Quand le ciel tourne, que les nuages s’assemblent au loin, que les factures font ce petit bruit sec en tombant dans la boîte aux lettres, quand la mine du crayon casse net sous la main et que le taille-crayon a disparu, quand la gomme est sale, que le chat gratte une gamelle vide, quand la tête et l’atelier sont au même degré de bazar, la question revient, simple et bête : comment garder le cap ? Alors je tente des trucs. J’écris la liste de ce qu’il faudrait faire aujourd’hui, je la regarde deux secondes, puis je la déchire et je la jette, pour voir ce qui remonte sans papier, ce qui insiste vraiment. Souvent, il ne reste pas grand-chose, à part cette certitude-là : la journée finira. Ça suffit à faire tenir le reste. Il y a un moment où je m’apitoie, oui, pas longtemps, juste le temps de constater l’état des lieux, puis je me relève comme je peux, sans héroïsme, en essayant de me donner un coup de pied au cul à moi-même. C’est plus risqué après cinquante-cinq ans, surtout quand on n’est pas souple, mais on apprend à biaiser : un café, une chaise tirée, une fenêtre ouverte, et la tentation d’une cigarette qui passe vite, comme toutes les tentations. Je me rappelle que ça dure quelques minutes, que le plaisir est court, presque ridicule, et que derrière il y a tout ce que ça rouvre de dépit, de reprise, de mauvaise foi. Je pèse ça sans grand cérémonial et je laisse l’envie se consumer toute seule. La colère, la fatigue, les gestes dans le vide, ça ne tient jamais très longtemps non plus : c’est un sale petit quart d’heure de lutte contre soi, et puis ça s’use. Alors je respire. Je respire jusqu’à sentir que l’air prend de la place, que le corps se remet à son affaire. Quand la lumière revient — pas une lumière glorieuse, juste un calme qui réapparaît — je rigole doucement de moi, je me retrouve, je me tape l’épaule comme on le ferait à un copain fatigué, et je repars. C’est toujours à ce moment précis que le taille-crayon réapparaît, posé là comme s’il n’avait jamais bougé. Je m’assois, je prends une feuille neuve, je taille la mine et j’y vais. La journée traverse, le soir vient, puisqu’il vient toujours, et je me demande si j’ai gardé le cap. Je ne sais pas te dire où il est sur la carte, ni nord ni sud, rien d’aussi propre ; c’est plutôt une sensation, un ton dans lequel je finis la journée, une couleur qui tombe sur la nuit. Et quand le matin revient, pour l’instant, je reste encore surpris, comme un gosse, de voir que ça recommence.


illustration huile sur toile, pb 2019