février

Carnets | février

8 février 2019

Avicenne, Ibn Sînâ, naît en 980 dans le Grand Khorassan, dans une région où les frontières bougent vite mais où un enfant peut déjà trouver dans les livres un territoire plus sûr que les palais. À dix ans il connaît le Coran, les nombres, Euclide ; à quatorze un ami lui met entre les mains Hippocrate, et il lit d’une traite, presque sans dormir. Le prodige n’est pas seulement une vitesse : c’est une faim. À seize ans il est médecin, à dix-sept professeur, et à dix-huit il a traversé tout ce que son temps appelle savoir. Ce qui le fait entrer dans l’histoire n’est pas une illumination abstraite mais un geste net : il guérit le prince Nuh Ibn Mansur de coliques violentes, puis lui dit d’abandonner la vaisselle peinte au plomb. En échange, on lui ouvre la bibliothèque royale des Samanides. Il y entre, on l’imagine sous les hautes salles fraîches, la poussière fine sur les rouleaux, l’odeur de cuir et d’encre sèche, ses doigts noircis à force de tourner les pages. Il y reste un an et demi à absorber les ouvrages essentiels, butant un moment sur la Métaphysique d’Aristote avant de l’éclairer grâce aux commentaires d’Al-Fârâbî. Puis la bibliothèque brûle. Il est accusé à tort de l’incendie, et l’homme de livres devient un homme en fuite : il quitte Boukhara, rejoint le Khârezm où un prince ami des sciences l’accueille parmi ses savants. Neuf ans plus tard, à vingt et un ans, il commence ses premiers livres : le savoir n’est plus seulement accumulé, il est rendu. En 1014 on l’appelle à Hamadan ; il guérit l’émir Chams ad-Dawla de douleurs mystérieuses et devient vizir. Le jour il gouverne, la nuit il écrit : la pensée existe toujours sous la protection ou la menace des puissants. C’est à Hamadan qu’il achève le Canon, cette somme médicale qui portera sa marque pendant des siècles. À la mort de l’émir, le successeur l’emprisonne ; Avicenne continue d’écrire derrière les murs, à la lampe, entre deux rondes, comme si l’esprit n’avait pas d’autre issue que de travailler encore. En 1023, sans protecteur, après des péripéties de route et de cour, on le retrouve à Ispahan ; il y passera quatorze ans à rédiger la dernière part de son œuvre — astronomie, sciences, linguistique — tout en soignant à la chaîne riches et pauvres, parce qu’il ne sépare pas le savoir de la vie qu’il soulage. Il meurt à cinquante-sept ans à Hamadan, sans que l’on sache vraiment ce qui l’a terrassé — cancer du côlon dit-on, empoisonnement peut-être — et longtemps sa tombe n’est signalée que par une lanterne des morts, discrète, avant qu’un monument ne s’élève en 1950. On lui attribue 456 titres ; 160 seulement nous sont parvenus. Ce chiffre suffit : une vie courte, déplacée, surveillée, mais tenue par une obstination de nuit, et par l’idée que penser reste une manière d’habiter le monde même quand le monde vous chasse. illustration Miniature persane tempera sur papier 2019|couper{180}

