Carnets | février
27 février 2019
Ce matin-là, le peintre avait décidé d’en finir avec les ventes à la petite semaine. Une toile qui partait, c’était quinze jours de répit, puis la gorge se resserrait à nouveau : tirer le diable par la queue, faire semblant d’y croire, trouver sa nourriture dans l’exaltation du travail pour ne pas tomber. La flamme devait tenir, coûte que coûte. Alors il s’était juré de ne plus vendre. Sur les réseaux, il enlèverait les prix, ou les pousserait si haut que personne n’oserait acheter. Il vivrait des cours, et le reste du temps, il irait plus loin dans la peinture, sans se retourner. Une centaine de toiles par an, ça voulait dire du grenier plein et des étagères en plus ; ça voulait dire peut-être des châssis démontés, des toiles roulées, du volume gagné à force de serrer la matière. Il fallait s’organiser, oui, mais pour travailler, pas pour plaire. Il réduirait les expositions. Fini les salles municipales, les centres culturels, les cimaises louées au mois. S’il voulait que le travail soit payé à sa valeur, il devait passer par des galeries, par des gens qui risquent avec toi au lieu de te louer un mur. Pour ça, il n’y avait qu’une règle : travailler, arrêter les dispersions. Il rangea l’atelier, passa le balai. Les élèves allaient arriver. Il se dit, en voyant la poussière s’amasser, qu’il avait eu raison de garder ces cours : un maigre revenu, oui, mais surtout un fil avec l’extérieur. Sans ce fil, il se serait perdu dans l’atelier comme dans une cave. Les cours tenaient par une mécanique qu’il connaissait : une phrase pour ouvrir la séance sur l’humeur du jour, une attention quand un visage se ferme, un mot ferme quand une toile s’égare. Certains revenaient depuis des années. Il ajustait les tarifs selon les gens, selon le coin, selon ce que le chômage avait déjà mangé ici. Il vida la pelle dans la poubelle et, une seconde, il se demanda combien de temps encore il pourrait faire ça. Les tutoriels poussaient partout ; on apprenait seul, chez soi, sans bouger. Ce qu’on ne trouvait pas en ligne, c’était le groupe, le café, le fait d’être là ensemble, et sa manière à lui de sentir quand la main hésite, quand la peur monte dans un regard, et de la remettre d’aplomb. Il avait encore des expositions prévues cette année. Rien que l’idée le surprenait : l’an dernier il avait couru après ces accords comme après une preuve ; maintenant il sentait surtout le poids de devoir les honorer. Il pensa un instant à annuler. Puis il se rappela qu’il ne supportait plus de voir les toiles s’empiler chez lui, qu’il fallait les expulser de l’atelier, même par des portes qu’il ne voulait plus emprunter. La sonnette tinta. Il regarda l’horloge : trop tôt. À l’entrée se tenait une femme entre deux âges, pochette de cuir sous le bras. « Monsieur — ? » Elle avait écorché son nom. Il ne corrigea pas. « Maître —, huissier de justice. » Le reste du nom s’effaça aussitôt ; il n’entendit que “huissier”. Elle lui tendit un papier, parla d’une contrainte. Il ne retint que ce mot-là. Quand la porte se referma, il resta avec le document à la main. Sans lunettes, il ne lut rien. Il le plia, l’enfouit dans une poche. Les élèves allaient arriver, il ne voulait pas que la bonne humeur balayée avec la poussière lui retombe sur la tête. Il retourna vers l’atelier, reprit sa phrase intérieure, simple, têtue : il ne vendrait plus à la petite semaine. Il serait cher, désormais. Avant d’entrer, il leva les yeux : quelques nuages s’amassaient dans un coin du ciel, mais la lumière tenait encore. illustration Huile sur toile, pb 2019|couper{180}
fictions brèves