octobre 2021

Carnets | octobre 2021

Visages à l’encre de chine

Ce soir nous allons réaliser des visages à l’encre de Chine à l’aide d’un outil que vous n’avez pas l’habitude d’utiliser. Il s’agit de coins de tableau en bois : ce sont des objets triangulaires qui servent à tendre la toile et que l’on installe au dos de celle-ci sur le châssis. Pourquoi ne pas utiliser un pinceau, un porte-plume ? Je sais que vous vous le demandez, n’est-ce pas, et bien c’est pour que vous ne soyez pas trop habiles à réaliser ces travaux. … ? Bon, je vous explique. C’est vrai, vous êtes venus pour apprendre à « bien » dessiner, comme on dit, c’est-à-dire à apprendre puis à respecter un certain nombre de règles que les dessinateurs s’échangent depuis belle lurette et qui ont pour but de produire un travail agréable à l’œil. Il est possible que ces règles vous rassurent plus qu’autre chose parce que vous n’osez tout simplement pas dessiner comme vous le désireriez vraiment. Je veux dire comme lorsque vous étiez enfants et que vous n’aviez pas encore ces notions de beau et de moche comme aujourd’hui, et qui vous entravent. Je sais que dire ce genre de choses n’est pas très habituel pour un professeur de dessin, c’est un peu comme si je me tirais une balle dans le pied. Comme si, dans le fond, je ne servais à rien, et vous auriez parfaitement raison de le penser. Je ne vous apprendrai pas à « bien » dessiner ; par contre, je peux vous aider à dessiner quelque chose qui vient de vous, vraiment. C’est-à-dire vous amener à retrouver cette source où l’amusement, le plaisir primaient sur toute autre obligation. Cette obligation que ça soit beau, que ça soit joli, plaisant, montrable, pour vous faire admettre dans la grande famille des dessinateurs de tout acabit dignes de ce nom. Pour que vous parveniez enfin à vous dire : ouf, ça y est, je sais bien dessiner, j’appartiens à cette famille, me voici totalement rassuré sur mon compte. Eh bien non. Je suis plus exigeant que cela, vous n’êtes pas bien tombés, pas coulant pour deux ronds comme prof. Donc je vous montre rapidement ce que je veux dire par dessiner un visage : je vais vous le faire de façon « classique » en vous montrant toutes les règles, toutes les astuces, les proportions, comme ça vous serez rassurés sur le fait que je ne suis pas un guignol : je sais dessiner un visage comme tous ces dessinateurs dont le seul but est l’habileté, la performance. Vous commencez par placer un axe ; attention, il faut l’incliner légèrement si vous ne voulez pas obtenir un photomaton. Puis vous placez la ligne des yeux à la moitié de votre trait (léger le trait, vous pouvez prendre un crayon). Ensuite patati patata : ne fermez pas vos formes, ne me dessinez pas, par exemple, tout le contour de l’œil ou de la bouche ; suggérez ; pensez que le spectateur sera heureux d’avoir un peu quelque chose à faire avec ce qu’il a entre les deux oreilles. Voilà, vous voyez, c’est facile de dessiner un « beau visage ». Voilà justement ce que je ne veux pas que vous fassiez. Maintenant, voyons voir cet outil : le coin de tableau. Il est pointu, donc vous pouvez l’utiliser comme un crayon en l’imbibant d’un peu d’eau et d’encre, comme un pinceau, et, comme un pinceau ou un crayon, vous pouvez exercer une pression sur celui-ci pour la finesse ou l’épaisseur des traits. Et ce n’est pas tout ! Si vous le prenez sur le côté et que vous l’imbibez d’un gris léger, regardez ces magnifiques gris que vous obtenez en le frottant sur le papier. Donc voilà, vous avez de quoi faire. Dernière consigne et vous serez libres totalement : la présentation, c’est-à-dire l’installation de ces dessins-peintures, car il s’agit évidemment aussi de peintures… Vous me faites trois vignettes en bas de la feuille pour vous exercer, et au-dessus de celles-ci un carré pour agrandir le visage qui vous inspirera le plus parmi ceux que vous aurez réalisés. Voilà, je crois que je vous ai à peu près tout dit. Vous avez deux heures : ne réfléchissez pas, amusez-vous !|couper{180}

peinture

Carnets | octobre 2021

Comètes

La solitude des comètes qui traversent l’infini. Elles vont et viennent attachées à leurs trajectoires cycliques ; la prochaine sera visible aux environs de juillet-août 2126 en France et a été baptisée 109P/Swift-Tuttle. Les comètes sont constituées de glace, paraît-il. Peut-être que toute l’eau de notre planète provient d’une collision avec l’une de ces voyageuses au long cours qui, un jour, aura décidé de nous heurter pour terminer son voyage en beauté. Il y a de cela quelques mois, j’avais éprouvé une nécessité de géométrie. Je m’étais mis à peindre de façon appliquée de petites formes que j’avais auparavant soigneusement dessinées. Je cherche la relation de ce fait, ce besoin soudain de géométrie qui s’était relié à la civilisation chaldéenne, et notamment à la déesse Ishtar, et cette histoire de comète. Le lien est probablement la structure de l’eau, les formes que peuvent emprunter ses molécules suivant les territoires qu’elles traversent. Je n’allais pas très bien à l’époque où j’ai réalisé cette série de toiles géométriques, et il me semblait qu’elles m’aideraient à me sentir mieux, ne me demandez pas pourquoi ni comment. D’après des études scientifiques, il est possible de structurer les molécules d’eau. Elles peuvent ainsi devenir de magnifiques formes géométriques si on se trouve dans un état de gratitude, un sentiment d’amour, si on met du Mozart ou des chants grégoriens dans leur environnement. À l’inverse, elles deviennent difformes lorsqu’elles sont en présence de la douleur, de la fausseté, de la violence et de la musique métal. Sans doute la nature profonde des comètes se modifie-t-elle également suivant les galaxies qu’elles traversent, les peuples qui les habitent. Du reste, ne sont-elles pas considérées soit comme des signes néfastes, soit comme des signes bénéfiques dans les archives de l’humanité ? Sans doute qu’une observation attentive des situations géopolitiques et de leurs relations avec la structure des molécules d’eau nous permettrait de faire un grand pas vers l’harmonie possible de la planète. Sans doute pourrait-on même commencer par faire attention à ce que l’on pense, éprouve et dit devant un simple verre d’eau dont le contenu rejoindra nos propres cellules et les impactera. On commence tout juste à comprendre une toute petite partie de la réalité constituée d’ondes, de fréquences, de vibrations. Et évidemment, même dans ce domaine nouveau, le risque de complot qui a désormais tout envahi est grand. D’après certaines sources plus ou moins fiables sur Internet, il y aurait même une censure concernant certaines œuvres musicales, car elles auraient le pouvoir d’harmoniser trop bien les humeurs. Notamment un cantique dédié à saint Jean-Baptiste, qui, on s’en souviendra, est connu pour baptiser par l’eau. L’eau est un élément étrange, c’est le seul qui peut passer par trois états différents : liquide, gazeux et solide. Et, tout modernes que nous pensions être, nous n’en savons pas beaucoup à son sujet. Cela devrait forcer notre modestie. Un sage a dit que l’on commençait à devenir sage lorsqu’on découvrait l’étendue de notre propre ignorance, je ne peux qu’être d’accord avec cette réflexion. C’est à partir du constat de cette ignorance que l’on peut vraiment se mettre à étudier, vraiment, et non pas répéter bêtement ce que l’on croit savoir pour l’avoir lu ou entendu ; c’est en l’expérimentant pour soi-même surtout. La seule certitude que je peux avoir, c’est que je ne sais rien. Je crois que cela m’est venu progressivement, comme des voiles qui se déchirent. Alors, bien sûr, je peux parfois paraître un peu bizarre pour un certain nombre de personnes qui, elles, semblent savoir ce qui est vrai et faux, des personnes « normales ». Mais je préfère, de mon côté, rester accroché à mon constat d’ignorance, et ce, aussi bien dans ma vie de tous les jours qu’en peinture, par exemple. Une ignorance fondamentale, si je peux dire. Sitôt que l’on croit savoir quelque chose, une porte se referme dans notre esprit et ça commence à sentir le renfermé. Le mieux que j’ai trouvé, c’est de laisser toutes les portes ouvertes pour aérer continuellement la pièce. Du coup, oui, je crois que les comètes ont un rôle important à jouer dans l’équilibre de l’univers ; je crois qu’il serait bon que je me remette à écouter des chants grégoriens, et à éprouver de la gratitude lorsque j’ouvre le robinet pour boire un simple verre d’eau. Je crois aussi à la possibilité de penser tout le contraire demain et ce n’est pas bien grave. Je ne peux rien commander d’avance, je ne peux qu’autoriser l’instant à être ce qu’il est et m’enlever le plus souvent du chemin, car c’est souvent moi l’obstacle.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Au plus près