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Carnets | février

08/02/2019

Qu’est-ce qui sépare le peintre du dimanche de l’artiste ? Pas la main. J’en ai vu, des amateurs capables de poser une couleur juste, d’équilibrer une toile, d’attraper une lumière avec plus de netteté que certains peintres installés. Avec du travail, on peut tous faire un tableau qui tient debout. La séparation, si elle existe, se fait ailleurs, du côté de l’idée — et encore, pas l’idée comme médaille, pas l’idée comme slogan, mais l’idée comme besoin qui te travaille. Je dis ça, et pourtant je sais le danger de cette phrase, parce qu’il m’arrive de peindre des semaines sans idée véritable, en faisant du correct, du séduisant même, en avançant à l’habileté et à la culture, comme on avance à la rame sur un lac trop calme. J’ai connu ces moments où la toile s’améliore à vue d’œil, où les couleurs s’ajustent, où l’image “réussit”, et où, malgré tout, quelque chose en moi se retire ; je sens que je suis en train de produire un tableau possible, pas un tableau nécessaire. Je me vois alors, sans haine mais sans échappatoire, dans la figure du peintre du dimanche : pas parce qu’il manque de talent, mais parce qu’il travaille dans un espace où rien ne le mord. Et je comprends que la vraie différence ne se juge pas de l’extérieur ; elle se joue dans cette zone honteuse où l’on sait qu’on pourrait s’arrêter là, signer, être content, et où l’on choisit quand même de ne pas s’en contenter. Avoir une idée en peinture, en littérature, au cinéma, ce n’est pas une petite trouvaille quotidienne. C’est rare. Quand ça arrive, ce n’est pas un confort de plus, c’est une mise en demeure. Deleuze dit qu’une idée est un événement, une fête ; je le crois, mais je sais aussi que la fête a son revers : elle te désigne, elle t’oblige, elle t’arrache à tes façons tranquilles de faire. On peut passer des semaines à fabriquer du bon goût, à peindre comme on respire, et puis une idée tombe, et tout ce qui précédait paraît soudain être une préparation ou un évitement. Pourquoi une idée vient-elle à tel moment ? Kurosawa, explique Deleuze, se sent parent de Dostoïevski parce qu’ils partagent une obsession : l’agitation, le détour, cette manière de courir vers un but en le manquant. Dans L’Idiot, un homme part voir une cousine mourante et ne cesse de dévier, comme si une urgence plus obscure tirait son pas à chaque carrefour ; ce qui travaille le roman, ce n’est pas la mort au bout du chemin, c’est la question qui ronge le trajet : et s’il y avait plus urgent que la mort, qu’est-ce que ce serait ? Je connais ce mouvement dans l’atelier. Je commence une toile avec un but clair, presque banal : finir, tenir la forme, fermer. Très vite, une inquiétude arrive, d’abord fine, puis impossible à ignorer. Est-ce que je suis en train de finir pour finir ? Est-ce que je ferme parce que j’ai peur d’ouvrir ce que l’image réclame ? Je vais chercher une couleur, je reviens avec une autre, j’ajoute, j’enlève, je tourne autour de la toile comme autour d’une question qui s’est déplacée. Certains jours, je sens que je bifurque pour des raisons lâches : éviter la vraie décision, retarder l’endroit où l’idée me demande son prix. D’autres jours, la bifurcation est l’idée elle-même, son trajet propre, sa manière de me forcer à déplacer le tableau vers une nécessité que je n’avais pas prévue. C’est là que je mesure ce que vaut une idée : non pas quand elle me rassure, mais quand elle me met mal à l’aise, quand elle rompt mon petit régime de peintre compétent. Ce n’est pas réservé aux artistes : chacun vit avec une idée, une crainte, une promesse, une image de soi qui pousse en sous-main nos journées, et chacun trouve mille ruses pour s’en échapper. L’artiste véritable n’est pas celui qui a plus de talent ; c’est celui qui revient obstinément à son idée, qui accepte de vérifier si elle vient bien de son besoin à lui ou si elle n’est qu’un emprunt élégant, une imitation bien portée. Une idée authentique répond à un manque réel, à une pression qui ne te laisse pas en paix. Tant que ce manque n’est pas là, on peut peindre juste, écrire propre, filmer bien : on reste dans l’ornement, dans l’exercice réussi. Dès qu’il est là, la question “à quoi bon ?” cesse d’être un mot d’esprit ; elle devient une nécessité qui ne te lâche pas, et qui te fait parfois détester ce que tu faisais la veille. Un concept ne se trouve pas tout fait ; il se fabrique comme une chose de l’atelier, avec des reprises, des ratages, des entailles, et surtout avec l’acceptation de ne pas se payer de mots. Quand il naît d’un besoin impérieux, il cesse d’être une décoration intellectuelle et devient une ligne qui t’oblige à marcher dessus. On raconte que la petite-fille de Picasso s’est vue refuser l’entrée de la maison de son grand-père : ordre du majordome, ne pas déranger. On peut condamner l’homme, et on aurait raison sur l’homme. Mais on ne comprend rien à l’œuvre si on oublie ceci : Picasso ne protégeait pas son confort, il protégeait quelque chose de plus sommaire et plus dur, un besoin qui le tenait comme une faim. Ce besoin n’excuse rien ; il explique une force de travail et une obstination qui n’étaient pas des vertus morales mais une condition de survie intérieure. C’est ça, au fond, la différence que je cherche : l’amateur peint dans les interstices de la vie, et parfois l’artiste aussi s’y réfugie quand il fatigue, quand il a peur. Mais l’artiste ne peut pas y rester. S’il reste, il le sait. Et quand l’idée arrive — quand elle arrive vraiment — il n’a plus d’interstice où se cacher, parce que sans elle, la vie redevient impraticable. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | février

