L’excellence comme habitude

Selon le philosophe Aristote, le bonheur serait un horizon vers lequel nous pourrions nous diriger par l’habitude d’utiliser la raison dans tous nos faits et gestes. Le bonheur serait d’installer l’excellence comme habitude. Mais peut-être que ce terme d’excellence n’a pas la même définition pour Aristote que pour nous, modernes. Lorsqu’on pense à ce terme, on l’associe souvent à un but, alors qu’il n’était probablement, dans le discours du philosophe, qu’un vecteur, une direction à suivre vers cet horizon qu’il nomme le bonheur. Si je transpose cette idée dans la peinture, l’excellence ne peut être sérieusement considérée par l’entremise du chef-d’œuvre. Ce n’est pas la réalisation de chefs-d’œuvre qui me rendra heureux, mais plutôt la dynamique, l’habitude de peindre tout en réfléchissant à ce que peut être la peinture comme chemin. C’est surtout, d’ailleurs, en découvrant progressivement ce qu’elle n’est pas que je puis me détacher du superflu, des entraves et des obstacles que poserait une vision superficielle de celle-ci. Parmi le superflu, le superficiel, je considère l’argent, la gloire, et un excès d’attachement à la reconnaissance. Tout bien considéré, ce n’est pas vendre un tableau, ni découvrir mon nom à l’affiche, pas plus que les louanges, qui me rendent heureux. Ces sensations sont de l’ordre du plaisir et, bien qu’elles me procurent parfois d’agréables sensations, elles ne peuvent être le matériau à partir duquel trouver le bonheur de peindre. Et je crois que l’honnêteté, la sincérité doivent être recherchées constamment lorsque le plaisir se présente ainsi, afin de le prendre simplement pour ce qu’il est, c’est-à-dire ne pas s’en contenter comme d’un but qui enfin serait atteint. Il existe également un égarement dans lequel je suis tombé bien des fois durant ma carrière de peintre : c’est de trop m’attacher à l’insatisfaction, comme si celle-ci était un moteur obligé, incontournable, afin de pouvoir poursuivre le travail. C’est-à-dire que, quel que soit le tableau réalisé, se hâter de s’en défaire par le « ce n’est pas assez » et le « je peux faire encore mieux ». Et ainsi, en quête de ce « mieux » qui ne sera, ontologiquement, jamais assez mieux, poussé par un orgueil, une vanité, opérer à la fois une maltraitance envers soi comme envers la peinture, puisqu’à ce moment je ne la considérerais que comme un médium, un outil que je tenterais de soumettre dans un but vain. Sans doute l’âge joue-t-il un rôle important pour atteindre ce détachement. L’énergie que l’on possède en excès à l’origine et que l’on dépense sans raison véritable à courir après les lièvres et les châteaux en Espagne s’amenuise, et on commence à l’économiser. Pour ma part, il aura fallu que j’attende patiemment la soixantaine pour me débarrasser de nombreuses chimères et pénétrer enfin dans une vision plus claire de la peinture. Ce que représente la notion d’excellence n’est pas un savoir-faire, mais une attitude que je m’efforce de conserver constante sitôt que je me trouve confronté à l’acte de peindre, et ce que ce soit dans la solitude de l’atelier comme dans les ateliers que je dispense à des enfants ou à des adultes. Ce que je tente de faire passer, c’est que la peinture n’est rien d’autre qu’elle-même, ce qui est loin d’être une évidence pour le plus grand nombre tant elle est nimbée d’illusions, de poncifs, de clichés. Plutôt que de s’arrêter trop longtemps sur cette idée d’excellence polluée par toute velléité de but, y compris la volonté de ne pas atteindre un but qui serait l’ultime étape à franchir, sans doute faut-il se concentrer sur l’habitude, l’habitude de peindre. L’habitude de peindre. Il y a de multiples façons d’aborder la notion d’habitude par le biais du plaisir, du devoir, ou même de sa caricature, l’addiction. On peut parler de bonnes ou de mauvaises habitudes suivant le résultat occasionné par la mise en place de celles-ci. Il y a donc, malgré tout, un socle moral sur lequel la vertu aurait un rôle à jouer. Cette vertu, pour autant, est bien plus liée à la raison qu’à un faisceau plus ou moins flou de croyances, de superstitions, en un mot à la magie et à l’irrationnel qui l’accompagnent. Être vertueux, c’est donc en grande partie être raisonnable, agir selon la raison, et ainsi ne pas se laisser emporter par la poussée d’irrationnel, de magie, qui accompagne souvent un certain nombre de clichés sur le personnage du peintre. On ne tient pas la distance en s’appuyant sur la magie, c’est ce que je veux dire. Et encore