Il y a maintes façons de considérer l’écriture et je voudrais, en y pensant, revenir à la notion de cadre, de format. Car c’est sans doute la première difficulté que j’ai rencontrée, avant même celle du pourquoi. Au début, j’avais cette idée d’écrire des romans, des nouvelles parce que j’avais été séduit par des écrivains comme Henry Miller, Hemingway, Dos Passos, Fitzgerald, beaucoup d’auteurs américains notamment. Je crois que le personnage d’écrivain — américain de surcroît — m’attirait plus parfois que leurs œuvres. C’est-à-dire qu’en tant que jeune homme je cherchais probablement à m’extraire de la dépendance d’une image paternelle qui ne me convenait pas. J’en cherchais d’autres qui m’apparaissaient plus reluisantes. Écrire était donc une sorte de cheminement à emprunter pour les rejoindre et je crois que ce qui m’intéressait surtout c’était que cela soit difficile. Il fallait que ce le soit pour obtenir ce que j’imaginais être cette rencontre du père et du fils. J’avais lu tellement de conneries sur l’héroïsme et les héros, sur ce modèle que je ne pouvais qu’entrer dans ce moule sans même m’en rendre compte. J’ai écrit tout un tas de choses, toutes plus saugrenues les unes que les autres, avec une candeur, une maladresse qui s’associait en filigrane à la déception que m’infligeaient depuis toujours mes mauvaises notes en français. C’est-à-dire une révolte dont je n’avais pas mesuré l’ampleur lorsqu’elle s’était produite. Une blessure narcissique, si on veut. Pourquoi ai-je été tellement blessé par mes résultats scolaires dans cette matière ? Parce que, très tôt, la lecture était pour moi une véritable passion. Je dévorais tout ce qui passait à ma portée d’une façon anarchique et gloutonne. Le but alors était de m’évader et pas grand-chose d’autre. Je m’évadais dans les contes et légendes puis plus tard dans la Comédie humaine ou Les Rougon-Macquart sans vraiment me soucier de l’écriture en elle-même. Ce qui m’intéressait c’était de m’identifier à tel ou tel personnage, de vivre par procuration le plus de possibilités d’une vie à venir. L’avenir m’effrayait toujours au plus haut point car je ne parvenais jamais à me décider pour tel ou tel but. Cette difficulté à prendre une décision sur ce que je voulais devenir « plus tard » s’accroissait lorsque je me trouvais confronté à des camarades dont le destin semblait tout tracé. Certains allaient devenir médecin, notaire, professeur, agriculteur, ils n’avaient pas de doute sur leur avenir, ce qui augmentait mon malaise d’autant plus que j’en étais criblé. Cette difficulté d’écrire des nouvelles, des romans, est liée, je crois, aux mêmes doutes quant aux objectifs qu’il faut poser nécessairement avant de pouvoir les atteindre. Je me cognais la tête contre les murs en me traitant de tous les noms car j’étais incapable de me projeter, comme j’étais incapable de projeter le moindre personnage vers un destin, vers un avenir. Quel que soit le canevas que je pouvais dessiner, il me semblait faux. Il me semblait être doté d’un discernement effrayant, une sorte de lucidité exacerbée qui me faisait ramasser tôt ou tard mon paquet de feuilles noircies et le jeter à la corbeille. C’était ontologique : inscrit dans l’être, la vie ne se déroulait pas ainsi de façon linéaire et même si l’on créait des péripéties, des rebondissements sur le chemin que suivrait tout protagoniste vers son but, il y avait bien plus de chances que tout cela ne se transforme en cliché qu’en une histoire qui tienne véritablement debout, je veux dire aussi déroutante, surprenante, aussi déroutante et surprenante que la vie elle-même. C’est ainsi que j’ai commencé d’écrire sur des petits carnets en raison du format que leur taille me proposait. En général, une page par jour sur laquelle se mêlaient réflexions et chroniques et des embryons de récits. Ça me donnait l’impression d’avancer tout en n’étant pas totalement dupe. La vérité est que j’avais une trouille bleue de me jeter dans le véritable travail que représente l’écriture. D’abord en raison de mes résultats scolaires médiocres, mais aussi par une sorte de modestie qui me renvoyait perpétuellement à mon ignorance en contrepoint de mon orgueil. Car il faut tout de même un orgueil, une vanité, une prétention considérables pour s’imaginer écrire un roman jusqu’au bout à vingt ans. Qu’avais-je donc à dire qui n’avait jamais été dit ? Et quand bien même aurais-je eu une idée mille fois exploitée, qu’est-ce qui aurait pu me faire penser que je pouvais alors la présenter autrement, et bien sûr mieux qu’elle ne l’avait jamais été ? Confusément, je sentais bien que la notion d’originalité était à la fois un aiguillon et une entrave. Et pourtant j’ai persisté, je voulais aller jusqu’au bout pour déposer tout ce que j’avais de baroque sur le papier. Maintenant que j’y pense, c’était bien plus pour m’en débarrasser que pour réellement écrire un roman. Car on imagine malgré tout, quoiqu’on en pense, et si rebelle soit-on, une norme à rejoindre. La norme des grands écrivains, par exemple, est de bousiller leur vie, de boire comme des trous, de subir des séparations irrémédiables, puis enfin, au bout d’un calvaire qu’ils devront traverser avec persévérance, en serrant ce qu’il leur restera de dents, publier enfin leur premier bouquin. La difficulté d’écrire, je crois qu’elle commence par une prise de conscience de notre imagination en matière d’écriture. La difficulté d’écrire demande de comprendre que ce n’est pas seulement une ambiance dans laquelle le personnage d’écrivain que l’on s’invente se meut. J’ai posé mon stylo vers la quarantaine. J’étais éreinté par mes rêves et n’avais plus qu’une envie, après avoir exploré tout l’enfermement : c’était de vivre une vie normale. C’est sans doute là où le roman devrait commencer, sur ce que l’on imagine être une vie normale. C’est aussi là, je crois, que l’on comprend que l’on n’a pas besoin d’écrire pour être écrivain. On est écrivain de toute façon à partir du moment où on observe tout ce qui se passe à l’extérieur de soi et en soi. J’ai tout rangé dans des cartons que j’ai trimballés comme des boulets dans de multiples déménagements. De temps à autre, je me complaisais à me souvenir que j’avais essayé d’écrire, cette nostalgie me faisait du bien dans les moments difficiles. Je me souvenais que j’avais été écrivain comme je me souvenais d’avoir été photographe au temps de l’argentique, que j’avais voyagé et exploré des pays en guerre avec mon vieux Leica. Cela pouvait arriver n’importe quand, mais surtout dans les moments les plus ordinaires, ces moments tellement ordinaires que l’on souhaiterait s’enfoncer dans l’ordinaire comme sous terre et à jamais afin de ne plus se souvenir, justement. Il y avait une telle dichotomie entre la vie rêvée que j’avais vécue et la vie ordinaire que j’en étais secoué de nausées à répétition. Ces petits carnets, je les ai brûlés un jour ordinaire pour certainement devenir encore plus ordinaire, pour me fondre le plus possible dans l’ordinaire. En vain. Vingt ans plus tard, me voici au même point exactement. J’ai parfois l’impression que rien n’a changé : je débite des phrases au kilomètre, je m’amuse toujours à jouer les écrivains finalement. Ce genre d’écrivain qui ne publie jamais rien parce qu’il veut rester un écrivain. Parce que les rêves sont plus précieux que la réalité, se dit-on. Pourtant, avec le temps, j’arrive à discerner malgré tout un but, si débile, si illusoire soit-il. Je voudrais parvenir à être au plus près de ce que je suis vraiment, sans chichi, sans périphrases. N’est-ce pas finalement ma meilleure fiction ? Possible, ce serait drôle à condition qu’on n’en crève pas soudain de honte.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Petite étude de la déception en peinture.

