art d’autodidacte la plupart du temps, en opposition avec d’autres formes d’art issues d’un héritage, d’un patrimoine, d’un enseignement académique ou autre, signifie également que le créateur est tout à fait capable de s’inventer ses propres règles, son propre univers. Il n’a besoin de personne pour l’aider ni pour décider du beau et du laid en celui-ci. Le créateur d’art brut est en premier lieu son propre spectacle comme son propre spectateur. Il n’a besoin d’aucun public, sauf peut-être afin de le considérer comme l’Autre hostile, pour le vilipender et ainsi renforcer plus encore, réénergiser si l’on veut les trois sources de son travail. La notion de secret récurrente dans l’art brut. Le secret : il n’y a que l’auteur qui peut savoir ce dont il s’agit, et personne d’autre. La notion de secret est le ferment d’une codification dont l’auteur seul connaît la règle, le chiffrement. Hier, par exemple, je suis tombé sur une vidéo de YouTube relatant le mystère d’un manuscrit remontant au XVe ou XVIe siècle, attribué certainement à tort à Roger Bacon (1214-1294), mais aussi à Léonard de Vinci et Athanasius Kircher, plus contemporains de la nature du vélin sur lequel il est rédigé. Bref, il s’agit d’un ouvrage de 234 pages écrit dans une langue inconnue à ce jour et sur lequel ont été dessinées d’étranges esquisses traitant de la flore, de la faune et aussi de figures à l’apparence mythique. On peut imaginer qu’il s’agit de l’œuvre d’un soi-disant fou, qu’il s’agit, au même titre que l’œuvre de Wölfli, d’une pièce d’art brut. Mais comme elle ne se situe pas dans le même contexte, qu’on imagine une pièce archéologique, et que celle-ci doit receler un secret important, on l’étudie depuis des années, en vain. À ce jour, personne n’a réussi à déchiffrer cet ouvrage. Si on le considérait comme l’œuvre d’un fou, on ne perdrait pas autant de temps, certainement, et cet ouvrage trouverait sa place au musée d’art brut de Lausanne. Il y a évidemment quelque chose de fascinant à considérer un univers étranger au nôtre et c’est humain d’imaginer qu’il possède des règles, des codes, au même titre que le nôtre. Le fait est que les créateurs dits fous ou marginaux ne créent pas sans raison de tels univers, mais ce peut être aussi temps perdu que de vouloir y trouver les mêmes lois, les mêmes principes que dans le nôtre. Et même si tel était le cas, je crois que ce serait effrayant de constater à quel point notre univers dit normal est tout aussi vertigineux de déraison, justement pondue par la raison, que l’univers d’un Wölfli. Ce qu’il ne faut pas non plus oublier, je crois, c’est que c’est seulement celui qui observe la création d’art brut qui lui attribue la notion de « secret », sans doute tout autant que son créateur. Il n’y aurait donc pas un seul secret, mais au moins deux, et qui s’attireraient ou se repousseraient comme des forces électromagnétiques suivant les circonstances. Pas de musique sans silence. Le silence, c’est le monde tout autour qui devient incompréhensible, le monde réduit à la taille du brouhaha ; et donc le créateur est obligé de s’éloigner pour trouver sa propre qualité de silence comme sa petite mélodie personnelle. Et évidemment la solitude, encore que celle-ci soit peuplée d’autre chose que ce dont on la peuple ordinairement. Cette solitude peut, par exemple, renforcer la connexion avec des êtres surnaturels, et là aussi il n’est pas rare de voir toute une mythologie personnelle s’inventer dans cette solitude. Dans le fond, les artistes de l’art brut, ces marginaux, ces soi-disant fous ne sont pas si éloignés de chacun de nous. Ils ne sont la plupart du temps qu’une version exagérée de qui nous sommes, mais que nous avons oubliée car nous avons peur de quitter la norme après l’avoir remise en question. Est-ce que ce blog, finalement, n’est pas une sorte de création d’art brut ? Si l’art brut me fascine autant, et depuis des années, il y a sans doute un certain nombre de raisons à cela, et que j’ignorais encore jusqu’à ces derniers jours. Car il n’y a pas beaucoup de différences entre le travail effectué par Wölfli, par exemple, ou celui de mon ami Thierry Lambert qui se revendique plutôt de la Neuve Invention, c’est-à-dire d’un art « pas tout à fait brut », et cette profusion de textes rédigés sur ce