04 février 2019

Je ne sais quelle valeur tu vas m’attribuer puisque tu ne me connais pas, tu vas regarder mes tableaux avec tes critères à toi, beauté, équilibre, humeur du jour, espoir de plus-value peut-être, de mon vivant ou après, ou juste parce que ce rouge-là te ferait du bien au mur du salon ; tu peux même vouloir une toile pour tes toilettes, je ne me moque pas, on a le droit de s’entourer d’art à hauteur de ventre, je te déconseille seulement la cuisine parce que la graisse y laisse une pellicule que rien ne rattrape. Alors voilà : combien es-tu prêt à mettre et qu’est-ce qui te ferait passer de la promenade au geste ? Pour l’instant tu scrolles, les toiles défilent, ma dernière période ou bien Artmajeur où tout se mélange, et tu t’étonnes de la variété, tu t’en méfies, tu cherches le “vrai peintre” derrière, tu te demandes si je ne suis pas un amateur, et je comprends que tu te poses la question. Je ne suis pas un amateur, je suis peintre, et je tiens à ce mot-là seul ; “artiste professionnel” me paraît une redite pompeuse, alors disons si tu veux : peintre libre, parce que je suis mon propre entrepreneur, parce que je travaille sans demander la permission, parce que je te parle sans te caresser, parce que je vends ce que je fais comme un produit mais pas à n’importe quel prix moral, pas à n’importe qui non plus, et que je peux très bien ne pas avoir envie de te vendre si quelque chose dans ta manière me gêne ; ça peut te sembler saugrenu sur Internet, mais c’est mon dernier pouvoir. Tu crois que c’est le hasard qui t’a arrêté sur une toile ; moi je n’y crois pas, et si tu as besoin de comprendre, tu vas regarder la légende, parfois tu ne trouveras que dimensions, technique, prix, pas d’histoire, et ce vide n’est pas un oubli : il est l’endroit où tu peux me parler, pas pour m’envoyer des “c’est trop beau” auxquels je ne réponds plus, mais pour demander ce que tu vois, ce que tu sens, ce que tu ne sais pas nommer. Il y a quelques semaines, par exemple, j’ai reçu un message : trois lignes, sans salamalecs. “J’ai regardé longtemps le tableau avec la tache sombre en bas. Je ne comprends pas pourquoi il me retient. Est-ce que vous pouvez me dire ce que c’est ?” Je lui ai répondu simplement : “Je ne sais pas ce que c’est pour vous. Pour moi c’était un coin de chambre où je n’arrivais pas à respirer. Si ça vous retient, c’est qu’il y a votre coin à vous dedans.” La personne a rappelé le lendemain. Elle n’a pas parlé de biographie, ni d’école, ni de parcours. Elle a demandé le prix, puis elle a dit : “Je vais réfléchir.” Trois jours plus tard elle a acheté. Voilà comment ça se passe quand ça se passe bien : pas par adhésion à une histoire, mais par reconnaissance d’un endroit. Tu viens lire ma biographie, et je te préviens tout de suite : on ne lit jamais une biographie pour ce qu’elle dit, on la lit pour ce qu’on veut y trouver. Tu voudrais savoir l’école, les diplômes, la souffrance, l’itinéraire, comme si ça garantissait la toile, tout ça tu peux le trouver ailleurs, j’en parle déjà trop sur les réseaux, sur YouTube, sur SoundCloud, et je sais bien que tu aimerais un pitch rapide pour décider si je suis du Nike ou du chinois, ça t’amuse moins que ça m’amuse, mais c’est ton réflexe et je ne te fais pas la morale : seulement je te demande si tu as vraiment besoin de ce petit roman d’étiquette pour regarder un tableau, pour l’acheter, pour me laisser continuer. Car vendre, pour moi, ce n’est rien d’autre que continuer à peindre et à écrire, je ne cherche plus la gloire, plus la célébrité, je travaille encore à ne pas mendier la reconnaissance, j’ai bientôt soixante ans, les illusions se sont décollées et je respire mieux depuis, la seule chose qui compte est de pouvoir revenir chaque jour à l’atelier ; si tu m’achètes une toile, tu ne m’achètes pas une statue, tu m’offres une journée de plus, une semaine de plus, et je préfère que ça reste à portée de main de quelqu’un qui fait un effort, qui renonce à deux restaurants, plutôt que dans la vitrine des riches qui jouent à la lune parce qu’on leur en montre le reflet, même si oui, je pourrais gonfler les prix et ça marcherait parfois, je le sais trop bien. Chaque toile que tu vois est un combat et une défaite, pas au sens où elle serait ratée, au sens où je ne sors jamais vainqueur de ce que je cherche, et c’est tant mieux : une victoire nette et j’arrête, je pose les pinceaux, je passe à autre chose, il faut que ça manque pour que ça bouge ; ce manque-là est aussi le tien, même si tu ne le sais pas encore, et c’est pour ça que je laisse toujours quelque chose d’inachevé, pas pour t’obliger à aimer, mais pour que tu entres à ton tour dans l’écart. Te voilà donc devant mes tableaux comme devant un bord : tu peux passer, tu peux t’arrêter, tu peux me parler, tu peux acheter, tu peux ne jamais acheter ; moi je reste là, du côté du travail, avec l’idée simple que si une toile te retient, ce n’est pas une marque qui te retient, c’est un endroit commun, fragile, entre l’inachevé et l’irréversible. *illustration* huile sur toile pb 2019|couper{180}