À cheval sur un boulet de canon, le baron de Münchhausen fend les airs en agrippant son couvre-chef. C’est cette image qui me revient tout à coup en lisant un commentaire sur un réseau social à propos des buts et intentions en peinture. C’est-à-dire que sans but, sans intention, le peintre qui ne se fierait qu’au hasard se retrouverait, je cite, « gros Jean comme devant ». Et que, pour donner ensuite un titre à son œuvre, il devrait se creuser les méninges après coup d’une façon pathétique. Un joli coup d’épée dans l’eau, selon les avis compétents en la matière. J’ai aussi cru à cela. Je veux dire à cette histoire de préméditation, de but, d’intention en peinture. Et c’est bien normal d’y croire, n’est-ce pas, quand on vous l’assène depuis les bancs de l’école. Il ferait beau que l’on se mette à peindre pour rien, et pourquoi pas avec un bandeau sur les yeux pendant que nous y sommes ? Oui, d’accord, je veux bien écouter tous les arguments en faveur de l’esquisse, de l’ébauche, du but et du labeur pour atteindre à cette récompense, mais tout de même, beaucoup se cassent la figure en route ; doit-on alors établir encore la même sempiternelle hiérarchie entre ceux qui, doués d’habileté, y parviennent tandis que les autres échouent ? Ne serait-ce que cela, la peinture ? Une sorte de marathon avec des médailles à l’arrivée ? Dans une grande partie, oui, d’après mes dernières observations. C’est pourquoi il existe des salons, et des prix sans oublier les accessits. C’est sans doute aussi pour perpétrer une idée d’excellence qui flattera la vanité de certains tandis qu’elle excitera la jalousie des autres, ou leur admiration. Autant dire que tout tourne en rond autour de l’égo, comme toujours. Il faut des maîtres comme il faut des cancres. Entre les deux, l’immense cohorte de ceux qui voudraient bien mais ne peuvent point. Ce qui m’amène tout droit à la raison de cet article : la déception en peinture. En ce qui me concerne, la déception aura été pour moi l’une de mes plus fascinantes maîtresses. Elle m’a rabattu le caquet tant de fois que je n’ai pas assez de doigts aux mains et aux pieds pour les compter. Ce n’est pas que je sois masochiste, non, mais j’ai été jeune longtemps et du caquet je n’en ai pas manqué, à un point tel qu’il devait finir par m’encombrer. Sans la déception, je crois que je continuerais encore à pérorer de façon fatigante tout en m’exerçant comme un artiste de cirque à répéter en vue d’un spectacle, d’une performance. Heureusement que l’entropie n’est pas faite pour les cochons. L’entropie et la déception m’auront rendu poli, à la fin. Tous mes espoirs se seront érodés par la force des choses, car bien sûr ils étaient vains. Ils étaient vains dès l’origine, dès que j’ai suivi tous les « on dit » sur l’art et la peinture en particulier. Mais comment faire autrement ? On croit qu’il suffit d’avoir une idée et ensuite de prendre un pinceau pour la concrétiser, et puis on s’engage dans le travail avec une foi que l’on ne remet pas en question jusqu’au premier accident qui nous réveille. Ainsi toutes ces heures à dessiner du modèle vivant, à extirper des corps depuis le blanc du papier ou l’ocre du kraft en vue d’une belle peinture de nu qui satisfera cette ambition d’excellence, puis qui nous laissera, au bout du compte, un je-ne-sais-quoi de bizarre à l’âme. Le tableau est là, magnifique comme il se doit, les lignes sont parfaites, la composition équilibrée, les couleurs et les valeurs se répondent comme au concert, et pourtant quelque chose manque et on ne parvient pas à poser le doigt dessus. On se perd alors en supputations, on se questionne, on doute. Finalement, on découvre que l’œuvre n’est pas originale, qu’elle n’ajoute rien à la multitude existante de tous les nus déjà vus ; bref, on se retrouve face à quelque chose de l’ordre du banal, du cliché, même si c’est très bien exécuté. Et le choc est d’autant plus brutal que c’est très bien exécuté. Comment réagir alors à cette déception sinon d’une façon banale également ? C’est-à-dire par la tristesse, la colère, l’anéantissement. Parfois on s’en prend même au tableau en le déchirant et en le flanquant à la poubelle. Pour la plupart des spectateurs hypothétiques, c’est incompréhensible. C’est porter l’exigence à un point trop élevé, exagéré, c’est extrêmement orgueilleux. Comment quelqu’un doué d’un tel talent dans l’art de la représentation peut-il s’égarer à ce point, vouloir encore, et en plus péter plus haut que son cul ? C’est que le public, sauf mon respect, n’y connaît pas grand-chose en peinture, à de très rares exceptions rencontrées. Le public est vite ébloui et contenté, d’une façon superficielle. Il n’est touché que par une surface proche de celle des miroirs et sur laquelle, tant qu’il se reconnaît, tout va. Tant qu’il reconnaît aussi le cliché que représente l’art tel qu’on lui a présenté depuis belle lurette. Un artiste qui ne se soucierait que de l’avis du public pour s’orienter dans son travail ne se concentrerait que sur son besoin de reconnaissance, mais pas sur ce qui le motive en profondeur, je veux dire trouver et améliorer sa propre expression. Et en cela un artiste qui « réussirait » devrait donc se méfier encore plus de ce que l’on appelle communément la réussite, sous peine de n’avoir plus qu’à se répéter inlassablement pour entretenir celle-ci. Ce qui d’ailleurs, au bout du compte, est un faux calcul : la répétition lasse tôt ou tard, car les goûts du public fluctuent comme les modes, avec les modes. Ce dont il est question ici, c’est d’un art d’encaisser les déceptions d’où qu’elles viennent, de l’échec comme de la réussite. Ce dont il est question, c’est d’envisager la déception comme un moteur dont l’énergie ne coûte qu’un peu de sincérité envers soi-même. Être à l’écoute de nos déceptions pour comprendre la vanité de nos espérances. Et ainsi faire le tri entre le bon grain et l’ivraie. J’évoquais hier ou avant-hier l’importance de l’envie ; celle de la sincérité est tout aussi importante. Encore qu’il faille prendre ce mot avec des pincettes désormais car il est utilisé à toutes les sauces. Être sincère, authentique, est devenu un slogan. Ce n’est évidemment pas d’une sincérité qui se brandit, se fanfaronne, dont je veux parler. C’est cette petite voix au fond de chacun de nous qui nous murmure à chaque fois « oui » ou « non » et que nous perdons, tant le fatras du jugement, des prétentions de toutes sortes, fait du bruit. Ce oui ou ce non ne sont pas de l’ordre du jugement ; ils témoignent plus d’une distance à laquelle je me trouve par rapport à la note juste. Ce oui ou ce non ne s’appuient pas non plus sur l’espoir de parvenir à quoi que ce soit, et lorsque je les écoute je dois sauter par-dessus toutes les déceptions faciles, les déceptions premières que m’offre sans relâche mon jugement. Car le jugement, pour avoir tant de fois tenté de m’en débarrasser, ne s’évanouit jamais totalement. Il faut apprendre à faire avec. Il faut apprendre à faire avec la déception, mais aussi avec tous les espoirs qui proviennent de cette même et unique source. Sans brutalité, comme on s’adresse à des enfants tout en les écoutant attentivement. Et là, on parvient à écouter ce oui et ce non comme une musique posée sur le silence et dont on peut saisir chaque note et tout l’ensemble en même temps. Cette déception quant à l’intention et aux mille buts en peinture m’a entraîné vers le hasard, dans le sens où ce dernier ne propose aucune idée d’avance, mais propose d’apprendre à pénétrer tout entier dans l’instant de peindre. Cette déception m’a appris combien la pensée peut être difficile à dépasser, comme les jugements, mais que la liberté pouvait se situer au-delà de toutes ces difficultés. Encore un mot dont il faut aussi se méfier que ce terme de liberté. Ce n’est pas tant d’une liberté personnelle qu’il faut parler que de ne pas opposer d’entrave au flux de la peinture qui se dépose sur la toile. C’est juste de cette liberté de la peinture, mal comprise si elle ne représente qu’elle-même, dont je voulais parler. Ce n’est pas une liberté qui a pour vocation d’élever le peintre, de le faire léviter. Tout au contraire, c’est une liberté qui l’aide à disparaître en tant que singleton. Et en disparaissant en tant que simple point dans l’univers, il finit par s’y confondre tout entier, et c’est de cette totalité que la peinture peut jaillir libre et s’exprimer.|couper{180}

