Au plus près

Il y a maintes façons de considérer l’écriture et je voudrais, en y pensant, revenir à la notion de cadre, de format. Car c’est sans doute la première difficulté que j’ai rencontrée, avant même celle du pourquoi. Au début, j’avais cette idée d’écrire des romans, des nouvelles parce que j’avais été séduit par des écrivains comme Henry Miller, Hemingway, Dos Passos, Fitzgerald, beaucoup d’auteurs américains notamment. Je crois que le personnage d’écrivain — américain de surcroît — m’attirait plus parfois que leurs œuvres. C’est-à-dire qu’en tant que jeune homme je cherchais probablement à m’extraire de la dépendance d’une image paternelle qui ne me convenait pas. J’en cherchais d’autres qui m’apparaissaient plus reluisantes. Écrire était donc une sorte de cheminement à emprunter pour les rejoindre et je crois que ce qui m’intéressait surtout c’était que cela soit difficile. Il fallait que ce le soit pour obtenir ce que j’imaginais être cette rencontre du père et du fils. J’avais lu tellement de conneries sur l’héroïsme et les héros, sur ce modèle que je ne pouvais qu’entrer dans ce moule sans même m’en rendre compte. J’ai écrit tout un tas de choses, toutes plus saugrenues les unes que les autres, avec une candeur, une maladresse qui s’associait en filigrane à la déception que m’infligeaient depuis toujours mes mauvaises notes en français. C’est-à-dire une révolte dont je n’avais pas mesuré l’ampleur lorsqu’elle s’était produite. Une blessure narcissique, si on veut. Pourquoi ai-je été tellement blessé par mes résultats scolaires dans cette matière ? Parce que, très tôt, la lecture était pour moi une véritable passion. Je dévorais tout ce qui passait à ma portée d’une façon anarchique et gloutonne. Le but alors était de m’évader et pas grand-chose d’autre. Je m’évadais dans les contes et légendes puis plus tard dans la Comédie humaine ou Les Rougon-Macquart sans vraiment me soucier de l’écriture en elle-même. Ce qui m’intéressait c’était de m’identifier à tel ou tel personnage, de vivre par procuration le plus de possibilités d’une vie à venir. L’avenir m’effrayait toujours au plus haut point car je ne parvenais jamais à me décider pour tel ou tel but. Cette difficulté à prendre une décision sur ce que je voulais devenir « plus tard » s’accroissait lorsque je me trouvais confronté à des camarades dont le destin semblait tout tracé. Certains allaient devenir médecin, notaire, professeur, agriculteur, ils n’avaient pas de doute sur leur avenir, ce qui augmentait mon malaise d’autant plus que j’en étais criblé. Cette difficulté d’écrire des nouvelles, des romans, est liée, je crois, aux mêmes doutes quant aux objectifs qu’il faut poser nécessairement avant de pouvoir les atteindre. Je me cognais la tête contre les murs en me traitant de tous les noms car j’étais incapable de me projeter, comme j’étais incapable de projeter le moindre personnage vers un destin, vers un avenir. Quel que soit le canevas que je pouvais dessiner, il me semblait faux. Il me semblait être doté d’un discernement effrayant, une sorte de lucidité exacerbée qui me faisait ramasser tôt ou tard mon paquet de feuilles noircies et le jeter à la corbeille. C’était ontologique : inscrit dans l’être, la vie ne se déroulait pas ainsi de façon linéaire et même si l’on créait des péripéties, des rebondissements sur le chemin que suivrait tout protagoniste vers son but, il y avait bien plus de chances que tout cela ne se transforme en cliché qu’en une histoire qui tienne véritablement debout, je veux dire aussi déroutante, surprenante, aussi déroutante et surprenante que la vie elle-même. C’est ainsi que j’ai commencé d’écrire sur des petits carnets en raison du format que leur taille me proposait. En général, une page par jour sur laquelle se mêlaient réflexions et chroniques et des embryons de récits. Ça me donnait l’impression d’avancer tout en n’étant pas totalement dupe. La vérité est que j’avais une trouille bleue de me jeter dans le véritable travail que représente l’écriture. D’abord en raison