Secret, silence, solitude.

Une tentative de définition ratée d’avance. Cela fait maintenant quelques années que je tourne autour d’une définition possible, compréhensible de l’art brut. Une définition personnelle tout d’abord qui me permettrait de l’enfermer dans quelque chose, semblable à un paragraphe proche de ceux que l’on trouve dans un dictionnaire. Mais, quelle que soit la façon dont je veux m’y prendre, je sens bien qu’une résistance m’en empêche. C’est comme vouloir enfermer un oiseau en cage. Aujourd’hui je vais remettre l’ouvrage sur le métier, encore une fois, essayer de comprendre à la fois ce qui résiste à cette tentative de définition. Et pour cela j’ai choisi trois mots, le secret, le silence, la solitude, puisque le plaisir que j’imagine rechercher tiendrait à pouvoir dire en trois mots ce qu’est l’art brut. S’il est possible de définir la source de l’art brut en trois mots, j’aimerais probablement que ce soient ces mots-là. Le terme d’art brut est attribué à Jean Dubuffet. Encore que l’art brut, ça ne veuille plus dire grand-chose désormais. Encore que je sache qu’il faille rater encore une fois de plus. On ne peut pas cantonner l’art brut à un art des fous, à un art de la marge uniquement. L’art brut, finalement, est une appellation générique commode pour le marché de l’art, destinée à identifier tout ce qui n’est pas l’art classique, académique, et qui n’est pas non plus abstrait, le but étant, dans la logique marchande, de nommer un produit pour le placer en tête de gondole ou bien dans les multiples rayons de son magasin. L’art brut est avant tout un art d’autodidacte ; d’ailleurs on ne parle pas d’œuvres, on parle de créations lorsque Jean Dubuffet est le premier à utiliser le terme (en 1945). Dubuffet s’intéresse cependant à ce type d’art bien avant cette date. Dès 1922 il connaît déjà les travaux d’un médecin allemand, Hans Prinzhorn, qui s’est constitué une sorte de musée d’art pathologique à Heidelberg. Dubuffet connaît également les travaux du Suisse Walter Morgenthaler, médecin-chef à la clinique de Waldau, près de Berne. Ce dernier s’intéresse particulièrement aux créations d’un patient : Adolf Wölfli. Et si Adolf Wölfli n’était qu’un caricaturiste de notre propre monde ? L’écrivain d’origine suisse Blaise Cendrars a eu l’occasion de se rendre à Waldau et sans doute de rencontrer le travail d’Adolf Wölfli, et l’on peut bien sûr penser qu’il s’en inspirera pour créer son criminel fou dans le roman Moravagine. Ce qui caractérise l’ensemble de l’œuvre d’Adolf Wölfli, c’est la profusion. Durant 30 ans il va réaliser 1 300 dessins, 44 cahiers, et sa biographie imaginaire compte plus de 25 000 pages. Il invente son propre univers, avec ses mythes et un langage : tout un univers qu’il semble maîtriser parfaitement, et sur lequel il est intarissable, un peu à la façon d’un encyclopédiste de l’époque de Diderot. Ce qui, à mon sens, est un pied de nez plus ou moins conscient à l’idée d’encyclopédie, et à la prétendue richesse que le savoir semble proposer à ses détenteurs en général. C’est sans doute logique que lorsqu’on pense à l’art brut on imagine qu’il provient en premier lieu d’hôpitaux psychiatriques, qu’il est un art des fous. Mais ce serait, à mon avis, une erreur de réduire l’art brut au produit d’un dérèglement mental, ou tout du moins à une inaptitude de ses créateurs à vivre de façon dite « normale » en société. S’il doit être le fruit de la folie, ce serait celle dont parle Michel Foucault, c’est-à-dire celle nécessaire, imposée par la raison qui désire coûte que coûte se maintenir et régner. L’art brut : un enjeu politique autant que mercantile. Il y aurait donc, en deçà de la définition de ce qu’est l’art brut, un enjeu politique et mercantile. Car dans ces deux zones on cherche à identifier ce qu’il est, ou plutôt ce qu’il doit être selon les buts recherchés, qui n’ont pas de véritable affinité avec sa raison d’être principale, je veux parler d’un art du secret, du silence, de la solitude. Le fait que cet art soit un art d’autodidacte la plupart du temps, en opposition avec d’autres formes d’art issues d’un héritage, d’un patrimoine, d’un enseignement académique ou autre, signifie également que le créateur est tout à fait capable de s’inventer ses propres règles, son propre univers. Il n’a besoin de personne pour l’aider ni pour décider du beau et du laid en celui-ci. Le créateur d’art brut est en premier lieu son propre spectacle comme son propre spectateur. Il n’a besoin d’aucun public, sauf peut-être afin de le considérer comme l’Autre hostile, pour le vilipender et ainsi renforcer plus encore, réénergiser si l’on veut les trois sources de son travail. La notion de secret récurrente dans l’art brut. Le secret : il n’y a que l’auteur qui peut savoir ce dont il s’agit, et personne d’autre. La notion de secret est le