blog. Tous les ingrédients, finalement, s’y retrouvent, et notamment les trois mots dont je parle dans cet article. Le secret, car souvent je me sers de références personnelles et dont je ne cite pas vraiment les sources. Le silence, car c’est souvent en m’extrayant du brouhaha de la pensée, comme du quotidien, au creux de la nuit que j’écris ces articles, ces récits, ces poèmes. Et la solitude essentielle, enfin, celle que j’ai fini par accepter totalement et amicalement en renonçant à l’idée de groupe, de chapelle, d’église, souvent cristallisés autour d’une raison, d’une idée, d’une pensée unique. Il n’y a pas non plus de volonté de reconnaissance qui me pousse à écrire ces textes. C’est bien plus une élaboration lente, patiente d’un univers personnel, je crois, avec ses tentatives de définitions, son vocabulaire presque semblable à celui du dictionnaire. Presque semblable, c’est-à-dire un tantinet monstrueux, évidemment, ou fabuleux, comme on le voudra.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Que dire des départs ?
À chaque fois c’est la même chose : à chaque fois que j’apprends la nouvelle d’un décès, je tombe dans le mutisme. Je veux dire que je ne dis absolument rien, aucune condoléance, aucun message de soutien, pas le moindre geste, pas le moindre signe ; aussi sec je rentre dans ma coquille, je calfeutre portes et fenêtres et je mets des boules Quies ! J’attends que ça se passe. Que l’on parle d’autre chose surtout. Je ne supporte pas les témoignages d’affection, les embrassades, les étreintes. C’est un peu comme un Noël à l’envers, chaque veillée funèbre, chaque enterrement, cela n’a vraiment rien d’un cadeau. Je ne crois pas être un monstre pour autant. Simplement le tragique m’horripile au plus haut point et je trouve qu’il vire généralement à la comédie à ces moments-là, une comédie avec des fous rires qui tombent toujours au mauvais moment. Il n’en a pas toujours été ainsi. Je me souviens de tellement de poignées de mains, d’embrassades, de phrases que l’on dit à ces moments-là pour prouver je ne sais quoi à je ne sais qui. Je me souviens de toutes les larmes qui roulaient et que je ne pouvais pas retenir. Et puis un jour, je crois que c’est suite à la disparition brutale de mon père, je n’ai plus voulu entendre parler des départs. Je suis resté sur la touche à chaque fois que l’on m’annonçait ce genre de nouvelle. C’était plus fort que moi. Incompréhensible. Un blocage total. J’ai perdu des tas d’amis ainsi. Parce qu’allez donc vous expliquer, vous excuser d’un tel manquement à l’ordre général des vivants et des morts... La mort, toute mort me laisse muet et bras ballants. D’ailleurs je ne dis pas la mort, je dis les départs. Et en même temps quelque chose au fond de moi ne cesse de protester contre la mise en scène de la mort. Je suis contre tout ça, résistant encore une fois de plus. La mort, c’est la vie, je me dis vraiment. Ça fait partie des choses quotidiennes, naturelles. Pas de quoi en faire tout un pataquès. Pour le mort, quelle importance, je me dis aussi : il est mort, il est tranquille, il a accompli ce qui devait s’accomplir. Est-ce qu’on va pleurer pour chaque brin d’herbe, chaque feuille, chaque escargot qu’on écrabouille, chaque pâquerette qui se fane et disparaît ? Au-delà de ma très petite personne et des turpitudes humaines, de ces tragédies et comédies de notre nature humaine, la mort est quelque chose de commun et, en même temps, paisible dans mon for intérieur. Aucun besoin, pas la plus petite nécessité de prouver que je suis là pour participer désormais à la moindre clownerie funèbre. Sans doute parce que les morts, chez moi, ne meurent jamais. Ils sont toujours là et nous nous entretenons souvent à propos de choses insignifiantes, parce que l’on rit et que l’on pleure ensemble à chaque instant de la vie. Alors que dire de ces départs, puisqu’il n’y a pas vraiment de départ véritable ? Je crois surtout qu’il y a beaucoup de peur et de méchanceté dans toutes ces affaires funestes. Il faut enterrer quelque chose soudain, de toute urgence, comme pour s’en débarrasser, et aussi pour savoir où il gît à tout jamais, pour qu’on n’y pense plus et qu’aucun fantôme ne surgisse soudain au pied du lit.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Les iles de la Tranquillité.