de mes résultats scolaires médiocres, mais aussi par une sorte de modestie qui me renvoyait perpétuellement à mon ignorance en contrepoint de mon orgueil. Car il faut tout de même un orgueil, une vanité, une prétention considérables pour s’imaginer écrire un roman jusqu’au bout à vingt ans. Qu’avais-je donc à dire qui n’avait jamais été dit ? Et quand bien même aurais-je eu une idée mille fois exploitée, qu’est-ce qui aurait pu me faire penser que je pouvais alors la présenter autrement, et bien sûr mieux qu’elle ne l’avait jamais été ? Confusément, je sentais bien que la notion d’originalité était à la fois un aiguillon et une entrave. Et pourtant j’ai persisté, je voulais aller jusqu’au bout pour déposer tout ce que j’avais de baroque sur le papier. Maintenant que j’y pense, c’était bien plus pour m’en débarrasser que pour réellement écrire un roman. Car on imagine malgré tout, quoiqu’on en pense, et si rebelle soit-on, une norme à rejoindre. La norme des grands écrivains, par exemple, est de bousiller leur vie, de boire comme des trous, de subir des séparations irrémédiables, puis enfin, au bout d’un calvaire qu’ils devront traverser avec persévérance, en serrant ce qu’il leur restera de dents, publier enfin leur premier bouquin. La difficulté d’écrire, je crois qu’elle commence par une prise de conscience de notre imagination en matière d’écriture. La difficulté d’écrire demande de comprendre que ce n’est pas seulement une ambiance dans laquelle le personnage d’écrivain que l’on s’invente se meut. J’ai posé mon stylo vers la quarantaine. J’étais éreinté par mes rêves et n’avais plus qu’une envie, après avoir exploré tout l’enfermement : c’était de vivre une vie normale. C’est sans doute là où le roman devrait commencer, sur ce que l’on imagine être une vie normale. C’est aussi là, je crois, que l’on comprend que l’on n’a pas besoin d’écrire pour être écrivain. On est écrivain de toute façon à partir du moment où on observe tout ce qui se passe à l’extérieur de soi et en soi. J’ai tout rangé dans des cartons que j’ai trimballés comme des boulets dans de multiples déménagements. De temps à autre, je me complaisais à me souvenir que j’avais essayé d’écrire, cette nostalgie me faisait du bien dans les moments difficiles. Je me souvenais que j’avais été écrivain comme je me souvenais d’avoir été photographe au temps de l’argentique, que j’avais voyagé et exploré des pays en guerre avec mon vieux Leica. Cela pouvait arriver n’importe quand, mais surtout dans les moments les plus ordinaires, ces moments tellement ordinaires que l’on souhaiterait s’enfoncer dans l’ordinaire comme sous terre et à jamais afin de ne plus se souvenir, justement. Il y avait une telle dichotomie entre la vie rêvée que j’avais vécue et la vie ordinaire que j’en étais secoué de nausées à répétition. Ces petits carnets, je les ai brûlés un jour ordinaire pour certainement devenir encore plus ordinaire, pour me fondre le plus possible dans l’ordinaire. En vain. Vingt ans plus tard, me voici au même point exactement. J’ai parfois l’impression que rien n’a changé : je débite des phrases au kilomètre, je m’amuse toujours à jouer les écrivains finalement. Ce genre d’écrivain qui ne publie jamais rien parce qu’il veut rester un écrivain. Parce que les rêves sont plus précieux que la réalité, se dit-on. Pourtant, avec le temps, j’arrive à discerner malgré tout un but, si débile, si illusoire soit-il. Je voudrais parvenir à être au plus près de ce que je suis vraiment, sans chichi, sans périphrases. N’est-ce pas finalement ma meilleure fiction ? Possible, ce serait drôle à condition qu’on n’en crève pas soudain de honte.

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Carnets | octobre 2021

La plaie de vouloir plaire

Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

L’art refuge, l’art ouverture.

7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Nouvelle exposition dans le Haut-Jura

Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}

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