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Carnets | octobre 2021

L’ambiance

Lorsqu’elle sut qu’il allait venir dans la soirée, l’émotion la submergea. Elle décida alors de se faire du thé pour résister à ce qu’elle considérait comme un mélange de panique et de désagrégation. Puis elle s’assit sur le bord du canapé, recroquevillée sur elle-même, en avalant par petites gorgées prudentes le breuvage brûlant. C’était la fin d’une agréable journée d’automne. Par la baie vitrée, elle apercevait la rangée de troènes qui barrait la vue de la grande terrasse aux habitants des tours voisines. De temps à autre, un chat traversait l’espace et l’ensemble conférait à l’instant une quiétude qui contrastait avec ce qu’elle éprouvait depuis qu’elle avait appris la nouvelle. Elle imaginait déjà le bruit de l’ascenseur qui s’arrêterait à l’étage, son pas dans le couloir, sa silhouette derrière la lourde porte blindée, puis enfin le son de la sonnette qui retentirait. Elle se souvint de cette histoire de trompette qui pouvait détruire les murailles d’une ville fortifiée. Quelque chose de biblique, se dit-elle, qui faisait surgir tout en même temps un peu de culpabilité, une sorte de crainte métaphysique, et bien sûr du désir. À quarante ans passés, elle avait la sensation étourdissante que leur rencontre lui avait attribué une nouvelle peau, un nouveau corps, et réveillé aussi un antagonisme ancien entre le désir et les sentiments. Son petit côté fleur bleue en prenait un coup. Lorsqu’elle parvint à ce point de sa réflexion, elle reposa la tasse sur le plateau de la table basse et se leva d’un bond. Il faut que tout soit parfait, se dit-elle. Elle passa l’aspirateur dans tout l’appartement, puis s’attaqua à la poussière, et enfin aux vitres. Et elle se félicita à la fin car l’ensemble de ces tâches, grâce à un peu de jugeotte et d’organisation, ne lui prit que très peu de temps par rapport à ce que son inertie chronique, envolée désormais, occasionnait autrefois. Autrefois, c’était il y a à peine quelques semaines, se souvint-elle non sans éprouver un léger vertige. Lorsque le jour commença à tomber, elle tapota encore tous les coussins du salon, puis s’assura que le couvre-lit dans la chambre ne faisait aucun pli. Enfin, elle ouvrit un tiroir et sortit un paquet de bougies qu’elle arrangea consciencieusement sur chaque bougeoir, déplaçant ces derniers de quelques centimètres, plusieurs fois de suite, tout en prenant du recul de temps à autre pour regarder l’ensemble. Tout était comme elle l’avait imaginé quelques instants plus tôt, comme elle n’avait jamais cessé de l’imaginer tant de fois. Enfin pour compléter le tout, elle aspergea de parfum quelques ampoules cachées derrière leurs chapeaux et alluma les lampes pour créer l’ambiance qu’elle avait toujours souhaitée. Elle aurait pu battre des mains comme une petite fille mais, à ce moment-là, elle surprit le bruit de l’ascenseur dans l’immeuble et la panique l’envahit de nouveau. Déjà, se dit-elle ? Elle se rendit à la cuisine et poussa un oh en constatant qu’elle n’avait rien préparé pour le repas. Elle se mit alors à rire au beau milieu de la pièce… Dire que j’allais oublier le principal… mais au lieu de faire la tambouille, elle se rendit dans la chambre, chercha dans le dressing quelques instants puis s’empara de cette magnifique robe rouge au décolleté plongeant qu’elle avait achetée pour une occasion comme celle-ci quelques jours auparavant. S’il m’aime, se dit-elle, il se nourrira de moi et voilà tout. À 20 heures tapantes, la sonnette retentit, elle se releva mollement du canapé pour aller ouvrir la porte, l’homme qui se tenait là avait tout à coup l’air d’un étranger. Elle bredouilla une excuse en disant qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle ne pouvait pas l’accueillir, qu’elle en était désolée. Enfin, une fois la porte refermée, les pas s’éloignèrent, le bruit de l’ascenseur reprit sa course vers le rez-de-chaussée, elle souffla. Elle souffla sur chacune des bougies. Une odeur de cendres envahit l’appartement tout entier, elle se traita copieusement de tous les noms, puis, fatiguée, elle alla se coucher. illustration huile sur toile, pb 2021|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Le choix