Soudain je me penchai sur cet art qui consiste à porter une attention particulière à la plus petite peccadille afin de s'entrainer à célébrer. On laisse filer tellement de choses par inattention. On les regarde sans les voir. Ou alors on les regarde pour en retenir quelque chose à profit, avec intérêt dans un espoir d'en recevoir des dividendes. L'attention commandée par l'intérêt sans doute. Mais cette attention là, celle dont je suis en ce moment même en train de vous parler, elle n'enlève pas les doutes. Elle en fait une matière, que l'on peut déposer dans un creuset. C'est au travers d'elle en la chauffant d'innombrables fois à la flamme du doute, de l'hésitation que l'on parvient enfin à percer sa gangue confuse, boueuse. C'est alors que la croute se fendille, qu'elle laisse échapper quelques étincelles de clarté, et dont on ne sait la plupart du temps que faire tant qu'on est jeune et inexpérimenté dans cet art. L'ultime étape est donc d'installer une estrade, de la décorer de lampions, voire de jolis bouquets, asperger le tout ensuite d'un brin de vétiver, Enfin, mettez vos plus beaux atours et grimpez ensuite au beau milieu ! Une fois tout cela effectué plus ou moins dans le bon ordre, essayez vous à célébrer. Sans doute n'y parviendrez vous pas du premier coup, peut-être aurez vous un ton trop perché, des tremblements dans la glotte, des sueurs froides, ou serez vous pris d'ivresse et déblatérez des bêtises aussi grosses que vous. Ce n'est pas grave du tout ! Osez célébrer. Pour un oui et pour un non. Célébrer un instant c'est tirer le fil ténu de l'étincelle pour extraire un soleil, une étoile. Il faut savoir le doute comme la nuit, ces nids. Et après des années, un jour sans doute, accepter que quelque chose prenne son envol, sans regret. l'accompagner ainsi à l'aide d'une pierre blanche, marquer le coup. Oh on s'intéresse aux grands faits d'armes, à l'extraordinaire inventé par l'ennui pour se distraire de l'ordinaire. Essayer l'infime peut aérer l'esprit. Et surtout améliorer le ton le timbre des discours Et vous verrez, en célébrant ainsi mille petites choses que la magie existe, qu'elles vous le rendront mille fois ! Vous croyez que c'est encore trop peu ? vous dites : temps perdu ... tout cela parce que vous croyez posséder le temps alors que ce n'est que l'illusion qui souvent vous possède. Le résultat de cet art n'est pas visible à l'œil, il est sans tapage, ni fanfare. Cette estrade est évidemment intérieure. C'est là qu'en tant que capitaine vous dirigerez au mieux le navire. Fendant l'ennui, la paresse, toute l'apparente médiocrité des jours, pour atteindre de plus en plus souvent les îles de la Tranquillité. Je ne dis pas que c'est facile, ni difficile. Je vous dis juste : essayez persévérez et vous verrez !|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Abondance et prolixité.
