Petite étude de la déception en peinture.
À cheval sur un boulet de canon, le baron de Münchhausen fend les airs en agrippant son couvre-chef. C’est cette image qui me revient tout à coup en lisant un commentaire sur un réseau social à propos des buts et intentions en peinture. C’est-à-dire que sans but, sans intention, le peintre qui ne se fierait qu’au hasard se retrouverait, je cite, « gros Jean comme devant ». Et que, pour donner ensuite un titre à son œuvre, il devrait se creuser les méninges après coup d’une façon pathétique. Un joli coup d’épée dans l’eau, selon les avis compétents en la matière. J’ai aussi cru à cela. Je veux dire à cette histoire de préméditation, de but, d’intention en peinture. Et c’est bien normal d’y croire, n’est-ce pas, quand on vous l’assène depuis les bancs de l’école. Il ferait beau que l’on se mette à peindre pour rien, et pourquoi pas avec un bandeau sur les yeux pendant que nous y sommes ? Oui, d’accord, je veux bien écouter tous les arguments en faveur de l’esquisse, de l’ébauche, du but et du labeur pour atteindre à cette récompense, mais tout de même, beaucoup se cassent la figure en route ; doit-on alors établir encore la même sempiternelle hiérarchie entre ceux qui, doués d’habileté, y parviennent tandis que les autres échouent ? Ne serait-ce que cela, la peinture ? Une sorte de marathon avec des médailles à l’arrivée ? Dans une grande partie, oui, d’après mes dernières observations. C’est pourquoi il existe des salons, et des prix sans oublier les accessits. C’est sans doute aussi pour perpétrer une idée d’excellence qui flattera la vanité de certains tandis qu’elle excitera la jalousie des autres, ou leur admiration. Autant dire que tout tourne en rond autour de l’égo, comme toujours. Il faut des maîtres comme il faut des cancres. Entre les deux, l’immense cohorte de ceux qui voudraient bien mais ne peuvent point. Ce qui m’amène tout droit à la raison de cet article : la déception en peinture. En ce qui me concerne, la déception aura été pour moi l’une de mes plus fascinantes maîtresses. Elle m’a rabattu le caquet tant de fois que je n’ai pas assez de doigts aux mains et aux pieds pour les compter. Ce n’est pas que je sois masochiste, non, mais j’ai été jeune longtemps et du caquet je n’en ai pas manqué, à un point tel qu’il devait finir par m’encombrer. Sans la déception, je crois que je continuerais encore à pérorer de façon fatigante tout en m’exerçant comme un artiste de cirque à répéter en vue d’un spectacle, d’une performance. Heureusement que l’entropie n’est pas faite pour les cochons. L’entropie et la déception m’auront rendu poli, à la fin. Tous mes espoirs se seront érodés par la force des choses, car bien sûr ils étaient vains. Ils étaient vains dès l’origine, dès que j’ai suivi tous les « on dit » sur l’art et la peinture en particulier. Mais comment faire autrement ? On croit qu’il suffit d’avoir une idée et ensuite de prendre un pinceau pour la concrétiser, et puis on s’engage dans le travail avec une foi que l’on ne remet pas en question jusqu’au premier accident qui nous réveille. Ainsi toutes ces heures à dessiner du modèle vivant, à extirper des corps depuis le blanc du papier ou l’ocre du kraft en vue d’une belle peinture de nu qui satisfera cette ambition d’excellence, puis qui nous laissera, au bout du compte, un je-ne-sais-quoi de bizarre à l’âme. Le tableau est là, magnifique comme il se doit, les lignes sont parfaites, la composition équilibrée, les couleurs et les valeurs se répondent comme au concert, et pourtant quelque chose manque et on ne parvient pas à poser le doigt dessus. On se perd alors en supputations, on se questionne, on doute. Finalement, on découvre que l’œuvre n’est pas originale, qu’elle n’ajoute rien à la multitude existante de tous les nus déjà vus ; bref, on se retrouve face à quelque chose de l’ordre du banal, du cliché, même si c’est très bien exécuté. Et le choc est d’autant plus brutal que c’est très bien exécuté. Comment réagir alors à cette déception sinon d’une façon banale également ? C’est-à-dire par la tristesse, la colère, l’anéantissement. Parfois on s’en prend même au tableau en le déchirant et en le flanquant à la poubelle. Pour la plupart des spectateurs hypothétiques, c’est incompréhensible. C’est porter l’exigence à un point trop élevé, exagéré, c’est extrêmement orgueilleux. Comment quelqu’un doué