Carnets | février

4 février 2019

Revenir à la source d’un mot, ce n’est pas un exercice d’école, c’est enlever ce que la paresse a collé dessus, ce vernis qui fait croire qu’on sait alors qu’on répète. Désapprendre, ce n’est pas jeter : c’est revenir voir, comme si c’était la première fois, avec le goût un peu amer de s’être laissé endormir. Je porte des mots comme on porte un refrain sans y penser : Zanzibar, Constantinople, chemin de fer. Je les ai aimés avant de les comprendre, d’abord pour leur prononciation, pour leur roulis, pour la façon dont ils ouvrent l’air quand on les dit. J’ai longtemps préféré les garder à cette place-là, sans atlas, sans coordonnées : ces villes existaient dans un ailleurs sonore, pas sur une carte, dans un pays où Marco Polo et moi marchions côte à côte, sans poussière aux chaussures. Quand je fais le même geste avec les souvenirs, c’est la même opération : retirer la pellicule, réduire la légende. Ainsi Totor, mon ogre d’enfance, celui qui menaçait de couper les oreilles aux petits coquins, avec son opinel toujours en poche, redevient ce qu’il a été : un grand type gauche, un peu trop fort dans les embrassades, qui plantait son couteau dans la miche pour faire des tranches épaisses, pas dans des enfants. Le monstre tombe d’un coup, il ne reste que l’homme et le pain. On s’aperçoit alors que la plupart de nos peurs tiennent à une lumière mal réglée, et que les héros aussi, parfois, dépendent de l’angle. Les visages, eux, bougent encore plus vite que les mots : la fille à qui je jurais l’éternité, je la revois surtout par un détail — une barrette perdue sous un banc, un rire qui faisait lever la tête des autres — et tout le reste flotte. La mère “indigne”, le père “monstre”, l’ami “cher” : ces rôles que je leur avais collés se décollent avec le temps, comme des affiches mouillées ; derrière il y a des gestes, des phrases exactes, et des trous. À force de voyager, on laisse des valises dans des gares dont on n’a plus le nom ; on avance plus léger mais aussi plus vide, et l’imaginaire prend parfois le pas sur le monde. J’ai traversé Gibraltar en regardant à peine Tanger, parce que le Tanger lu m’avait mangé le vrai ; j’ai senti là le danger doux de ces fictions qui remplacent les lieux, comme le confort remplace le risque après quelques chutes. Et puis un jour au prieuré de Salaise-sur-Sanne, pour une exposition, deux arbres me coupent net. Pas une idée d’arbres : eux, dans leur peau rugueuse, leur poids, leur silence. Je les vois vraiment. Le vent passe entre eux, une odeur d’humus monte, quelqu’un tousse derrière moi, et je suis là aussi, sans me raconter. Nous sommes là : les arbres, moi, les voix autour, la pierre du prieuré, le ciel de ce jour précis. Je sens quelque chose d’étrangement simple et lourd : non pas que tout est éternel, mais que tout tient, pour l’instant, à cette place, et qu’il faudra bien apprendre à n’en rien distraire. *illustration** huile sur toile monochrome, pb 2019|couper{180}