Choisir, c’est renoncer, comme on le sait. C’est-à-dire qu’il faut faire un effort considérable pour balbutier un oui ou un non. Aussi certains prennent le parti de dire toujours oui, d’autres toujours non, comme s’ils avaient choisi ou renoncé une bonne fois pour toutes à quelque chose. J’étais plutôt oui parce que ça m’empêchait soi-disant de me prendre la tête. Ce qui est totalement erroné. Puis j’ai décidé de me lancer dans le non pour rattraper tout ce temps perdu. Mais je n’ai pas vu énormément de changement. Ce n’est pas linéaire, ni stable, cela n’offre pas une sécurité. C’est sans doute ce mot l’entrave, la sécurité, mais on pourrait aussi ajouter la confiance. La confiance dans la vie, la confiance en soi, la confiance tout court. Enfin j’ai usé d’abracadabras parce que je ne voyais pas d’issue. Dire oui ou non au petit bonheur la chance, c’est quelque chose, je veux dire que ce n’est pas rien comme on pourrait l’imaginer. Cela déclenche un tas de chemins qui s’ouvrent sous les pieds. Ensuite on peut se dire : suis-je sur le bon, le mauvais chemin, c’est une autre histoire. En choisissant le hasard, on tente de se débarrasser progressivement du but, car c’est aussi cela, choisir : aller vers un but. « Je choisis ce chemin parce que je ne sais pas où il mène » offre une chance de reconsidérer tous les buts. Ensuite, évidemment, pour tenter de rentrer dans le rang, on peut se plaindre, s’autoflageller, se dire qu’on est totalement idiot ou débile, ou je ne sais quoi, mais tout ça n’est qu’une couche superficielle à laquelle on tente encore de s’accrocher pour préserver je ne sais quelle identité. Le malheur, le regret, le remords : voilà ce qui nous permet de décider d’une continuité de nous-mêmes, tout comme le bonheur, la joie. C’est encore une sorte de oui ou de non déguisé. Mais ce qu’il peut y avoir en dessous de la couverture, on ne prend pas suffisamment le temps de la soulever pour le voir. Dans le fond, oui et non, c’est comme ni oui ni non : c’est ambigu à souhait et ça agace une bonne partie des gens qui, eux, pour être tranquilles, veulent un oui ou un non. Enfin, ils veulent savoir sur quel pied danser. Et une fois qu’ils le savent, dansent-ils pour autant ? Comme d’autres veulent savoir quel est le bon pinceau, la bonne couleur et je ne sais quoi encore avant de se lancer. S’ils se lancent jamais, d’ailleurs. Il faudrait reconnaître, en dessous et au-dessus du oui et du non, l’immanence. Pas facile, de suite, je vous préviens. Être tout à la fois baleine, requin et petit poisson nageant dans l’immanence. Un coup je te mange, un coup je suis mangé, et tout ça sans le plus petit espoir ni regret, en s’ajustant au c’est comme ça vaille que vaille. « Et votre humanité là-dedans ? » me demanda-t-elle soudain. Et là je me suis tu, je n’arrivais toujours pas à me décider si je devais me relever pour marcher sur mes deux jambes ou continuer à quatre pattes. « Vous ne regardez pas par la bonne lorgnette, ajouta-t-elle, soyez plus léger, bon sang, et vous verrez comme tout, finalement, baigne joyeusement dans l’éther. » J’allais opiner du chef bêtement mais je me suis repris. C’était encore une de ces optimistes militantes qui allait me bourrer le mou avec une armée de poncifs à la noix, alors j’ai pris mes jambes à mon cou, ce qui n’est pas rien à mon âge et demande encore une capacité de souplesse appréciable.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Venus aux pieds palmés

Sur les portails des églises, on rencontre régulièrement un personnage étonnant sculpté par des anonymes. Il s’agit d’une femme aux pieds palmés. On parle de patte d’oie la plupart du temps et je n’ai pas grand-chose à redire à cela. Ça pourrait être une oie ou autre chose que ça ne changerait pas grand-chose à la vitesse à laquelle le monde s’en va tranquillement vers sa fin. Il y a peu, je suis tombé sur une chaîne YouTube que j’écoute durant mes trajets en voiture (le lien est sur le mot YouTube). Assez régulièrement j’éprouve un engouement pour les choses a priori farfelues. Je ne saurais dire pourquoi, sinon, comme Audiard, qu’il me faille une dose de connerie régulière afin de décontracter un peu ma cervelle d’un excès d’intelligence — ou plutôt de lucidité, pour rester modeste. Donc j’avale les kilomètres ainsi, en même temps que je me laisse porter par la voix suave de cette femme qui me narre tout un tas de contes et de légendes qui aiguisent mon insatiable curiosité. Après l’Atlantide, la théorie de la Terre creuse et les mille et une raisons qui provoquent régulièrement le déluge, après avoir parcouru la Mahabharata avec l’aimable compagnie de cette voix où l’on comprend soudain que les dieux de l’Inde antique sont en fait de vils extraterrestres tout aussi mesquins que nous autres terriens, se pose la question brûlante de savoir d’où nous venons. Et la réponse, évidemment, serait le fruit d’un traficotage génétique entre une dame de là-haut et un singe d’en bas. Ce qui, du reste, est tout aussi plausible lorsqu’on y réfléchit bien que de croire aux théories de Darwin. Voir plus. Car c’est vrai que, d’une façon spectaculaire, nous sommes passés du singe au crétin absolu en moins de temps qu’il le faut pour le dire. Selon la théorie, les extraterrestres étaient plutôt cossards. Et plutôt que d’aller chercher de l’or par eux-mêmes afin d’ioniser leur atmosphère — celle de la planète Nibiru, pour ne pas la citer, qui revient à notre hauteur tous les 3 200 ans approximativement, d’après des études très sérieuses —, ils ont eu cette idée brillante, quoique banale, de faire faire le boulot par des esclaves. C’est-à-dire nous autres inventés pour l’occasion. Ce qui est fort de café, c’est que le matériel génétique pour nous fabriquer proviendrait de leur propre reine, une sorte de Vénus aux pieds palmés, je vous prie. Bon, au début, mon premier réflexe fut de rire sous cape, évidemment. Vous savez ce que c’est : on est tellement accroché au bon sens qu’on n’arrive plus à voir du tout qu’il n’est qu’un bateau qui vogue sur l’incohérence globale. Mais soudain le doute naît. Est-ce que, finalement, ce ne serait pas une loufoquerie encore plus gigantesque que toutes celles que l’on nous a déjà fait avaler qui se cacherait derrière toutes les cosmogonies qu’on nous assène depuis des lustres ? Tout ça pour quoi ? Pour diviser encore le monde entre ceux qui savent et ceux qui sont ignares. Bref, pour tirer parti, évidemment, de l’imbécillité la mieux partagée au monde et que l’on nomme désormais la raison. Ce ne serait pas étonnant. De là à croire tout ce que l’on nous raconte, que ce soit avec bon sens ou fiction, à tout mélanger sans discernement, il n’y a pas des kilomètres. Surtout lorsqu’on sait que la plaie la plus rapprochée du soleil, c’est cette fameuse lucidité, ce discernement obsessionnel.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Au supermarché

Cette femme hystérique plantée devant les caisses. Des hurlements, des cris, des sanglots : panique totale. La caissière reprend sa respiration pour tapoter le micro et, d’une voix qu’elle veut assurée : « On demande le petit Kevin à l’accueil. » Tout le monde piétine en râlant. Certains en profitent pour déballer leurs paniers, leurs caddies, en poussant légèrement les marchandises en amont, l’air de rien, avoir un tout petit peu plus de place pour s’étaler comme but. « Elle devrait se rouler par terre », dit la vieille devant moi en clignant d’un œil. Je ne peux retenir un fou rire. « Ça fait du bien de rire, n’est-ce pas, quand on voit tout ce cirque », ajoute-t-elle en extirpant un saucisson à l’ail de son panier. Je hoche la tête sans rien dire en attrapant le panneau séparateur pour marquer mon territoire de chaland sur le tapis roulant. Des chips, du chorizo et un paquet de croquettes pour la chatte : le strict nécessaire pour la journée ; remplir des caddies me dégoûte en ce moment. « Kevin, mon chéri ! » crie la femme. Le vigile s’approche d’elle et tente de l’apaiser. Un noir immense, et je la vois se recroqueviller. Puis elle se reprend tout de suite et s’adresse à la caissière : « Vous pouvez refaire l’annonce encore, s’il vous plaît ? » La caissière lève la main sans la regarder pour lui dire d’attendre qu’elle termine avec la vieille dame devant moi. C’est enfin mon tour. Je me fends d’un petit signe de main à la dame au saucisson à l’ail, qui semble tout à fait enchantée de sa visite au supermarché et qui se hâte de franchir les portes coulissantes. Une vélocité soudaine que je n’aurais pu soupçonner. « 10,50. Vous avez la carte de fidélité ? » enchaîne la caissière en reposant le micro. « Non, pas de carte de fidélité, et ça sera par carte », j’ajoute, « sans fil ». Petit bip, et re petit bip : « Retirez votre carte. » Avant de franchir les portes, je me retourne pour voir le tableau encore une dernière fois. Le vigile a pris la femme dans ses bras ; elle chiale sur son épaule, intarissable. Puis, au bout de l’allée centrale, je reconnais la bouchère qui s’amène avec un gamin qu’elle tient par la main. La mère aussi a dû repérer l’événement ; elle repousse le vigile et s’avance vers la cordelette qui interdit l’entrée du magasin entre les caisses. « Kévin, mon amour, viens voir maman », j’ai des images saugrenues du film Titanic qui surgissent soudain. Puis la nausée d’un coup, et je m’élance vers le parking. Il fait frais, un petit vent s’engouffre sous les vêtements pour piquer la peau. En avançant vers mon véhicule, je me demande comment j’aurais pu appeler mon gamin si un jour j’avais eu l’idée d’en avoir un. Sûrement pas Kevin, je me dis. Oh non, sûrement pas.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