Juin couvre de fleurs les sommets, Et dit partout les mêmes choses ; Mais est-ce qu’on se plaint jamais De la prolixité des roses ? (Hugo, Chans. rues et bois). Trouver l’équilibre entre l’abondance et la prolixité n’est pas une mince affaire, en peinture comme dans le reste. L’abondance émerveille tandis que la prolixité agace, c’est le revers de toute médaille. On pourrait aussi dire plus simplement : aller du tout au rien, et aussi tout ou rien, comme s’il s’agissait de bornes à ne pas dépasser, à ne pas franchir, une sorte de cadre. C’est aussi une façon d’exprimer l’emploi que nous faisons de l’énergie. Sans canalisation, elle s’éparpille dans les champs et s’enfonce rapidement sous la terre pour rejoindre la nappe phréatique. Parfois elle n’a même pas le temps d’atteindre la bonne profondeur ; le jour se lève, avec lui la chaleur, et l’évaporation. Pourquoi cette bêtise d’ôter les haies, les arbres, les bocages, si ce n’est pour courir vers la prolixité des moissons, et le profit ? L’ignorance est souvent prolixe car, ne sachant rien, elle ne cesse de tâtonner dans toutes les directions sans jamais pouvoir se satisfaire d’un lieu, d’un temps où se poser. S’en rendre compte et crier Eurêka ne règle qu’une petite partie du problème. On peut comprendre tellement de choses avant de les connaître. L’abondance est souvent représentée par une corne en spirale, large à la sortie, mince à son début. C’est exactement ce que disait mon bon maître Eckhart : « Il faut qu’un homme devienne véritablement pauvre et aussi libre à l’égard de sa propre volonté de créature qu’il l’était lors de la naissance. Et je vous le dis, par la vérité éternelle, aussi longtemps que vous désirerez accomplir la volonté de Dieu, et que vous soupirerez après l’éternité et après Dieu — tant qu’il en sera ainsi —, vous ne serez pas véritablement pauvres. Celui-là seul a la véritable pauvreté spirituelle, qui ne veut rien, ne sait rien, ne désire rien. » Mince à son début, la corne d’abondance s’élargit en effectuant une spirale pour s’achever en une ouverture large. C’est en empruntant cette spirale, semblable à celle utilisée pour le jeu de l’Oie, que la prolixité s’affaiblit peu à peu pour se métamorphoser en silence, en vide. C’est ainsi, sûrement, que naît la poésie, ce mot moderne de la Grâce. À cet instant, il suffirait de presque rien pour qu’un Big Bang explose et que tout recommence, encore et encore.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
On ne sait jamais
Mais on peut le prévoir, vous savez, on peut se préparer à cet instant en évitant de se faire à l’avance la plus petite idée. Être vide pour accueillir ce qui vient, pour accueillir ce maelström qui nous cueille et nous emporte. On ne sait jamais : c’est une locution ancienne, à dire, à murmurer, à chuchoter, assis sur un banc devant les petits tourbillons de feuilles qui s’élèvent soudain du sol. On ne sait jamais. S’il faut se préparer, c’est seulement à cela, à être vide, et c’est exactement ainsi qu’on peut observer ensuite comment tout se remplit, comme si la coupe n’avait pas de bord, à l’infini. J’avais préparé tout un tas de choses car il faut occuper l’esprit, lui faire croire. Puis, en poussant la porte, je me suis dit : merci, maintenant, chacun pour soi. Et ce fut ainsi exactement : tous arrivèrent sous la pluie, tous avaient fait le chemin. Chacun de son côté pour se retrouver là, ce soir, à partager le grand vide que je rapportais de ce voyage. Tous avaient les yeux grands ouverts ; j’ai bien pris le temps de voir. Au moment du discours, j’avais déjà prévu que ça se passerait comme ça. J’avais oublié, et j’ai dû improviser avec l’instant. Ce fut léger et bref. Un crépitement d’applaudissements s’est engouffré à l’infini. Puis nous avons bu plusieurs coups, il faut bien ça. C’était chouette : je me suis retrouvé en les retrouvant. Vous voyez bien, on ne sait jamais.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Encore une tentative de discours. ( note pour le vernissage de l’exposition)
