Pareidolie

Je crois que tout a commencé après la mort de Flip, le chien loup que mon père avait rapporté à la maison, un soir d’hiver 1965 ou 66. Mon frère et moi allions régulièrement au fond du jardin nous agenouiller devant le tas de fumier où il avait été enterré. Nous inventions des prières bizarres la plupart du temps car je n’étais pas encore entré au catéchisme.

Ensuite on regardait en l’air pour tenter d’apercevoir le chien courir dans le ciel. Il suffisait de pas grand chose alors, un cumulus ou un nimbus et tout à coup, en plissant bien les yeux, on le voyait comme je vous vois.

Il avait l’air heureux et ça nous rassurait. Parce que c’est le vétérinaire qui avait tué Flip avec une piqure le jour où il avait presque crevé un œil à mon frère.

Nous avions pleuré comme des Madeleines, puis peu à peu nous étions passés à autre chose. Mais on se réservait toujours un petit quart d’heure par ci par là pour aller voir nos morts.

Sous le tas de fumier il y avait aussi la dépouille de Poupougne un cocker qui avait fait long feu. A peine arrivé qu’une maladie étrange l’avait emporté. Il y avait aussi des animaux sans nom que nous ramassions dans les allées du jardin. Des insectes, des oiseaux, et même quelques salamandres, lézard et musaraignes.

Mon frère était beaucoup plus jeune que moi et nous avions un mal de chien à jouer ensemble. Sérieusement, Il avait une concentration de poisson rouge si vous voyez ce que je veux dire. Au bout du compte on a finit par prendre de la distance lui et moi. A jouer chacun dans notre coin. Alors c’était aussi une façon de se réunir une fois ou deux par semaine, on se recueillait dans tous les sens du terme.

Je crois que nous pensions énormément à la mort, bien plus que ce qu’imaginent généralement les adultes lorsqu’ils considèrent les préoccupations des enfants.

De temps en temps notre mère se rendait au fond du jardin pour tuer un lapin et, lorsqu’elle nous apercevait agenouillés devant le tas de fumier , elle haussait les épaules en soupirant.

Puis elle m’interpellait en disant : Louis ce sont des vêtements propres n’allez pas vous salir je te désigne responsable alors gare si tout est taché ce soir.

Et le soir assez souvent comme elle était fatiguée elle s’emportait un bon coup comme pour se vider de tout un tas de choses désagréables. J’avais fini par m’habituer au rythme de cette vie là, de toutes façons je n’avais pas vraiment le choix, je ne connaissais rien d’autre. Des années lumières plus tard Bertrand un copain me fera rentrer chez lui et je découvrirai que toutes les familles n’étaient pas comme la mienne.

J’ai toujours tenté de trouver des raisons, du sens à tout, surtout lorsque de toute évidence et pour tout le monde ce tout c’était l’insensé.

On me traitait de beaucoup de choses dans l’enfance sans doute parce que j’avais les épaules pour le supporter. Le bon Dieu ne t’en mettra pas plus sur le dos que tu ne peux en supporter disait grand-mère et je crois qu’elle avait raison, même si je doute que tout cela vienne du bon Dieu évidemment.

On me disait aussi que j’avais le diable dans la peau, je dis "on" pour ne pas prononcer le mot maman parce que ça ne va plus tellement bien ensemble dans mon idée, une mère qui rabâche ça à son enfant vous voyez.

J’ai passé des heures caché dans les toilettes à cause de cette phrase. Je me disais que tout de même le diable, s’il existait, aurait un peu de respect, qu’il me laisserait un moment de répit aux cabinets avant de me retomber sur le paletot sitôt que j’aurai tiré la chasse.

Et puis finalement le diable est plus probablement à l’intérieur de chacun de nous que n’importe où ailleurs.

Il faut s’y faire et discuter avec lui de temps à autre parce qu’il n’y a rien de pire que l’ignorance en toutes choses disait mon arrière grand père instituteur.

Sans doute est ce probablement ce que j’imaginais alors être mon diable intérieur qui me faisait voir des chiens courir dans le ciel, ou des chevaux. J’ai toujours rêvé d’avoir un cheval à cette époque de ma vie, avoir un ami véritable ça ne pouvait être qu’un animal et surtout un cheval.

J’en apercevait partout sur les murs, dans la boue, dans la forme des nuages mais j’ai vite renoncé à le dire aux autres.

A part à mon jeune frère qui sans doute par fraternité daignait me croire tout simplement.

Les années ont passé par la suite et nous n’en avons jamais plus reparlé.

D’ailleurs je me sentirais probablement gêné de lui en reparler désormais à plus de 60 ans passés. Ca ne voudrait plus rien dire du tout. D’ailleurs on ne se parle pas beaucoup. On se voit une fois l’an et on parle de choses sans importance véritable, de son job, de sa maison, de ses maladies et puis c’est tout. Des conversations comme on peut en avoir avec tout le monde en fait.

Ce phénomène de voir des choses lorsqu’il n’y a rien pour la plupart des gens j’ai appris avec le temps qu’il portait un nom : la pareidolie. Ne dirait t’on pas le nom d’une maladie ?

Généralement on l’utilise pour des sortes d’hallucinations visuelles. Mais je crois que j’ai du en abuser et m’exercer énormément à le développer à l’aide du diable et je crois aussi que le but ultime recherché était par ce biais de tomber un jour sur le bon Dieu. C’était bien mon genre de logique.

Il y a même une période où ça gazait tellement, vers la cinquantaine, que j’aurais pu entrer dans les ordres, tout lâcher pour devenir moine. Je m’étais mis à voir des anges un peu partout et lorsque je levais les yeux pour regarder les arbres et leurs feuillages j’avais le sentiment d’être face aux vitraux des cathédrales à lire toutes les histoires du monde.

J’aurais pu sans doute continuer à voir toutes ces choses si à un moment quelqu’un à la radio ou à la télé n’avait pas parlé de cette faculté qui peut se transformer en maladie.

A un moment j’ai eu un peu d’espoir parce certains trouvent le moyen d’utiliser à bon escient la pareidolie. Il deviennent artistes, et leurs visions sont acceptées comme étant des œuvres d’art que les gens ensuite achètent.

C’est vraiment épatant.

C’est simplement dommage de n’avoir pu y penser plus tôt , de ne pas m’être renseigné et de considérer ce phénomène comme une tare, un défaut, l’œuvre de ce diable collectivement placé tout au fond de moi.

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Carnets | octobre 2021

La plaie de vouloir plaire

Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

L’art refuge, l’art ouverture.

7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Nouvelle exposition dans le Haut-Jura

Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}

peinture