d’un tel talent dans l’art de la représentation peut-il s’égarer à ce point, vouloir encore, et en plus péter plus haut que son cul ? C’est que le public, sauf mon respect, n’y connaît pas grand-chose en peinture, à de très rares exceptions rencontrées. Le public est vite ébloui et contenté, d’une façon superficielle. Il n’est touché que par une surface proche de celle des miroirs et sur laquelle, tant qu’il se reconnaît, tout va. Tant qu’il reconnaît aussi le cliché que représente l’art tel qu’on lui a présenté depuis belle lurette. Un artiste qui ne se soucierait que de l’avis du public pour s’orienter dans son travail ne se concentrerait que sur son besoin de reconnaissance, mais pas sur ce qui le motive en profondeur, je veux dire trouver et améliorer sa propre expression. Et en cela un artiste qui « réussirait » devrait donc se méfier encore plus de ce que l’on appelle communément la réussite, sous peine de n’avoir plus qu’à se répéter inlassablement pour entretenir celle-ci. Ce qui d’ailleurs, au bout du compte, est un faux calcul : la répétition lasse tôt ou tard, car les goûts du public fluctuent comme les modes, avec les modes. Ce dont il est question ici, c’est d’un art d’encaisser les déceptions d’où qu’elles viennent, de l’échec comme de la réussite. Ce dont il est question, c’est d’envisager la déception comme un moteur dont l’énergie ne coûte qu’un peu de sincérité envers soi-même. Être à l’écoute de nos déceptions pour comprendre la vanité de nos espérances. Et ainsi faire le tri entre le bon grain et l’ivraie. J’évoquais hier ou avant-hier l’importance de l’envie ; celle de la sincérité est tout aussi importante. Encore qu’il faille prendre ce mot avec des pincettes désormais car il est utilisé à toutes les sauces. Être sincère, authentique, est devenu un slogan. Ce n’est évidemment pas d’une sincérité qui se brandit, se fanfaronne, dont je veux parler. C’est cette petite voix au fond de chacun de nous qui nous murmure à chaque fois « oui » ou « non » et que nous perdons, tant le fatras du jugement, des prétentions de toutes sortes, fait du bruit. Ce oui ou ce non ne sont pas de l’ordre du jugement ; ils témoignent plus d’une distance à laquelle je me trouve par rapport à la note juste. Ce oui ou ce non ne s’appuient pas non plus sur l’espoir de parvenir à quoi que ce soit, et lorsque je les écoute je dois sauter par-dessus toutes les déceptions faciles, les déceptions premières que m’offre sans relâche mon jugement. Car le jugement, pour avoir tant de fois tenté de m’en débarrasser, ne s’évanouit jamais totalement. Il faut apprendre à faire avec. Il faut apprendre à faire avec la déception, mais aussi avec tous les espoirs qui proviennent de cette même et unique source. Sans brutalité, comme on s’adresse à des enfants tout en les écoutant attentivement. Et là, on parvient à écouter ce oui et ce non comme une musique posée sur le silence et dont on peut saisir chaque note et tout l’ensemble en même temps. Cette déception quant à l’intention et aux mille buts en peinture m’a entraîné vers le hasard, dans le sens où ce dernier ne propose aucune idée d’avance, mais propose d’apprendre à pénétrer tout entier dans l’instant de peindre. Cette déception m’a appris combien la pensée peut être difficile à dépasser, comme les jugements, mais que la liberté pouvait se situer au-delà de toutes ces difficultés. Encore un mot dont il faut aussi se méfier que ce terme de liberté. Ce n’est pas tant d’une liberté personnelle qu’il faut parler que de ne pas opposer d’entrave au flux de la peinture qui se dépose sur la toile. C’est juste de cette liberté de la peinture, mal comprise si elle ne représente qu’elle-même, dont je voulais parler. Ce n’est pas une liberté qui a pour vocation d’élever le peintre, de le faire léviter. Tout au contraire, c’est une liberté qui l’aide à disparaître en tant que singleton. Et en disparaissant en tant que simple point dans l’univers, il finit par s’y confondre tout entier, et c’est de cette totalité que la peinture peut jaillir libre et s’exprimer.
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Carnets | octobre 2021
La plaie de vouloir plaire
Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
L’art refuge, l’art ouverture.
7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Nouvelle exposition dans le Haut-Jura
Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}