ferment d’une codification dont l’auteur seul connaît la règle, le chiffrement. Hier, par exemple, je suis tombé sur une vidéo de YouTube relatant le mystère d’un manuscrit remontant au XVe ou XVIe siècle, attribué certainement à tort à Roger Bacon (1214-1294), mais aussi à Léonard de Vinci et Athanasius Kircher, plus contemporains de la nature du vélin sur lequel il est rédigé. Bref, il s’agit d’un ouvrage de 234 pages écrit dans une langue inconnue à ce jour et sur lequel ont été dessinées d’étranges esquisses traitant de la flore, de la faune et aussi de figures à l’apparence mythique. On peut imaginer qu’il s’agit de l’œuvre d’un soi-disant fou, qu’il s’agit, au même titre que l’œuvre de Wölfli, d’une pièce d’art brut. Mais comme elle ne se situe pas dans le même contexte, qu’on imagine une pièce archéologique, et que celle-ci doit receler un secret important, on l’étudie depuis des années, en vain. À ce jour, personne n’a réussi à déchiffrer cet ouvrage. Si on le considérait comme l’œuvre d’un fou, on ne perdrait pas autant de temps, certainement, et cet ouvrage trouverait sa place au musée d’art brut de Lausanne. Il y a évidemment quelque chose de fascinant à considérer un univers étranger au nôtre et c’est humain d’imaginer qu’il possède des règles, des codes, au même titre que le nôtre. Le fait est que les créateurs dits fous ou marginaux ne créent pas sans raison de tels univers, mais ce peut être aussi temps perdu que de vouloir y trouver les mêmes lois, les mêmes principes que dans le nôtre. Et même si tel était le cas, je crois que ce serait effrayant de constater à quel point notre univers dit normal est tout aussi vertigineux de déraison, justement pondue par la raison, que l’univers d’un Wölfli. Ce qu’il ne faut pas non plus oublier, je crois, c’est que c’est seulement celui qui observe la création d’art brut qui lui attribue la notion de « secret », sans doute tout autant que son créateur. Il n’y aurait donc pas un seul secret, mais au moins deux, et qui s’attireraient ou se repousseraient comme des forces électromagnétiques suivant les circonstances. Pas de musique sans silence. Le silence, c’est le monde tout autour qui devient incompréhensible, le monde réduit à la taille du brouhaha ; et donc le créateur est obligé de s’éloigner pour trouver sa propre qualité de silence comme sa petite mélodie personnelle. Et évidemment la solitude, encore que celle-ci soit peuplée d’autre chose que ce dont on la peuple ordinairement. Cette solitude peut, par exemple, renforcer la connexion avec des êtres surnaturels, et là aussi il n’est pas rare de voir toute une mythologie personnelle s’inventer dans cette solitude. Dans le fond, les artistes de l’art brut, ces marginaux, ces soi-disant fous ne sont pas si éloignés de chacun de nous. Ils ne sont la plupart du temps qu’une version exagérée de qui nous sommes, mais que nous avons oubliée car nous avons peur de quitter la norme après l’avoir remise en question. Est-ce que ce blog, finalement, n’est pas une sorte de création d’art brut ? Si l’art brut me fascine autant, et depuis des années, il y a sans doute un certain nombre de raisons à cela, et que j’ignorais encore jusqu’à ces derniers jours. Car il n’y a pas beaucoup de différences entre le travail effectué par Wölfli, par exemple, ou celui de mon ami Thierry Lambert qui se revendique plutôt de la Neuve Invention, c’est-à-dire d’un art « pas tout à fait brut », et cette profusion de textes rédigés sur ce blog. Tous les ingrédients, finalement, s’y retrouvent, et notamment les trois mots dont je parle dans cet article. Le secret, car souvent je me sers de références personnelles et dont je ne cite pas vraiment les sources. Le silence, car c’est souvent en m’extrayant du brouhaha de la pensée, comme du quotidien, au creux de la nuit que j’écris ces articles, ces récits, ces poèmes. Et la solitude essentielle, enfin, celle que j’ai fini par accepter totalement et amicalement en renonçant à l’idée de groupe, de chapelle, d’église, souvent cristallisés autour d’une raison, d’une idée, d’une pensée unique. Il n’y a pas non plus de volonté de reconnaissance qui me pousse à écrire ces textes. C’est bien plus une élaboration lente, patiente d’un univers personnel, je crois, avec ses tentatives de définitions, son vocabulaire presque semblable à celui du dictionnaire. Presque semblable, c’est-à-dire un tantinet monstrueux, évidemment, ou fabuleux, comme on le voudra.

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Carnets | octobre 2021

La plaie de vouloir plaire

Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

L’art refuge, l’art ouverture.

7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Nouvelle exposition dans le Haut-Jura

Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}

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