En tant que peintre il faut que je me souvienne d'une chose importante, tout comme un commerçant devrait encore s'en souvenir aujourd'hui : Le public comme le client est roi ! C'est à dire qu'il peut régner un instant sur ma notoriété, mon prestige, et même pour me le prouver parfois m'acheter quelques œuvres comme cela s'est déjà produit , et j'espère bien que cela arrivera encore. Mais tout roi qu'il est il ne règne pas sur la source de cette peinture, j'ai mis un certain temps à comprendre le mot liberté. Je ne suis pas obsédé par la notoriété, pas plus que par le prestige, et mon travail de professeur me permettant de vivre je ne cours pas non plus outre mesure vers le "chaland" Ce qui me préoccupe souvent en revanche c'est de trouver dans le particulier de ma propre vie, dans l'extraordinaire comme dans la banalité de ma propre vie quelque chose pouvant se décliner de façon universelle. Dans une époque où l'humanisme n'a plus vraiment le vent en poupe c'est assez gonflé je vous l'accorde. Ce soir c'est le vernissage de cette exposition que j'ai voulu nommer "voyage intérieur". Et si j'ai des doutes ils ne portent que sur la qualité de cette transmission du particulier vers l'universel, cet universel qui s'incarne en toi ( public chéri) venu malgré la pluie voir mes tableaux. Peut-être parlera t'on d'esthétique, de composition, de beau et de laid, de force ou de faiblesse, ce ne sera comme d'habitude que le brouhaha naturel accompagnant tout vernissage. Je ne me réjouis pas plus que je ne m'offusque . .et certainement j'essaierai de faire attention à la qualité de silence sous ce brouhaha, pour savoir si c'est un silence paisible ou autre chose. Car c'est à partir de ce silence que la musique, l'harmonie, peut naitre ou pas. Que dire vraiment à haute voix d'un tableau ? Comment dire l'intime ? C'est pour cela que la plupart d'entre nous utilisions les termes j'aime ou je n'aime pas, c'est beau, c'est moche. Quelque chose nous touche en bien ou en mal et nous avons souvent du mal à l'exprimer autrement qu'ainsi. Il n'est pas question pour moi de juger ce brouhaha, ni de me l'approprier en bien ou en mal, c'est l'émanation de cet universel tel qu'il arrive au monde par l'intermédiaire des personnes réunies dans une pièce face à un événement. Car c'est un événement, en tous cas pour moi que de montrer mon travail ici, au centre culturel de Champvillard, à Irigny. C'est un événement pour moi de montrer quelques étapes de ce voyage intérieur qu'est ma vie de peintre, ma vie tout simplement. Je prépare cette exposition depuis longtemps et je l'imaginais exhaustive comme une espèce de rétrospective tant cela me tient à cœur de partager enfin toutes ces découvertes , ces difficultés, ces écueils aussi. C'était évidemment exagéré. C'est là un défaut majeur de cette volonté de partage et probablement aussi des mes doutes perpétuels que de vouloir tout expliquer dans le menu. Ma compagne résume cela beaucoup plus simplement d'habitude , elle me donne un coup de coude discret accompagné d'un "arrête d'en faire des tonnes." J'ai rédigé de nombreux textes depuis plus de deux ans désormais autour de ce moment sans pour autant parvenir à la satisfaction de toucher vraiment au but par les mots. Et c'est normal finalement puisque je passe plus de temps à peindre qu'à écrire. Parmi toutes ces tentatives qui forment à elles seules un voyage intérieur du même tonneau que ce travail de peinture, je retiens un moment tout particulier : les retrouvailles avec l'Estonie, les retrouvailles avec ma mère, les retrouvailles avec cette branche de la famille, maternelle, que je tais parce que je sens, et je ne sais pas si c'est à tort ou raison, que c'est une patate chaude qui arrive de très loin, de bien avant ma naissance. Cette sensibilité exacerbée, l'effusion tout comme la profusion d'amabilité, de gentillesse, la gesticulation font partie de la culture de mes ancêtres baltes