L’excellence comme habitude

Selon le philosophe Aristote, le bonheur serait un horizon vers lequel nous pourrions nous diriger par l’habitude d’utiliser la raison dans tous nos faits et gestes. Le bonheur serait d’installer l’excellence comme habitude. Mais peut-être que ce terme d’excellence n’a pas la même définition pour Aristote que pour nous, modernes. Lorsqu’on pense à ce terme, on l’associe souvent à un but, alors qu’il n’était probablement, dans le discours du philosophe, qu’un vecteur, une direction à suivre vers cet horizon qu’il nomme le bonheur. Si je transpose cette idée dans la peinture, l’excellence ne peut être sérieusement considérée par l’entremise du chef-d’œuvre. Ce n’est pas la réalisation de chefs-d’œuvre qui me rendra heureux, mais plutôt la dynamique, l’habitude de peindre tout en réfléchissant à ce que peut être la peinture comme chemin. C’est surtout, d’ailleurs, en découvrant progressivement ce qu’elle n’est pas que je puis me détacher du superflu, des entraves et des obstacles que poserait une vision superficielle de celle-ci. Parmi le superflu, le superficiel, je considère l’argent, la gloire, et un excès d’attachement à la reconnaissance. Tout bien considéré, ce n’est pas vendre un tableau, ni découvrir mon nom à l’affiche, pas plus que les louanges, qui me rendent heureux. Ces sensations sont de l’ordre du plaisir et, bien qu’elles me procurent parfois d’agréables sensations, elles ne peuvent être le matériau à partir duquel trouver le bonheur de peindre. Et je crois que l’honnêteté, la sincérité doivent être recherchées constamment lorsque le plaisir se présente ainsi, afin de le prendre simplement pour ce qu’il est, c’est-à-dire ne pas s’en contenter comme d’un but qui enfin serait atteint. Il existe également un égarement dans lequel je suis tombé bien des fois durant ma carrière de peintre : c’est de trop m’attacher à l’insatisfaction, comme si celle-ci était un moteur obligé, incontournable, afin de pouvoir poursuivre le travail. C’est-à-dire que, quel que soit le tableau réalisé, se hâter de s’en défaire par le « ce n’est pas assez » et le « je peux faire encore mieux ». Et ainsi, en quête de ce « mieux » qui ne sera, ontologiquement, jamais assez mieux, poussé par un orgueil, une vanité, opérer à la fois une maltraitance envers soi comme envers la peinture, puisqu’à ce moment je ne la considérerais que comme un médium, un outil que je tenterais de soumettre dans un but vain. Sans doute l’âge joue-t-il un rôle important pour atteindre ce détachement. L’énergie que l’on possède en excès à l’origine et que l’on dépense sans raison véritable à courir après les lièvres et les châteaux en Espagne s’amenuise, et on commence à l’économiser. Pour ma part, il aura fallu que j’attende patiemment la soixantaine pour me débarrasser de nombreuses chimères et pénétrer enfin dans une vision plus claire de la peinture. Ce que représente la notion d’excellence n’est pas un savoir-faire, mais une attitude que je m’efforce de conserver constante sitôt que je me trouve confronté à l’acte de peindre, et ce que ce soit dans la solitude de l’atelier comme dans les ateliers que je dispense à des enfants ou à des adultes. Ce que je tente de faire passer, c’est que la peinture n’est rien d’autre qu’elle-même, ce qui est loin d’être une évidence pour le plus grand nombre tant elle est nimbée d’illusions, de poncifs, de clichés. Plutôt que de s’arrêter trop longtemps sur cette idée d’excellence polluée par toute velléité de but, y compris la volonté de ne pas atteindre un but qui serait l’ultime étape à franchir, sans doute faut-il se concentrer sur l’habitude, l’habitude de peindre. L’habitude de peindre. Il y a de multiples façons d’aborder la notion d’habitude par le biais du plaisir, du devoir, ou même de sa caricature, l’addiction. On peut parler de bonnes ou de mauvaises habitudes suivant le résultat occasionné par la mise en place de celles-ci. Il y a donc, malgré tout, un socle moral sur lequel la vertu aurait un rôle à jouer. Cette vertu, pour autant, est bien plus liée à la raison qu’à un faisceau plus ou moins flou de croyances, de superstitions, en un mot à la magie et à l’irrationnel qui l’accompagnent. Être vertueux, c’est donc en grande partie être raisonnable, agir selon la raison, et ainsi ne pas se laisser emporter par la poussée d’irrationnel, de magie, qui accompagne souvent un certain nombre de clichés sur le personnage du peintre. On ne tient pas la distance en s’appuyant sur la magie, c’est ce que je veux dire. Et encore autrement : s’appuyer sur la magie, c’est jouer avec le feu, et on y laisse beaucoup de souffrance pour rien. Pour rien, c’est-à-dire que l’on rate le but d’être tout simplement, et d’être heureux accessoirement. La magie, ce que l’on appelle communément l’inspiration, est une fausse piste car elle fait briguer un résultat qui est de l’ordre de l’avoir et non de l’être. C’est en forgeant que l’on devient forgeron, dit l’adage populaire, et c’est en peignant que l’on devient peintre. Cependant, constamment, je crois qu’il faut réexaminer son pourquoi. Et tant que celui-ci est orienté vers l’obtention de quelque chose qui n’est pas la connaissance de la peinture, il faut avoir le courage de s’en détacher. L’exigence du simple. La seule exigence, c’est celle qui est utile à maintenir actif en soi le cheminement vers la simplicité. Nous sommes tellement compliqués la plupart du temps par paresse. Et on dit alors : c’est plus fort que moi, je ne sais pas où je vais, parce qu’on imagine toujours une multitude de possibles comme une multitude de plaisirs à venir. En fin de compte, il y a bien plus d’illusions que de réalité dans cette course folle qui voudrait élucider tous les mystères. On appelle souvent ce qui est compliqué un mystère parce que cela nous dédouane de se donner la peine d’examiner la raison de notre attirance vers le compliqué. Nous avons de nous-mêmes une telle idée d’importance que celle-ci, pour se dilater plus encore, s’appuie sur la notion de mystère. Grâce à ce mystère, nous pensons avoir trouvé l’embarcation qui nous poussera enfin vers l’infini. Cet infini qui, évidemment, répondra à toutes nos questions. C’est l’infini le problème, c’est notre attirance vers celui-ci pour fuir le présent le problème. Mais si l’on se tient à l’instant, il n’y a plus de problème. Il suffit de prendre une feuille, une toile, de la couleur, un pinceau, et de peindre dans l’instant ce que nous sommes dans cet instant. N’est-ce pas simple ? La paresse vient de ce que produit le confort en tant qu’illusion. La complication a besoin de confort pour se reposer d’elle-même. Le simple, principe actif, n’a pas besoin de se reposer : il est toujours en action jusque dans notre sommeil. Parvenir à observer ces deux forces, le compliqué et le simple, comme des vecteurs qui créent une dialectique, une conversation qui, au bout du compte, laisse place au silence, demande du temps. Souvent une vie. L’exigence du simple est donc en grande partie liée aussi à l’oreille, à la justesse du silence que l’on finit peu à peu par reconnaître comme sien, comme nôtre, et dont atteste, par simple réfection, la peinture. S’éloigner du spectacle. Il faut faire un effort considérable afin de se lever et faire quelques pas pour s’éloigner du tableau, prendre du recul pour s’éloigner du spectacle. On peut le faire par fatigue, par dégoût, par amertume ; on peut tenter de se lever et de s’éloigner ainsi de nombreuses fois, et à chaque fois le regard que l’on portera sur le tableau, sur la peinture, sera teinté par ces efforts. Mais pour voir vraiment le tableau au-delà du spectacle, c’est évidemment autre chose. C’est la notion de valeur qu’il faut étudier à la fois sur la toile et en soi-même. Il s’agit d’une valeur qui n’a rien à voir avec l’idée de marchandise. Il n’est pas simple de s’éloigner du spectacle tant celui-ci a tout envahi, qu’il est devenu une modalité de relation aux autres et envers soi. Mais si on revient à ce qu’est la peinture pour de vrai… ce n’est rien d’autre que des pigments mélangés avec de l’eau ou d’autres médiums, et que l’on dépose sur du papier, de la toile ou des murs. Le spectacle est tout ce que l’on ajoute à cela, la plupart du temps. S’éloigner du spectacle est donc, en premier lieu, une prise de conscience du spectacle, puis s’orienter ensuite vers cet horizon du simple et du bonheur de peindre comme d’être. C’est s’orienter comme l’aiguille d’une boussole vers le pôle d’une excellence qui n’est constituée que par l’instant et le recommencement de la peinture dans cet instant. C’est découvrir peu à peu une excellence de l’habitude, puis une excellence comme habitude.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Equilibre

