L’ambiance

Lorsqu’elle sut qu’il allait venir dans la soirée, l’émotion la submergea. Elle décida alors de se faire du thé pour résister à ce qu’elle considérait comme un mélange de panique et de désagrégation. Puis elle s’assit sur le bord du canapé, recroquevillée sur elle-même, en avalant par petites gorgées prudentes le breuvage brûlant. C’était la fin d’une agréable journée d’automne. Par la baie vitrée, elle apercevait la rangée de troènes qui barrait la vue de la grande terrasse aux habitants des tours voisines. De temps à autre, un chat traversait l’espace et l’ensemble conférait à l’instant une quiétude qui contrastait avec ce qu’elle éprouvait depuis qu’elle avait appris la nouvelle. Elle imaginait déjà le bruit de l’ascenseur qui s’arrêterait à l’étage, son pas dans le couloir, sa silhouette derrière la lourde porte blindée, puis enfin le son de la sonnette qui retentirait. Elle se souvint de cette histoire de trompette qui pouvait détruire les murailles d’une ville fortifiée. Quelque chose de biblique, se dit-elle, qui faisait surgir tout en même temps un peu de culpabilité, une sorte de crainte métaphysique, et bien sûr du désir. À quarante ans passés, elle avait la sensation étourdissante que leur rencontre lui avait attribué une nouvelle peau, un nouveau corps, et réveillé aussi un antagonisme ancien entre le désir et les sentiments. Son petit côté fleur bleue en prenait un coup. Lorsqu’elle parvint à ce point de sa réflexion, elle reposa la tasse sur le plateau de la table basse et se leva d’un bond. Il faut que tout soit parfait, se dit-elle. Elle passa l’aspirateur dans tout l’appartement, puis s’attaqua à la poussière, et enfin aux vitres. Et elle se félicita à la fin car l’ensemble de ces tâches, grâce à un peu de jugeotte et d’organisation, ne lui prit que très peu de temps par rapport à ce que son inertie chronique, envolée désormais, occasionnait autrefois. Autrefois, c’était il y a à peine quelques semaines, se souvint-elle non sans éprouver un léger vertige. Lorsque le jour commença à tomber, elle tapota encore tous les coussins du salon, puis s’assura que le couvre-lit dans la chambre ne faisait aucun pli. Enfin, elle ouvrit un tiroir et sortit un paquet de bougies qu’elle arrangea consciencieusement sur chaque bougeoir, déplaçant ces derniers de quelques centimètres, plusieurs fois de suite, tout en prenant du recul de temps à autre pour regarder l’ensemble. Tout était comme elle l’avait imaginé quelques instants plus tôt, comme elle n’avait jamais cessé de l’imaginer tant de fois. Enfin pour compléter le tout, elle aspergea de parfum quelques ampoules cachées derrière leurs chapeaux et alluma les lampes pour créer l’ambiance qu’elle avait toujours souhaitée. Elle aurait pu battre des mains comme une petite fille mais, à ce moment-là, elle surprit le bruit de l’ascenseur dans l’immeuble et la panique l’envahit de nouveau. Déjà, se dit-elle ? Elle se rendit à la cuisine et poussa un oh en constatant qu’elle n’avait rien préparé pour le repas. Elle se mit alors à rire au beau milieu de la pièce… Dire que j’allais oublier le principal… mais au lieu de faire la tambouille, elle se rendit dans la chambre, chercha dans le dressing quelques instants puis s’empara de cette magnifique robe rouge au décolleté plongeant qu’elle avait achetée pour une occasion comme celle-ci quelques jours auparavant. S’il m’aime, se dit-elle, il se nourrira de moi et voilà tout. À 20 heures tapantes, la sonnette retentit, elle se releva mollement du canapé pour aller ouvrir la porte, l’homme qui se tenait là avait tout à coup l’air d’un étranger. Elle bredouilla une excuse en disant qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle ne pouvait pas l’accueillir, qu’elle en était désolée. Enfin, une fois la porte refermée, les pas s’éloignèrent, le bruit de l’ascenseur reprit sa course vers le rez-de-chaussée, elle souffla. Elle souffla sur chacune des bougies. Une odeur de cendres envahit l’appartement tout entier, elle se traita copieusement de tous les noms, puis, fatiguée, elle alla se coucher.

illustration huile sur toile, pb 2021

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Carnets | octobre 2021

La plaie de vouloir plaire

Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

L’art refuge, l’art ouverture.

7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Nouvelle exposition dans le Haut-Jura

Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}

peinture