tels que je les imagine pour le meilleur et le pire à partir de bribes d'informations reçues dans l'enfance. Sans doute auront ils exagéré en arrivant sur le sol français parce que l'exagération leur permettait à ce moment là de mieux estimer la distance à parcourir avec la langue française, tellement riche de sens, de subtilité, de précision pour accompagner la clarté dans le mouvement de la pensée. Sans doute qu'à un moment donné en auront ils fait eux aussi des tonnes pour trouver leur place ici dans notre beau pays. Ce pays qui fait rêver tous ceux qui décident de voyager vers lui, de tout quitter pour aller vers lui. Ce pays qui se désigne encore comme le pays des droits de l'homme malgré tout ce que l'on peut en dire. Ce pays qui est une idée formidable tellement forte encore malgré le marasme qu'il traverserait et que l'on ne cesse de nous décrire. C'est en ayant à nommer mes tableaux pour des raisons d'assurance, ici même, au centre culturel d'Irigny, que j'ai eu cette idée de trouver des titres en estonien. Car d'ordinaire les titres que je donne à mes tableaux pour les classer sont arides, je n'éprouve pas la nécessité d'orienter vers un sens par un titre. je voudrais toujours que le tableau se suffise à lui-même. Encore une vanité de peintre certainement. Mais je me suis prêté à l'exercice de bonne volonté. Et d'ailleurs lorsqu'en français il faut parfois quatre mots, une phrase pour dire quelque chose, je me suis aperçu grâce au traducteur de Google qu'en Estonien il n'en nécessitait que 1 ou 2. Autant dire que tout à coup je suis tombé sur un paradoxe. Comment un peuple qui réduit autant le nombre de mots pour dire une idée peut il être aussi extraverti ? Puis je me suis souvenu que la seule véritablement extravertie était ma mère. Ma grand mère que j'ai connue lorsque j'étais enfant était une taiseuse, elle avait beaucoup de difficultés à s'exprimer en français. Par contre avait t'elle soudain l'occasion de s'exprimer en estonien elle possédait aussitôt le même débit qu'une italienne. Elle devenait soudain intarissable. Une fois aussi je l'ai vue parler en allemand, et en russe, avec une aisance que je n'aurais jamais pu soupçonner. Ce fut une question importante autrefois de comprendre pourquoi une femme ayant autant d'aptitudes à parler plusieurs langues était récalcitrante à s'exprimer dans la mienne. Je n'ai pas trouvé de réponse satisfaisante à cette question non plus. Peut-être parce que la question se suffit à elle-même, parce qu'elle m'aura entrainé à m'interroger sur cette grand-mère bizarre et c'est déjà formidable. Il ne faut pas que mon discours soit trop long pour répondre aux règles de l'élégance à la française. il faut que je conserve cette contrainte dans un petit coin de ma tête. Mes tableaux parlent exactement de ça pour résumer, de cette question essentielle : comment dire quelque chose qui ne soit pas trop pesant, ou ridicule, ou qui ne soit pas seulement dans l'emphase, la séduction. Je veux dire quelque chose qui parte du cœur pour rejoindre le cœur et si possible simplement. Il faudrait que je sois poète pour y parvenir ce qui est loin d'être le cas. Parfois je trouvais ma grand-mère peu chaleureuse en comparaison de ma mère. Elle n'exprimait pas ses sentiments et je crois que j'ai mis un certain temps à saisir que ce n'était pas parce qu'elle n'en avait pas à notre égard mon frère et moi, mais parce que sans doute les dire en français, pour elle n'aurait pas signifié la même chose qu'en estonien. il devait y avoir quelque chose de l'ordre de l'à quoi bon pour elle à user du français pour parler de sentiment. Ce qui est aussi la preuve d'une grande intelligence de sa part envers notre langue. Je n'ai pas pu tout mettre, le hasard qui fait toujours très bien les choses se sera servi d'une confusion pour que, dans l'urgence, j'ai encore à tout retrier le jour de l'accrochage. Car une exposition c'est aussi un langage que l'on construit, c'est un choix de vocabulaire, de