Carnets | février

3 février 2019

J’ai toujours cru aux fractales parce que ce sont elles qui me tiennent : un éclat minuscule contient le reste, un épisode en dit autant qu’une vie entière, alors je ne vois pas comment raconter autrement qu’en attrapant un morceau et en le laissant irradier. Dans l’adolescence il y eut cette jeune fille sicilienne que je retrouvais les soirs d’été au bord de l’Oise, du côté de L’Isle-Adam, avec son chien immense, toujours là comme une garde rapprochée et un secret en même temps ; elle venait en cachette de ses parents, disait que ça leur ferait de la peine, et je me faisais une histoire dans la tête, une histoire d’honneur, de rivalité, de drame plantée au milieu des maïs de l’Île-de-France. Son père surtout : architecte sans diplôme DPLG, Sicile, Tunisie, cours du soir, échelons gravis, bras droit du patron, puis Marseille, tout à recommencer plus bas parce que le titre manque — un homme d’exigence et de survie ; quand elle parlait de lui je sentais sa peur et son amour en même temps, et je voulais le rencontrer, être vu par lui, obtenir son attention comme on veut une preuve. Je savais déjà que pour elle nous étions rivaux. Je n’ai presque jamais vu sa maison, jamais ses parents : un lotissement avec piscine que j’imaginais de loin comme un monde fermé. Il n’y a eu qu’un rendez-vous à la piscine, excentrée, avec ses amies ; je la vois encore enlever sa robe blanche légère et, d’un coup, son corps apparaît : hanches, courbes, grain de peau, duvet sous l’oreille. Tout me saute au visage avec une précision de loupe. Et moi je rapetisse, Lilliputien en short, sidéré par la grandeur d’un corps qui n’était plus un rêve mais une présence. Après ce jour, le désir s’est collé à l’amour. Nous marchions sur les plateaux avec le chien, courions dans la luzerne, les maïs, j’étalais ma veste pour qu’elle ne tache pas ses robes claires ; on s’embrassait longtemps sans aller jusqu’au bout, et l’ombre de nos pères était si proche qu’on parlait d’eux sans parler des mères. Sa mère à elle : femme au foyer sicilienne, cuisine, ménage, banquier à la fin du mois, endurance humble et pouvoir de Mama ; admiration et rejet dans la bouche de la fille. Ma mère à moi ressemblait à ça, à la différence du paranormal et du vin blanc d’Alsace où elle se sauvait quand la maison devenait irrespirable. Ce printemps-là, à Auvers-sur-Oise, devant l’église et les tombes de Vincent et Théo Van Gogh, j’ai ouvert la bouche pour la première fois : « j’ai la clef du 7e ciel ». Une phrase idiote dite avec un aplomb qui me venait peut-être de la trouille. Je commençais à perdre mes cheveux ; honte ancienne, fatalité intime. Des minutes devant le miroir pour arranger la calvitie naissante. Une stratégie : m’attaquer moi-même avant que les autres le fassent. Et la honte n’était pas que physique. Depuis 1974 et le choc pétrolier, mon père avait perdu son emploi ; la misère était entrée à Parmain, quartier modeste un peu plus loin que L’Isle-Adam, et à trente-neuf ans, sans diplôme, devant les tests psychologiques des embauches, il glissait entre catatonie et fébrilité, colères, mots blessants, journées à s’effondrer. Je lui en voulais. Je méprisais sa lâcheté comme je méprisais la mollesse de ma mère. L’amour avec la jeune fille était ma fuite à moi. Dans la salle à manger, ma mère copiait des maîtres anglais, paysages dramatiques ; matériel ressorti tous les après-midis. Je barbouillais près d’elle, silence qui me la rendait vraie, puis les mensonges reprenaient dès qu’on parlait. J’apprends