La bouteille de vin blanc était posée sur la table de la salle à manger. Pour l’enfant, cela voulait dire que le père ne rentrerait pas ce jour-là. La mère avait disposé les lettres en cercle, puis un verre au milieu. Une cigarette, deux, et on sonnait : l’amie de Madagascar arrivait, celle qui habitait tout au bout de la résidence pavillonnaire. Dans la maison, l’odeur de poulet grillé montait déjà, chaude, un peu trop insistante. À l’étage, recroquevillé sur son lit, l’enfant feuilletait une bande dessinée ; les super-héros sauvaient le monde, encore, et il s’en lassait. Il ouvrit la porte du dressing, alla jusqu’au fond, poussa la trappe des combles. Là-haut il faisait demi-noir, un noir doux où l’on respire mieux. Les combles venaient d’être isolées par Fred, le voisin d’à côté, celui qui vivait avec l’hôtesse de l’air “pas d’équerre”, disait le père en ricanant. L’enfant se rappelait surtout la première fois où il avait vu l’hôtesse : ses yeux verts toujours brillants, recouverts d’une fine humidité, comme si la larme était prête mais ne venait jamais. Il avait fini par comprendre qu’elle ne pleurerait pas. Son regard glissait alors, malgré lui, vers la poitrine moyenne, puis vers les jambes interminables qui finissaient par des pantoufles ou par des talons aiguilles. Elle lui donnait des cours particuliers d’anglais ; il apprenait lentement et n’y mettait pas d’urgence. Certains mercredis après-midi, quand elle était de repos et que Fred travaillait chez eux — isolation, bibliothèque du père, mousses à gratter sur le toit — l’enfant allait de l’autre côté de la haie. Ce jour-là, assis dans la pénombre des combles, il entendit sa mère crier son nom depuis le rez-de-chaussée. Il jeta un dernier coup d’œil aux couches d’isolant entre les solives ; il ne manquait plus, disait Fred, que les plaques de placoplâtre pour “faire propre”. Il referma la trappe et descendit. Au salon, la bouteille de blanc était presque vide. L’hôtesse était là aussi, entrée sans qu’il ait entendu la sonnette. Les trois femmes mangeaient des sandwichs au poulet “pour ne pas perdre de temps” et parlaient déjà de faire tourner le verre, de savoir “un peu plus” sur leurs vies antérieures. La femme de Madagascar reposa soudain son sandwich dans l’assiette commune. Elle dodelina de la tête, roula des yeux terribles, réclama une cigarette tout de suite. La mère ouvrit une soucoupe, y posa deux ou trois anglaises à bout doré, ajouta un petit verre de schnaps. Le vieux chef malgache qui venait de s’emparer du corps de l’amie se calma aussitôt. Il débita une rafale de mots rauques que l’enfant comprenait à peine. Cela dura le temps de deux cigarettes. L’enfant mangea le sien vite, le regard happé par une cuisse de l’hôtesse, par quelques poils fins qu’il distingua, et ce détail le troubla sans qu’il sache comment ; il revint alors à la voix du vieux chef et à ses gestes agités. Quand le chef se tut, elles passèrent à la salle à manger. La mère fit un détour par le cellier où elle cachait ses bouteilles, revint avec un sauvignon, le posa sur la table : “On reprend son verre, s’il vous plaît.” Puis elle appela l’enfant et dit simplement : “Tu peux rester si ça te fait plaisir.” Il hésita une seconde, pensa à sa chambre, à ses BD relues mille fois, à l’ennui ; il resta. Il grimpa sur une grande chaise et se plaça avec elles autour du cercle de lettres. “Pose ton doigt sur le bord du verre sans le pousser.” Il posa son doigt à côté des leurs. La mère demanda : “Y a-t-il un esprit disponible pour répondre à nos questions ?” Le verre se mit à bouger. L’enfant sentit sa main se raidir ; il fallut qu’il retienne sa force pour ne pas pousser. Il accompagna le verre jusqu’à la première lettre, et l’idée d’un univers qui s’écroule lui traversa la poitrine comme un courant d’air froid. Elles posaient une question, le verre glissait de lettre en lettre, les lettres faisaient des mots, les mots une phrase courte. Il apprit qu’il avait été scribe sous un pharaon de la 1re dynastie, puis poète antique nommé Ésope, puis d’autres vies encore, déroulées à toute vitesse. Et soudain le verre épela autre chose : un Juif anonyme, gazé à Auschwitz. La phrase tomba au milieu de la table. Les femmes lurent, se turent un instant, puis reposèrent leurs doigts. La journée finissait. Dehors il avait fait un temps splendide. Plus tard, quand la mère et l’enfant se retrouvèrent seuls, elle ouvrit la grande baie vitrée pour “aérer un peu”. Les cris des martinets entrèrent avec les dernières lueurs du soleil. L’enfant le sut alors, avec une certitude sourde : le père ne rentrerait pas ce soir-là. Ils allumèrent la télévision.


illustration acrylique sur papier 2001