autrement : s’appuyer sur la magie, c’est jouer avec le feu, et on y laisse beaucoup de souffrance pour rien. Pour rien, c’est-à-dire que l’on rate le but d’être tout simplement, et d’être heureux accessoirement. La magie, ce que l’on appelle communément l’inspiration, est une fausse piste car elle fait briguer un résultat qui est de l’ordre de l’avoir et non de l’être. C’est en forgeant que l’on devient forgeron, dit l’adage populaire, et c’est en peignant que l’on devient peintre. Cependant, constamment, je crois qu’il faut réexaminer son pourquoi. Et tant que celui-ci est orienté vers l’obtention de quelque chose qui n’est pas la connaissance de la peinture, il faut avoir le courage de s’en détacher. L’exigence du simple. La seule exigence, c’est celle qui est utile à maintenir actif en soi le cheminement vers la simplicité. Nous sommes tellement compliqués la plupart du temps par paresse. Et on dit alors : c’est plus fort que moi, je ne sais pas où je vais, parce qu’on imagine toujours une multitude de possibles comme une multitude de plaisirs à venir. En fin de compte, il y a bien plus d’illusions que de réalité dans cette course folle qui voudrait élucider tous les mystères. On appelle souvent ce qui est compliqué un mystère parce que cela nous dédouane de se donner la peine d’examiner la raison de notre attirance vers le compliqué. Nous avons de nous-mêmes une telle idée d’importance que celle-ci, pour se dilater plus encore, s’appuie sur la notion de mystère. Grâce à ce mystère, nous pensons avoir trouvé l’embarcation qui nous poussera enfin vers l’infini. Cet infini qui, évidemment, répondra à toutes nos questions. C’est l’infini le problème, c’est notre attirance vers celui-ci pour fuir le présent le problème. Mais si l’on se tient à l’instant, il n’y a plus de problème. Il suffit de prendre une feuille, une toile, de la couleur, un pinceau, et de peindre dans l’instant ce que nous sommes dans cet instant. N’est-ce pas simple ? La paresse vient de ce que produit le confort en tant qu’illusion. La complication a besoin de confort pour se reposer d’elle-même. Le simple, principe actif, n’a pas besoin de se reposer : il est toujours en action jusque dans notre sommeil. Parvenir à observer ces deux forces, le compliqué et le simple, comme des vecteurs qui créent une dialectique, une conversation qui, au bout du compte, laisse place au silence, demande du temps. Souvent une vie. L’exigence du simple est donc en grande partie liée aussi à l’oreille, à la justesse du silence que l’on finit peu à peu par reconnaître comme sien, comme nôtre, et dont atteste, par simple réfection, la peinture. S’éloigner du spectacle. Il faut faire un effort considérable afin de se lever et faire quelques pas pour s’éloigner du tableau, prendre du recul pour s’éloigner du spectacle. On peut le faire par fatigue, par dégoût, par amertume ; on peut tenter de se lever et de s’éloigner ainsi de nombreuses fois, et à chaque fois le regard que l’on portera sur le tableau, sur la peinture, sera teinté par ces efforts. Mais pour voir vraiment le tableau au-delà du spectacle, c’est évidemment autre chose. C’est la notion de valeur qu’il faut étudier à la fois sur la toile et en soi-même. Il s’agit d’une valeur qui n’a rien à voir avec l’idée de marchandise. Il n’est pas simple de s’éloigner du spectacle tant celui-ci a tout envahi, qu’il est devenu une modalité de relation aux autres et envers soi. Mais si on revient à ce qu’est la peinture pour de vrai… ce n’est rien d’autre que des pigments mélangés avec de l’eau ou d’autres médiums, et que l’on dépose sur du papier, de la toile ou des murs. Le spectacle est tout ce que l’on ajoute à cela, la plupart du temps. S’éloigner du spectacle est donc, en premier lieu, une prise de conscience du spectacle, puis s’orienter ensuite vers cet horizon du simple et du bonheur de peindre comme d’être. C’est s’orienter comme l’aiguille d’une boussole vers le pôle d’une excellence qui n’est constituée que par l’instant et le recommencement de la peinture dans cet instant. C’est découvrir peu à peu une excellence de l’habitude, puis une excellence comme habitude.

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Carnets | octobre 2021

La plaie de vouloir plaire

Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

L’art refuge, l’art ouverture.

7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Nouvelle exposition dans le Haut-Jura

Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}

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