là que l’art, dans la famille, sert à croire au salut. Des années plus tard, je rencontre enfin le père sicilien : un grenier-atelier, des piles de toiles, la famille qui le somme d’exposer. Je propose de le photographier pour un book. Je découvre son œuvre et je prends une claque d’émotion, l’équilibre sans discours d’un homme qui a travaillé sa vie comme il travaille ses peintures. Dans leur maison, je me sens barbare. Étranger une fois de plus. La jeune fille est en médecine, je lui propose qu’on vive ensemble, elle refuse encore pour ne pas faire de peine à son père ; je lui trouve un appartement à la Bastille grâce à un oncle, et je mène cette vie étrange où la semaine je suis avec elle, le week-end je suis seul parce qu’elle retourne au lotissement. Moi je travaille chez Andrault et Parat, rue Vieille-du-Temple, sous l’ombre d’un architecte sec qui contrôle tout, qui ne fait confiance à personne ; je fais des photos de maquettes, baryté noir et blanc, je tremble en apportant les tirages. Il regarde, relève la tête : « OK, c’est toi qui feras les photos désormais. » Puis retour à ses plans. Reconnaissance sèche. Et je sens que ça s’emmêle avec l’autre reconnaissance impossible, celle du père de la jeune fille, de la jeune fille elle-même. Un mercredi, à l’heure du déjeuner, quelqu’un frappe à la porte de l’appartement ; elle pâlit : « c’est mon père ». Elle veut que je me cache dans un placard. Je refuse. J’ouvre. Il entre, pipe, silence, elle propose le repas, il décline, touche à peine le verre d’eau, bourre sa pipe, dit qu’il passait l’embrasser, repart aussi vite. Burlesque et tragique en même temps. Et dans le claquement de porte je bascule dans un cynisme que je ne savais pas avoir ; elle sanglote, dit qu’elle l’a déçu, moi je prends ma veste, je serre les dents, je retourne travailler. Quelques mois plus tard je démissionne : un chèque ne suffit pas, il me fallait autre chose que je ne savais pas nommer. L’été venu, elle repart chez ses parents ; je quitte l’appartement vide et je m’accroche à une femme plus âgée rencontrée à une soirée, parfum lourd, mains sûres, rire sans gêne. Elle m’apprend le corps sans promesse. Je m’y plonge comme on entre dans une chambre dont on ferme la porte à clé. Quand je rentre chez moi au matin, je sens sur ma chemise l’odeur de sa poudre de riz. Je ne dis rien à personne. Et je comprends jusqu’où je peux aller par manque de confiance, comment je pardonne tout le monde pour n’avoir à blesser personne, comment je fabrique des mensonges aux autres et à moi-même. C’est là que je me jette dans l’art comme on se jette dans ce qui reste, pour tenter d’ordonner le chaos et voir si une forme vraie en sort. Il reste encore ce dernier éclat, plus tardif et plus cruel : un week-end mon père rentre avec une grande toile et une boîte d’huiles, cueille une rose rouge au jardin, la dessine au fusain avec une adresse inattendue, pose un fond orangé-rouge, touche la rose et laisse tout en plan. Des années après sa mort je retrouve cette toile, je la garde, puis un jour je prends un pot de gesso et je la recouvre entièrement pour peindre autre chose dessus, et je ne sais plus aujourd’hui ce que j’ai peint, comme si la mémoire posait un doigt sur les lèvres, chut. Et au fond c’est là que tout se tient : dans ce geste d’effacer pour continuer, dans l’amour et la honte, dans les pères rivaux ou absents, dans la rose noyée sous le blanc, et dans ce silence qui recommence dès qu’on a trop parlé. illustration encre, travail d'élève, 2019|couper{180}