Dans la peinture, la notion d’équilibre est importante, mais de quoi parle-t-on vraiment lorsqu’on imagine l’équilibre ? Souvent on se réfère au symbole de la balance, à une idée d’égalité entre les deux plateaux de celle-ci. Cet équilibre-là est lié à une symétrie : autant de poids de part et d’autre. Il s’agit d’une sorte de compensation. C’est sans doute une création purement humaine, car dans la nature je ne vois pas que les choses s’organisent ainsi. L’échange ne semble pas juste, pas plus qu’équitable au sens où nous l’entendons généralement. Je crois que j’ai toujours été agacé par cette notion de comparaison, d’échange, d’équilibre qui, dans le fond, n’existe nulle part ailleurs que dans notre vision humaine. Car rien n’est véritablement égal, et tout l’est en même temps. C’est sur ce paradoxe que l’on finit par tomber lorsqu’on se penche sur le problème de l’équilibre. Je veux dire qu’une métamorphose incessante ne cesse d’être à l’œuvre, rebattant sans relâche tous les concepts, les préjugés et les théories que l’on peut fonder sur cette notion d’équilibre. La vie comme la nature, comme un artiste digne de ce nom, ne cessent jamais d’inventer de nouvelles notions d’équilibre. Sans doute parce que cette dynamique est un moteur universel. Parce que s’il s’agissait de répéter de simples formules, des recettes, tout finirait par s’appauvrir, par mourir. Au cours de notre histoire, la notion de l’équilibre n’a jamais cessé de changer et, si on peut observer les œuvres réalisées depuis que l’homme existe, on voit que les préoccupations concernant cette notion ne sont pas basées sur les mêmes critères. Parfois j’ai l’impression que certains artistes ont même utilisé ce qu’on nomme le déséquilibre aujourd’hui pour parvenir à leurs fins. Ce qui signifie que cet équilibre qu’ils recherchaient n’était pas fondé sur une notion d’égalité. Au contraire, ils recherchaient plus une hiérarchie d’importance tout en questionnant l’importance en tant que concept. Cette importance n’est pas la même lorsqu’il s’agit des choses quotidiennes et des choses sacrées, lorsqu’ils veulent évoquer le profane ou le sacré. Dans cette division entre profane et sacré, l’équilibre, l’importance ne sont plus au même niveau que ce que nous, contemporains, pouvons penser de ces deux termes. Sans doute parce que la notion de sacré n’est plus au centre de nos préoccupations modernes. Cependant, en reléguant celle-ci sur la marge, c’est toute la question du sens, de l’orientation, de la composition et, bien sûr, de l’équilibre qu’il faut alors rebâtir. Je fais sans doute partie de ces peintres qui tournent en rond autour de cette question de l’équilibre. Cela déborde le cadre d’un tableau. Depuis que la mort de Dieu nous est parvenue à l’oreille, l’art s’en ressent. La notion de sens et d’équilibre également. Mais rien ne se perd vraiment non plus : comme on le sait, tout se transforme. Ce que l’on appelait Dieu, ou le sacré, est toujours présent, bien plus qu’on l’imagine, dans nos vies. Simplement, ce sont les mots qui changent sans que l’on fasse attention à ce que ces changements entraînent comme conception du sens sur notre monde. Ainsi le silence, ainsi le vide sont-ils devenus ambigus tant que l’on ne les associe pas à cette notion ancienne de sacré. Sans le sacré, le silence est hostile, tout comme le vide est affreux. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on connaît vraiment du sacré. Peut-être faut-il le dépoussiérer, le débarrasser de son aura de bondieuseries, en revenir à l’être tout simplement, qu’on ne voit plus tant l’avoir est une gangue têtue.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

La joie ou la sérénité ?

C’est un peu comme cette histoire de lampe magique. On buterait dessus par inadvertance, on ramasserait l’objet en le frottant pour le nettoyer et paf ! un génie s’étirerait soudain au-dessus de notre tête et il soupirerait en lâchant la formule : tu as le droit à deux vœux seulement cette fois-ci parce que je suis fatigué d’être un génie. Mieux encore, je te demande de choisir entre la joie ou la sérénité ! Entre ces deux choses seulement, à toi de jouer et, s’il te plaît, dépêche-toi ! Évidemment, vu sous cet angle de l’urgence, on se demanderait, on tenterait de peser le pour et le contre, on ne sait guère faire autre chose que ça. J’imagine une vie joyeuse, c’est-à-dire une vie où n’importe quoi pourrait arriver sans entamer le moins du monde la joie. Immédiatement, j’ai une image de roue qui tourne à vide, pour rien, quelque chose de foncièrement autonome, indépendant de tout, sans aucune intersection avec quoi que ce soit d’autre que la joie. Ramenant tout à la joie. De prime abord, cela pourrait paraître séduisant tant qu’on n’aperçoit pas l’entonnoir posé sur sa propre tête. Puis j’imagine une vie de sérénité totale. Quoi qu’il puisse advenir de bon ou de mauvais, je reste zen, en parfaite équanimité de sentiment, de sensation, observant seulement tout cela passer comme des nuages dans le ciel. Quel ennui ! Je dis quel ennui parce que, dans le fond, je ne comprends rien ni à la joie ni à la sérénité, je crois. Ce sont des mots, des concepts qui viennent de l’extérieur. Il se peut qu’à certains moments de ma vie j’aie éprouvé un sentiment proche de ce que l’on appelle la joie ou la sérénité. Ils ne durent jamais très longtemps et je crois que cette brièveté en fait, pour moi, toute leur importance, toute leur valeur. Ne vivre que dans la joie ou la sérénité, et même dans les deux mêlés toute la sainte journée, me flanquerait le bourdon. J’aurais l’impression d’une solitude encore bien plus épaisse que toutes celles que je n’ai jamais rencontrées. Je me demande aussi pourquoi tant de personnes considèrent la joie et la sérénité comme des buts à atteindre puisque qu’ils se caractérisent surtout par leur fugacité. Ce qui est utile, c’est d’accepter la diversité, le chatoiement de toutes ces émotions quelles qu’elles soient. Les accepter comme elles viennent sans s’y accrocher de trop. Les émotions, les sentiments sont comme les pensées, finalement : ce ne sont que des émanations d’un vide que l’on ne comprend pas, auquel, la plupart du temps, on ne s’intéresse pas parce qu’on l’ignore. Les rares fois où on ressent ce vide, c’est souvent lors d’un coup dur : l’annonce d’une maladie incurable, la mort d’un proche. On s’en trouve chamboulé, ébranlé, et à ces moments-là aucune pensée, aucune émotion, aucun sentiment ne sont assez forts pour combler ce vide. On reste bras ballants et bouche bée. Sonné totalement. Puis la vie reprend son cours, et on se remet à rire, à pleurer, à fumer, à boire, avec, de temps à autre, un petit moment de joie que l’on peut savourer, ou un moment de paix pour se reposer, et c’est à peu près tout ce qu’il faut retenir de tout cela. La vie reprend toujours son cours, et on ne sait pas qui elle est, d’où elle vient et où elle va. Elle est comme un fleuve qui jamais ne se tarit et qui charrie en même temps les beaux poissons d’argent et les déchets des abattoirs. On peut avoir un avis sur la vie, ça ne veut pas dire pour autant que cet avis est juste ou faux : c’est un avis, pour en dire quelque chose, rien de plus.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Pareidolie

