Le retour

« C’est le sort qui lance les dés », disait-il. Et, une fois cette affirmation posée, il se taisait durant quelques instants avant de porter le verre à ses lèvres et d’avaler cul sec le contenu. Je ne me souviens plus dans quel boulot nous nous étions rencontrés. Un travail sans qualification, mal payé, et qui suçait notre substance de l’aube au crépuscule ; un travail qui nous aspirait vers le bas, vers le degré zéro de la pensée, et nous tentions de nous échapper parfois de cette fatalité en allant au bar du coin. On faisait un loto ou un tiercé chaque semaine et on restait là, accoudés au comptoir, la plupart du temps silencieux, anesthésiés, sursautant de temps en temps lorsque la jeune femme, une nouvelle serveuse, échappait un plateau. Le bris de verre, tout à coup, nous extrayait de quelque chose, de notre lassitude sans doute ; oh, pas longtemps, je dirais à peine un quart de seconde, ce qui était suffisant pour saisir l’existence de mondes parallèles auxquels l’accès nous échappait. Lucien appelait cet empêchement chronique, selon l’humeur, le sort, le destin ou la fatalité. Il venait de quelque part en Afrique. Du Cameroun, je crois, encore que je ne sois pas très sûr. Des types comme lui, j’en ai rencontrés pas mal dans tous ces jobs. À la fin, peu importait les noms des pays. Je ne m’encombrais plus la mémoire. D’ailleurs eux non plus, je crois. Ils ne parlaient guère des départs et encore moins des retours. C’est en prenant le train à la gare de l’Est, un soir avec lui, que je vis qu’il n’avait pas d’abonnement. Il achetait ses tickets à l’unité. Possible que la boîte ne lui remboursât pas la carte cinq zones qui coûtait un bras. Il achetait au coup par coup de temps en temps, mais, m’avoua-t-il, la plupart du temps il fraudait. « Aux heures de pointe, il n’y a presque jamais de contrôle », ajoutait-il. Je notais l’info car elle devait résonner avec quelque chose d’important. À cette époque, pour ne pas me noyer totalement, j’avais comme bouées de petits carnets sur lesquels je notais je ne sais plus trop quoi et dans quel but. Mais j’ai fini par comprendre que c’était pour respirer. Écrire m’a toujours semblé être lié à la respiration, respirer autrement, comme ces personnes qui font du jogging à petites foulées le long du fleuve. Ce qui est drôle, c’est que je n’ai pu conserver aucun de ces carnets. Je les ai égarés dans mes multiples déménagements, j’en ai aussi brûlé certains pour tenter de rentrer dans le rang à une période de ma vie, mais je me souviens de quasiment tout ce que j’y avais noté. Du moins l’essentiel. D’ailleurs je m’étais plus ou moins dit ça, comme si j’avais moi-même organisé inconsciemment toutes ces pertes : on verra bien ce qui restera quand le temps aura passé, ce que j’appelle l’essentiel. Encore qu’aujourd’hui je ne sois pas aussi sûr des définitions. J’ai souvent l’idée de me recoller au travail afin d’en réinventer de nouvelles, qui collent un peu mieux à la réalité que je connais désormais. Si je me souviens de ce type dont j’ai quasiment tout oublié, c’est seulement à cause de cette rengaine qu’il ne cessait de dire à tout bout de champ : « C’est le sort qui lance les dés. » Jamais je n’ai entretenu de liens avec toutes ces personnes croisées durant quelques jours, quelques mois, parfois quelques années. Je crois qu’elles incarnent de temps à autre une voix qui nous dépasse tous, une voix hors champ qui s’exprime ainsi pour dire ce que l’on considère comme du bavardage sans importance. Ce bavardage, j’ai toujours pris grand soin à le recueillir pour pouvoir l’étudier tranquillement, tenter d’en extraire l’essentiel. Mais cet essentiel n’était pas facile à trouver. Je crois même que c’est le jour où j’ai renoncé à écrire toutes ces choses, que j’ai renoncé à trouver l’essentiel, que peu à peu je l’ai rencontré de plus en plus souvent. Dans le silence surtout et dans la solitude, cette voix est comme le vent qui tantôt hurle, tantôt murmure, tantôt chante ou pleure. Ce qui compte, ce ne sont pas tant les manifestations d’humeur que j’attribue à cette voix, c’est juste sa présence. Il y a là quelque chose de l’ordre du retour. Un retour que j’ai toujours jugé impossible, sans prendre vraiment le temps de me demander pourquoi. Sans doute parce que le retour est comme cette voix qu’il faut suivre dans la nuit ; elle charrie tant de choses dont il nous faut nous détacher pour parvenir enfin à l’entendre dans sa pureté. Toutes ces émotions, ces pensées qui ne cessent de tourner en boucle nous empêchent de l’entendre. Alors on peut imaginer mille ersatz, mille excuses, mille raisons pour s’éloigner d’elle comme du pays natal. Mais ce ne sont jamais que des raisons personnelles que l’on se transmet comme des relais le long d’une course. On se dit tout bas que le retour est impossible car ce que l’on souhaite de toute son âme, c’est un retour aussi puissant que l’amour, et nous savons, nous pensons, nous croyons, que notre poitrine éclaterait, qu’elle ne serait pas capable de respirer l’air de cet événement-là. Nous nous faisons sûrement trop d’illusions sur cette idée de retour, ce qui fait sourire l’automne avec tous ses froufrous de jaune et d’orange, de rouille et de brun que de petits tourbillons soulèvent du sol pour les emporter je ne sais où.

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Carnets | octobre 2021

La plaie de vouloir plaire

Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

L’art refuge, l’art ouverture.

7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Nouvelle exposition dans le Haut-Jura

Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}

peinture