Carnets | février

2 février 2019

Pourquoi montrer son travail. C'est souvent l'ambiguïté du métier de peintre, d'artiste en général. Nous avons un statut d'entrepreneur mais nous avons du mal à nous considérer totalement comme tel. J'ai trouvé peu de vidéos Youtube qui traitent vraiment de cette difficulté. Ou alors elles sont toujours orientées pour proposer des formations parfois coûteuses. Aussi je suis allé voir du côté des véritables entrepreneurs, ceux qui ne se cachent pas de l'être. Cela m'a mené aux techniques de marketing, à l'idée d'une persona, à la liste de mail incontournable qu'il faut de toute urgence mettre en place, à tout un tas de techniques chronophages comme par exemple l'étude des statistiques, des « ROI », etc. etc. Les vrais entrepreneurs, j'ai compris, plongent les mains dans le cambouis des besoins. Une foule, pour eux, est une carte en relief : creux, démangeaison, point sensible. Ils calent un produit dans la faille, puis oublient l'objet pour ne plus travailler que l'espace qu'il va occuper derrière le front des passants. Dans un monde saturé, ce qui fait tenir une affaire, ce n'est pas l'inédit. C'est la vitesse à laquelle l'objet se transforme en manque, puis en rituel, puis en membre fantôme du corps. Je ne méprise pas cette mécanique. Elle est limpide. L'artiste, lui, trébuche sur l'erreur symétrique. Il est persuadé que la valeur d'une toile se mesure à la sueur versée, aux heures plantées devant le châssis, au poids des reprises. J'ai vécu avec cette croyance comme avec une religion discrète. J'avais établi une hiérarchie secrète : la toile bâclée en une matinée valait moins que celle qui m'avait épuisé pendant des semaines. La lenteur était une preuve. La rapidité, une fraude. Ce système était confortable : il me permettait de fixer un prix en tournant autour de mon propre nombril, en évaluant ce que la toile faisait vibrer en moi, son importance dans mon petit théâtre intime, sans jamais me demander ce qu'elle déclenchait chez un inconnu. Des mois durant, j'ai tournicoté autour des chiffres comme autour d'un feu interdit. J'additionnais les efforts, je comptabilisais ma fatigue, j'oubliais l'évidence : un acheteur n'achète pas une crampe. Il achète ce qui le touche. Ce qui lui manquait sans qu'il le sache. La révélation est venue un soir d'accrochage, dans une salle des fêtes aux néons blêmes, silence de prétoire. Mes toiles alignées comme des prévenus. J'attendais, jouant l'indifférence, guettant les réactions en coin. Un couple s'est arrêté devant une toile que je tenais pour mineure, un écart à mes yeux, presque un péché véniel. La femme a laissé filer un « ah… » nu, sans admiration ni politesse. Le « ah… » de quelque chose qui vient remuer une ancienne douleur. Elle a murmuré : « On dirait chez mon père, quand on rentrait le soir. » Je suis resté sans voix. Heureux que ça touche. Vexé que ce ne soit pas la toile sacrée, celle qui, dans mon roman intérieur, devait remporter les suffrages. Ce soir-là, quelque chose en moi a cédé. Je sais maintenant qu'on ne vit pas d'art en traitant le désir des autres comme quantité négligeable. Il faut du pragmatisme, mais pas celui du flatteur. Le piège, je le connais, je m'y laisse parfois prendre : un matin terne, un café tiédi, je défile Instagram pour « voir ce qui se fait ». En dix minutes, mon album est plein de captures d'écran : une palette par ici, un motif par là. Je me persuade que c'est de l'inspiration. Je sais que c'est du pillage confortable. Cela supprime la peur. Cela donne l'illusion du travail en évitant soigneusement la zone où l'idée commence à coûter. Je ferme l'application comme on referme une armoire à pharmacie, avec un serrement de conscience. Aller piller dehors par peur de ce qu'on trouverait dedans, voilà la tentation la plus facile à se pardonner. Alors j'essaie l'inverse. Je cherche ce qui peut toucher, oui, mais je ne le demande plus aux réseaux. Je plonge dans ce qui résiste en moi depuis des années, dans mes fixations sans gloire, dans les images qui remontent aux heures de doute. Je ne poursuis plus l'originalité comme un drapeau, ni la beauté comme une promesse. Je cherche simplement l'accord le plus exact avec ces fantômes, en misant qu'ils effleurent quelque chose de plus large dans l'air du temps, même sans nom. Ce pari peut échouer. Il y aura des salles désertes, des regards qui glissent, des toiles sans écho. L'envie de plaire, d'être compris sur-le-champ, me prend parfois à la gorge. Mais si je déforme mon travail pour attraper ce « oui », je n'obtiens qu'un réconfort de surface. Ce que j'attends est plus furtif : qu'une toile, parfois, s'arrache à moi et cesse d'être mon reflet. Qu'elle devienne un territoire où quelqu'un entre sans passeport. Quand j'y pense, je revois la femme de l'accrochage : sa main à plat sur son manteau, comme pour se retenir, son regard immobile, ses lèvres entrouvertes. Moi, dans son dos, avec de la peinture sèche sous l'ongle du pouce, une tache bleue indélébile. Entre sa phrase et cette salissure, il y a eu un éclair où j'ai compris que le tableau ne m'appartenait plus. C'est à cet éclair que je me raccroche.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | février