syntaxe, de conjugaison. Je n'ai pas pu tout dire tout montrer j'ai du refaire un choix dans l'urgence et lorsque j'y pense c'est une chance. Une centaine de tableaux aurait été de trop, et même aujourd'hui que je revisite en pensée cette expo après avoir élagué la moitié c'est encore excessif. Je ne dis pas ça à la légère ou par effet de style. J'écris ce discours comme je peins. D'une façon résolument brouillonne pour me venger des annotations dans la marge d'autrefois aussi. Elève brouillon. je peux bien en sourire aussi désormais que je comprends d'où provient la majeure partie de la confusion dans laquelle je résidais à l'école, notamment en Français. J'ai donc résumé un résumé. Exercice difficile de par le renoncement et l'humilité qu'il faut dans la hâte réunir. Dans ce que j'avais préparé je voulais montrer un parcours qui s'étend depuis cette immense confusion, ce besoin d'amour, de reconnaissance, qui n'appartiennent pas qu'à moi mais à ceux qui un jour dans ma famille ont du tout quitter pour essayer de se faire accepter ici. Je voulais parler de mes débuts, de mes errances en usant de la séduction, de l'exagération comme de la performance en peinture, pour parvenir à la fin à quelque chose de plus brut mais de plus sincère. De plus humble aussi. Quelque chose qui m'appartienne vraiment. Ce voyage intérieur parle aussi d'identité, pas seulement de la mienne, mais de ce que peut être l'identité en général, de façon universelle, et qui n'a rien à voir avec l'identique. En même temps cette exposition n'est pas la première que je fais, j'allais sans doute refaire les mêmes erreurs qu'habituellement, parce qu'il est difficile d'exposer des œuvres, de les défendre lorsqu'elles ont été peintes il y a longtemps, que l'on est passé à autre chose. Le dédain ou la honte voilà aussi ce qui fabrique certaines habitudes par facilité. Mais l'accident a du bon et grâce à celui-ci non seulement je renoue avec l'Estonie mais aussi je découvre toute une poétique associée à mon travail. Ce voyage de peintre au travers la peinture je crois que chacun le vit dans son travail quel qu'il soit, j'en suis persuadé depuis toujours, depuis les murs que j'ai élevés sur les chantiers dans ma jeunesse, depuis la vie de bureau à laquelle j'ai participé. Mais tout cela s'évanouit presque aussitôt que c'est vécu, on en ressort souvent comme un étranger comme si cela avait été une sorte de rêve. Le seul avantage c'est qu'avec la peinture on en garde une trace, on peut l'accrocher au mur. On peut sentir la justesse et l'écart et avec l'expérience développer un instinct, une intuition et pourquoi pas au final de l'inspiration. Ce n'est rien d'autre que cela ce voyage intérieur : un voyage qui démarre dans le cliché, ce que j'appelle la séduction, l'égotisme de tout individu qui se perd dans un miroir aux alouettes par instinct grégaire le plus souvent. Puis qui fatigué se mettrait alors à glisser vers l'insolite, à s'éloigner des reflets pour parvenir à cet extérieur, ce dehors souvent par maladresse, par accident. Le dépaysement. Dont l'attention à la maladresse à l'accident comme au banal s'aiguiserait au fil du temps. Ce voyage est un dépaysement finalement qui ramène au pays. J'avais déjà compris cela il y a longtemps lorsque jeune homme j'étais parti avec mon appareil photo en Iran, puis au Pakistan, en Afghanistan, déjà en guerre à l'époque. Ma peinture parle de ce dépaysement de cet écart par rapport au confort d'une habitude d'habiter de ce manque d'attention nécessaire pour s'engouffrer dans ce confort qui finit par couter cher, qui coute même parfois la vie toute entière. Et à la fin j'ai de plus en plus la sensation que ce voyage intérieur, même réduit à sa plus simple expression constitue un pays, Le dépaysement aura été le ciment tout comme l'exploration de la maladresse de l'accident, et du hasard. C'est désormais un pays tranquille, bienveillant , un pays où nous avons décidé qu'il faisait bon vivre.|couper{180}