Je crois que tout a commencé après la mort de Flip, le chien loup que mon père avait rapporté à la maison, un soir d'hiver 1965 ou 66. Mon frère et moi allions régulièrement au fond du jardin nous agenouiller devant le tas de fumier où il avait été enterré. Nous inventions des prières bizarres la plupart du temps car je n'étais pas encore entré au catéchisme. Ensuite on regardait en l'air pour tenter d'apercevoir le chien courir dans le ciel. Il suffisait de pas grand chose alors, un cumulus ou un nimbus et tout à coup, en plissant bien les yeux, on le voyait comme je vous vois. Il avait l'air heureux et ça nous rassurait. Parce que c'est le vétérinaire qui avait tué Flip avec une piqure le jour où il avait presque crevé un œil à mon frère. Nous avions pleuré comme des Madeleines, puis peu à peu nous étions passés à autre chose. Mais on se réservait toujours un petit quart d'heure par ci par là pour aller voir nos morts. Sous le tas de fumier il y avait aussi la dépouille de Poupougne un cocker qui avait fait long feu. A peine arrivé qu'une maladie étrange l'avait emporté. Il y avait aussi des animaux sans nom que nous ramassions dans les allées du jardin. Des insectes, des oiseaux, et même quelques salamandres, lézard et musaraignes. Mon frère était beaucoup plus jeune que moi et nous avions un mal de chien à jouer ensemble. Sérieusement, Il avait une concentration de poisson rouge si vous voyez ce que je veux dire. Au bout du compte on a finit par prendre de la distance lui et moi. A jouer chacun dans notre coin. Alors c'était aussi une façon de se réunir une fois ou deux par semaine, on se recueillait dans tous les sens du terme. Je crois que nous pensions énormément à la mort, bien plus que ce qu'imaginent généralement les adultes lorsqu'ils considèrent les préoccupations des enfants. De temps en temps notre mère se rendait au fond du jardin pour tuer un lapin et, lorsqu'elle nous apercevait agenouillés devant le tas de fumier , elle haussait les épaules en soupirant. Puis elle m'interpellait en disant : Louis ce sont des vêtements propres n'allez pas vous salir je te désigne responsable alors gare si tout est taché ce soir. Et le soir assez souvent comme elle était fatiguée elle s'emportait un bon coup comme pour se vider de tout un tas de choses désagréables. J'avais fini par m'habituer au rythme de cette vie là, de toutes façons je n'avais pas vraiment le choix, je ne connaissais rien d'autre. Des années lumières plus tard Bertrand un copain me fera rentrer chez lui et je découvrirai que toutes les familles n'étaient pas comme la mienne. J'ai toujours tenté de trouver des raisons, du sens à tout, surtout lorsque de toute évidence et pour tout le monde ce tout c'était l'insensé. On me traitait de beaucoup de choses dans l'enfance sans doute parce que j'avais les épaules pour le supporter. Le bon Dieu ne t'en mettra pas plus sur le dos que tu ne peux en supporter disait grand-mère et je crois qu'elle avait raison, même si je doute que tout cela vienne du bon Dieu évidemment. On me disait aussi que j'avais le diable dans la peau, je dis "on" pour ne pas prononcer le mot maman parce que ça ne va plus tellement bien ensemble dans mon idée, une mère qui rabâche ça à son enfant vous voyez. J'ai passé des heures caché dans les toilettes à cause de cette phrase. Je me disais que tout de même le diable, s'il existait, aurait un peu de respect, qu'il me laisserait un moment de répit aux cabinets avant de me retomber sur le paletot sitôt que j'aurai tiré la chasse. Et puis finalement le diable est plus probablement à l'intérieur de chacun de nous que n'importe où ailleurs. Il faut s'y faire et discuter avec lui de temps à autre parce qu'il n'y a rien de pire que l'ignorance en toutes choses disait mon arrière grand père instituteur. Sans doute est ce probablement ce que j'imaginais alors être mon diable intérieur qui me faisait voir des chiens courir dans le ciel, ou des chevaux. J'ai toujours rêvé d'avoir un cheval à cette époque de ma vie, avoir un ami véritable ça ne pouvait être qu'un animal et surtout un cheval. J'en apercevait partout sur les murs, dans la boue, dans la forme des nuages mais j'ai vite renoncé à le dire aux autres. A part à mon jeune frère qui sans doute par fraternité daignait me croire tout simplement. Les années ont passé par la suite et nous n'en avons jamais plus reparlé. D'ailleurs je me sentirais probablement gêné de lui en reparler désormais à plus de 60 ans passés. Ca ne voudrait plus rien dire du tout. D'ailleurs on ne se parle pas beaucoup. On se voit une fois l'an et on parle de choses sans importance véritable, de son job, de sa maison, de ses maladies et puis c'est tout. Des conversations comme on peut en avoir avec tout le monde en fait. Ce phénomène de voir des choses lorsqu'il n'y a rien pour la plupart des gens j'ai appris avec le temps qu'il portait un nom : la pareidolie. Ne dirait t'on pas le nom d'une maladie ? Généralement on l'utilise pour des sortes d'hallucinations visuelles. Mais je crois que j'ai du en abuser et m'exercer énormément à le développer à l'aide du diable et je crois aussi que le but ultime recherché était par ce biais de tomber un jour sur le bon Dieu. C'était bien mon genre de logique. Il y a même une période où ça gazait tellement, vers la cinquantaine, que j'aurais pu entrer dans les ordres, tout lâcher pour devenir moine. Je m'étais mis à voir des anges un peu partout et lorsque je levais les yeux pour regarder les arbres et leurs feuillages j'avais le sentiment d'être face aux vitraux des cathédrales à lire toutes les histoires du monde. J'aurais pu sans doute continuer à voir toutes ces choses si à un moment quelqu'un à la radio ou à la télé n'avait pas parlé de cette faculté qui peut se transformer en maladie. A un moment j'ai eu un peu d'espoir parce certains trouvent le moyen d'utiliser à bon escient la pareidolie. Il deviennent artistes, et leurs visions sont acceptées comme étant des œuvres d'art que les gens ensuite achètent. C'est vraiment épatant. C'est simplement dommage de n'avoir pu y penser plus tôt , de ne pas m'être renseigné et de considérer ce phénomène comme une tare, un défaut, l'œuvre de ce diable collectivement placé tout au fond de moi.|couper{180}