01 février 2019

Le réveil sonne. Le corps encaisse le choc, se jette hors du lit avant même d’avoir pensé. Il se déplie, s’étire, baille, file aux toilettes — d’abord ça, toujours ça. Puis la cuisine. La main attrape le pot à eau sans regarder, glisse vers l’évier, le remplit. L’œil sait déjà où trouver le paquet de café. Doigts qui rincent le filtre permanent sous le robinet, le secouent, le replacent. Mesure du café : deux cuillères bombées, pas plus. Rabattre le couvercle. L’index glisse jusqu’au bouton qu’il presse, la lumière rouge s’allume. J’écoute la pendule murale. Son tic-tac régulier. L’angoisse se cale dessus, épouse son métronome. Café, puis clope dans la foulée. La journée peut commencer. Mêmes gestes, mêmes phrases intérieures. Cette peur qui rôde : si je change le moindre grain, quelque chose va lâcher. Une fois, j'ai oublié de mettre le café. Une seconde d'inattention. La main a tremblé — un frisson remontant du poignet à l'épaule, comme si ce vide dans la machine envoyait une décharge à travers tout le bras. Alors j'ai dû tout recommencer : vider le pot, rincer le filtre, reprendre depuis le début. L'eau, puis le filtre, puis le café. Dans l'ordre exact. Comme si l'ordre du monde en dépendait. Mon père disait d’une voix sans colère : ne viens pas à l’improviste, préviens-moi. Un coup de fil, ça ne coûte rien. Après la mort de ma mère, il s’était bardé d’habitudes. Chaque tâche était une case à cocher. S’il ratait un épisode de sa série parce que le téléphone sonnait au mauvais moment, c’était toute la journée qui partait en vrille. Enfin, son rituel épuisé, il appuyait sur la télécommande du volet roulant, la chambre passait à la pénombre. Il prenait son livre, s’y enfonçait. Il devenait apnéiste : quelques lignes lues, puis un court sommeil, une reprise haletante, à nouveau le noir. Plus rien ne le ramenait à la surface. Le lendemain, il repartait. Gamelle du chien rincée, le rebord de l'évier essuyé au torchon, un nouveau chaque jour, pas une goutte. Puis la course au village, sous le ciel bas ou le soleil cru frappant la plaine de Beauce. Puis c'était l'heure d'aller dans la forêt, celle entourant le château de Gros-Bois. Une heure de marche avec le chien, un boxer délicat, omnibaveux, larmoyant. Le même chemin toujours, bouleaux aux troncs pâles, hêtres décharnés, chênes vétérans, la même boue séchée à l'assaut des surgeons, des racines, le même retour. Le chien haletait. La maison restait silencieuse. Le soir tombait. Les années passaient. Souvent, j’attendais le dimanche en fin d’après-midi pour composer son numéro. « Tu ne t’ennuies pas, ça va ? » La question invariable, comme une entrée en matière foireuse. Sa voix, à l’autre bout, était plate : « Non, tout va bien. » Puis suivait un silence difficile à briser, de part et d’autre. On ne parlait de rien d'important vraiment on avait du mal avec ce silence. Puis, énervés tous les deux, on raccrochait. Une fois la communication terminée, je me sentais à la fois triste et soulagé. J’avais fait ma B.A., et lui devait être débarrassé du poids de ma sollicitude. Depuis qu’il est mort, je vois la répétition autrement : elle ne se termine pas, elle s’interrompt. Un matin, le corps ne se jettera plus hors du lit. Le filtre ne sera pas rincé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

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