Ce jour-là encore il avait fait ce qu’il faisait toujours quand il se sentait coincé : il l’avait regardée et, en deux phrases, avait trouvé où la piquer. Cinq minutes de répit pendant qu’elle encaisse et réfléchit. Puis la sortie, la veste, l’air dehors, ou le mutisme devant la télévision. Sauf que là, elle avait levé les yeux et dit calmement : « Arrête de penser pour moi. » Et il était resté planté, bête, sans prise. Il aurait trouvé une pirouette plus tard, il savait faire. Sur le moment il ne voulait plus rien, juste du silence. Il prit sa veste et sortit. Dehors il faisait beau, un de ces beaux jours qui donnent envie d’être ailleurs que dans une pièce à se défendre. Il marcha jusqu’aux quais, là où l’eau est tenue tranquille entre les pierres. Les premiers bateaux de plaisance étaient amarrés, bien alignés, les mâts tremblaient à peine et leur reflet faisait des lignes lentes dans la surface. Il imagina ce que ça devait être d’avoir assez d’argent pour s’offrir ça : un bateau, une place, une sortie possible. Autrefois il avait aidé deux amis à en construire un au bord de l’Oise. Des mois à poncer, visser, stratifier sous la pluie et le froid, à y croire avec les mains. Et puis un soir le bateau avait disparu. Plus de coque, plus d’hommes. Il était rentré chez lui avec sa caisse à outils et un vide dans le ventre, comme si on lui avait retiré d’un coup quelque chose qu’il n’avait pas su nommer. Les années avaient passé vite après ça. Il avait rangé ses envies de navigation avec le reste : les rêves de jeunesse, l’idée d’une liberté simple. Il sortit une cigarette, en alluma une. Le soleil lui chauffait la nuque, presque tendre. Il s’assit sur un banc pour rester avec cette sensation, la regarder sans la chasser. Il finit par s’endormir. Quand il rentra, son couvert était mis sur la table. Il s’arrêta une seconde dans l’entrée, surpris par ce détail. Sur la cuisinière, une casserole attendait, froide. En soulevant le couvercle il retrouva du ragoût de mouton, son plat préféré. Il alluma le gaz, puis passa au salon. Il l’appela, une fois, deux. Il traversa l’appartement, ouvrit une porte, puis une autre. Rien. Il alluma la télévision, comme on se donne un bruit pour ne pas entendre le silence. Un télé-crochet passait. Il se rendit compte qu’il ne connaissait plus rien à ce qu’ils chantaient. Des voix propres, des refrains neufs, et pas un souvenir accroché, pas une joie, pas même une mauvaise. Ça le noircit. Il se dit qu’il avait lâché ça aussi. L’émission finissait quand une odeur de brûlé lui prit la gorge. Il se leva d’un coup. La fumée remplissait déjà la pièce. Dans la casserole, le ragoût était devenu une croûte noire. Il ouvrit grand la fenêtre, posa la casserole dans l’évier et la noya d’eau froide. Il resta un instant debout, la vapeur au visage, et se demanda où elle était. Il alla à la chambre, ouvrit les placards. Les étagères étaient nues. Les cintres avaient disparu. Il ne dit rien. Il revint à la cuisine, trouva du jambon au frigo, un reste de pain. Il se fit un sandwich. Puis il retourna s’asseoir devant la télévision, avec ce goût de brûlé encore dans la maison et quelque chose de vide, maintenant, partout ailleurs.