Un de mes grands regrets, c’est de n’avoir jamais été frappé par la foi. Ou de l’avoir été sans le savoir, parce que je me relève trop vite, parce que je dévie par réflexe, parce que je ne tiens rien longtemps dans ce cœur qui s’ouvre et se referme avant d’avoir compris. Peut-être que la foi s’est présentée un jour sans fracas, à ras de sol, et que je l’ai laissée passer en attendant autre chose : un signe plus spectaculaire, plus conforme aux péplums de mon enfance, la mer Rouge qui s’ouvre en grand, les trompettes, le ciel qui se fend. Rien de tout ça pour moi. Si j’ai connu des buissons ardents, ce n’était pas Dieu au milieu, mais des filles très vivantes et très proches, et j’y ai trouvé une autre manière de brûler. Je ne suis pas du côté des élus. J’ai toujours eu une sympathie immédiate pour Barabas : le brigand relâché, l’ombre qui reste au pied de la scène pendant que les saints montent sur la croix. Méfiant, oui, non pas par pose, par défense. Un type qui se tient à distance parce qu’il a trop vite compris que se lier peut vouloir dire se faire prendre. Anthony Quinn, en Barabas comme en Zorba, m’a gravé quelque chose dans la tête : le repentir qui éclaire d’un coup, et l’ivresse de vivre qui repart malgré tout. Cette façon de danser sur le bord du gouffre sans prétendre être sauvé. Je crois que ça me ressemble. Si on me clouait un jour quelque part, je gigoterais encore. Je me fabriquerais un bouzouki avec du vent et des désirs restés en travers, et je jouerais comme on respire. Quitter le monde sans chanter, sans danser, sans peindre — pour moi c’est la même énergie — ce serait partir trop tôt, même si c’est la fin. Et pourtant, à force de repousser ce qui se présente, je me demande ce que j’ai fabriqué : une équation à ma manière, moi qui ai toujours été nul en calcul, une loi bancale où l’on espère mieux pour ne jamais rien prendre, où l’on refuse avant d’être refusé. Je me suis attaché à me détacher, comme on serre un nœud pour ne pas être serré. Longtemps, “lier” a voulu dire “ligoter”. Alors j’ai refusé les liens par principe, comme on refuse la foi par peur d’y perdre sa mobilité. Mais se lier n’est pas seulement se faire prendre : c’est faire amitié, c’est accrocher ensemble des choses qui n’auraient jamais dû se rencontrer, c’est laisser l’intuition travailler hors des plans et des prudences, c’est chercher l’unité sans la confondre avec la prison. Barabas et Zorba m’ont servi de silhouettes pour ça : le brigand, le danseur, deux manières de tenir debout hors des rails. Ma route ressemble à la leur, mais elle reste la mienne, et je ne sais pas encore comment elle finira. Peut-être sur cette croix intérieure où le désir se bat avec le renoncement. Peut-être sur une île grecque, un peu boiteux mais encore vif, à danser au son d’un bouzouki que j’aurai bricolé moi-même. Ce que je sais, c’est que je ne veux pas sortir d’ici immobile.
Illustration : film Zorba le Grec 1964 adapté d’une nouvelle de Nikos Kazantzakis, Alexis Zorba , 1946